Bruno Tinel
Les coordinateurs du présent numéro de La Revue Documentaires avancent l’idée que les films documentaires sur l’économie se concentrent la plupart du temps sur les effets plutôt que sur les causes des phénomènes économiques. C’est une idée que je partage. Toutefois, il faut la relativiser car ce qui est pour les uns la cause est, parfois, pour les autres l’effet. Par exemple, les trente ans de forte croissance ayant suivi la seconde guerre mondiale correspondent à l’âge d’or des politiques macroéconomiques keynésiennes, caractérisées notamment par un taux de croissance élevé de la dépense publique. Pour les keynésiens, ce sont ces politiques qui ont permis d’obtenir et de maintenir une forte croissance tandis que pour les anti-keynésiens la relation est inverse : c’est précisément la forte croissance, venue d’on ne sait où, qui a autorisé de telles politiques. Si on en reste à un tel niveau de généralité, il est difficile de départager les théories en présence. Il devient alors nécessaire de rentrer plus en détails dans le « fonctionnement » de ces théories, ce qui est rarement fait en dehors d’un cours ou d’un manuel et, bien-sûr, dans la confrontation de ces théories aux faits, ce qui est davantage effectué dans les documentaires que j’ai pu voir. Enfin, la prise en compte de l’idéologie me semble être un troisième enjeu crucial beaucoup trop délaissé dans la mesure où sa fonction-même est de rendre invisible les formes concrètes et la violence de la domination de classe.
La logique interne des théories
Il n’est pas anecdotique ou purement intellectuel de vouloir comprendre la logique interne d’une théorie économique dans la mesure où il est très difficile de percevoir un phénomène ou un mécanisme économique en dehors de toute règle de mise en ordre des connaissances et des signaux. En d’autres termes, expliciter un mécanisme économique, c’est en même temps mobiliser et faire tourner une certaine règle de mise en ordre des connaissances et des rapports de causalité, c’est-à-dire enrôler une théorie pour nous aider à interpréter le monde. Il est implicite dans mon propos que l’on a ici la volonté de soumettre le discours à un principe de cohérence car, après tout, il est toujours possible de « raconter des choses » sur le réel, c’est-à-dire d’occuper l’espace sonore et visuel, sans que la cohérence ne soit nécessairement au rendez-vous et sans que cela ne soit nécessairement gênant. De ce point de vue, je suis souvent frappé de voir combien des étudiants peuvent ne pas percevoir l’incohérence d’un discours énoncé dans les média à propos de la réalité économique, ils la perçoivent d’autant moins que ce discours prend la forme d’un lieu commun et/ou d’une composante de l’idéologie : alors qu’il le devrait, le rabâchage n’éveille pas leur soupçon. Souvent, les documentaires sont très efficaces pour rendre visibles ces incohérences. Pour en revenir à mon propos principal, l’idée est que s’il est difficile de départager deux principes de causalité concurrents, voire jouant en sens inverse, lorsqu’ils sont maintenus sous leur forme générale, comme dans l’exemple ci-dessus, cet embarras est moins prégnant dès lors que la structure de la théorie se déploie, quand ses hypothèses sont explicitées, quand ses outils internes sont rendus intelligibles sans le masque de la technicité, et que d’autres rapports de causalité appartenant à la même théorie sont énoncés. On peut prendre ici l’exemple de l’inflation. Pour les anti-keynésiens monétaristes, l’inflation résulte d’un excès de création de monnaie, sans que l’on ne sache bien comment les prix sont fixés ni par quel canal un surcroît de monnaie viendrait modifier le niveau général des prix. Et, par ailleurs, les variations de l’inflation n’auraient pas vraiment de rapport avec le niveau de l’activité, ce qui n’est pas vérifié dans les faits. Du côté des keynésiens, le niveau de l’inflation dépend du niveau de l’emploi car, les prix sont considérés comme fixés par les entreprises en fonction notamment de leur coût salarial, lequel a tendance à augmenter quand il y a moins de chômage car alors, les salariés obtiennent plus facilement des hausses de salaires. Il y a donc une relation inverse entre le chômage et l’inflation. Or, le niveau de l’emploi dépend très largement du niveau de l’activité, donc les variations du niveau général des prix sont reliées chez les keynésiens avec celles de l’emploi et de la croissance, ce qui est assez bien observé en pratique. Ainsi, pour faire simple, si dans une théorie tout marche décidément à l’envers, il vaut peut-être mieux la considérer avec circonspection. Pour reprendre notre exemple initial, on peut notamment signaler le fait que les anti-keynésiens néoclassiques (il peut exister d’autres espèces d’anti-keynésiens !) certes rejettent la thèse selon laquelle ce seraient les politiques keynésiennes qui auraient contribué à la croissance mais ils n’ont pas eux-mêmes de théorie de la croissance à proposer à la place ; ce qui, avouons-le, devient gênant une fois que la chose est dite sans fioriture.
La confrontation aux faits
Cette confrontation est fondamentale dans la mesure où les faits, même s’ils font eux-mêmes l’objet d’une certaine construction, sont sensés avoir en quelque sorte le dernier mot sur la théorie. La critique externe est en effet la reine de la critique car, elle vient consacrer l’adéquation de la théorie à son objet. Par exemple, notre mémoire collective a conservé combien les mesures de la déviation des rayons lumineux est spectaculairement venue soutenir la théorie de la relativité générale d’Einstein. Mais que s’agit-il de confronter aux faits ? Il y a, d’une part, les hypothèses de base, qui constituent le cœur de la théorie — elles sont par définition non démontrées car c’est sur elles que tout est échafaudé — et d’autre part, les résultats de la théorie qui sont déduits des hypothèses, selon des modalités qui peuvent être extrêmement variables. Ces modalités de déduction, ou pour le dire autrement, ces schèmes opératoires spécifiques, qui portent en particulier sur la manière dont les agents sont supposés interagir et sur les caractéristiques de leur environnement, appartiennent eux aussi à la théorie et doivent être interrogés à leur tour par les faits. Néanmoins, le problème le plus sérieux à propos de cette question du réalisme est qu’une partie du courant dominant en économie revendique, depuis les années 1950, l’irréalisme des hypothèses pour ne retenir, dans la confrontation aux faits, que celle des résultats. Dans cette optique, seule compte la valeur instrumentale des hypothèses : même si elles sont absurdes, des hypothèses sont bonnes si elles permettent à une théorie d’apporter des prédictions exactes. On a ici affaire à une inversion : la théorie peut donc avoir raison contre les faits du point de vue de ses hypothèses tant que ses résultats semblent plausibles ! Un tel discours est difficile à contrer car, il s’autorise tous les trifouillages possibles dans ses arrières cuisines par adjonctions d’hypothèses secondaires plus ou moins alambiquées, pourvu que ce qui en sort ait l’air acceptable. L’inversion a même lieu au point que désormais les hypothèses secondaires sont choisies de manière à ce que le cœur de la théorie colle aux faits par ses résultats. Le fait devient ainsi un simple prétexte pour célébrer la théorie. Que faire si, à en croire les tenants de cette démarche, on ne peut plus invalider une théorie en raison de l’inadéquation de ses hypothèses à son objet ? Il me semble que signaler combien il a fallu procéder à des contorsions théoriques en matière d’hypothèses secondaires et de schèmes opératoires spécifiques — dont l’existence n’a d’autre finalité que celle de sauver la théorie elle-même — suffit à contourner le problème et à révéler, s’il y a heu, le caractère douteux de la démarche.
L’idéologie
D’autant plus niée qu’elle est omniprésente, l’idéologie a maille à partir avec le discours économique savant, en particulier avec la théorie dominante, ou au moins une partie de celle-ci. L’idéologie est produite tout naturellement par les classes dominantes et par leurs fidèles serviteurs. Par définition elle consiste en un discours qui dissimule la violence des rapports de classe, si ce n’est ces rapports eux-mêmes, tout en donnant le beau rôle à ceux d’en haut. L’idéologie contribue ainsi à limiter la capacité des classes dominées à se penser en tant que telles et à agir dans leur propre intérêt contre l’ordre établi. Ce que les documentaires font souvent très bien c’est d’identifier et déconstruire l’idéologie à propos d’un objet ou d’une configuration sociale donnée. Ce qui manque parfois c’est la suite de cette affaire : quels discours et quels intérêts promouvoir ? Le caractère objectivement conflictuel et de classe des rapports économiques me semble depuis une bonne vingtaine d’années bien souvent noyé dans un discours un peu aseptisé invoquant la figure abstraite du citoyen, du peuple, ou encore des gens, voire parfois des classes populaires (ce qui commence à être un peu moins vague), tout en dénonçant telle ou telle grande entreprise ou tel ou tel lobby. L’enjeu le plus fondamental me semble être de contribuer à forger un discours de classe unificateur et porteur de radicalité, à même de dépasser l’ouvriérisme, autour duquel nos illustres prédécesseurs ont su constituer une force sociale agissante et puissante. Sans cela, aurait-on jamais eu la sécurité sociale ? Mais quel est alors le rapport avec la compréhension et l’explication des mécanismes économiques ? D’abord, on l’a dit, forger un tel discours radical renvoie au cadre théorique qui permet de le faire dans la mesure où la neutralité axiologique n’existe pas en économie. Ensuite, au-delà de la dénonciation et de la déconstruction, il me semble fondamental de pouvoir énoncer des pistes, des projets, une direction à prendre : face à l’intérêt ; la morale est peu opérante, c’est pourquoi il faut (re)constituer une force qui soit sociale et ainsi en mesure de promouvoir les intérêts de ceux qui la constituent. Assumer un discours de classe semble bien souvent impossible aujourd’hui tant l’idéologie est puissante. Toutefois, avec d’autres médias, le documentaire contribue depuis longtemps déjà à rendre visible l’idéologie, c’est un premier pas décisif.
Que faire dans l’urgence d’aujourd’hui ?
Les sujets ne manquent pas ! Par exemple, faire un inventaire et un historique détaillé des baisses de prélèvements obligatoires ayant favorisé les classes aisées, sans que pour autant le « ruissellement » de cette manne sur les « forces vives de la nation » (!) ne se fasse ressentir positivement et objectivement pour les gens ordinaires ; faire un inventaire des baisses de prélèvements accordées aux entreprises depuis 25 ans, notamment pour réduire le chômage, sans résultat probant malgré les milliards de dépense fiscale ayant heu chaque année ; montrer comment la comptabilité et la gestion publique sont de plus en plus calquées sur celles du secteur privé, ce qui modifie en profondeur le fonctionnement de nos administrations publiques, mais pas forcément dans le sens souhaité par l’essentiel de nos concitoyens ; montrer comment la loi sur « l’autonomie » des universités conduit en fait à la déstabilisation de leurs finances, à leur privatisation larvée et à une hausse programmée des droits d’inscription très difficile à assumer pour les classes modestes ; inverser le discours habituel sur l’assistanat : les chefs d’entreprise sont toujours en train de quémander des aides et des changements réglementaires par le chantage à l’emploi, et ils obtiennent très souvent gain de cause ; beaucoup d’entre eux, à la tête des grandes entreprises, sont en réalité passés par l’appareil d’État et ont bénéficié de ses écoles et de ses réseaux, voire des privatisations, pour promouvoir leur propre intérêt privé ; faire le bilan des privatisations et de la mise en concurrence généralisée des grandes firmes-réseaux au niveau européen : ont-elles réellement tenu leurs promesses en termes de qualité et de prix du service, et quid de leurs effets sur l’emploi ? Montrer encore comment le discours sur la compétitivité a acquis un caractère permanent et interroger l’efficacité de ces politiques pour améliorer les comptes extérieurs ; montrer que les déséquilibres extérieurs sont liés à l’absence de mécanisme d’ajustement à l’intérieur de la zone euro ; montrer que ce qui fait problème c’est peut-être moins le coût du travail que le coût du capital ; montrer, contre la théorie économique dominante, que les uns cumulent bonnes conditions de travail, gros salaires et bonus, alors que les autres voient leurs salaires stagner tout en ayant des conditions de travail médiocres, voire dégradées ; montrer que près d’un quart de la population active en situation de chômage, d’emploi aidé, de formes particulières d’emploi ou de temps partiel non choisi subit une baisse contrainte de son temps de travail ; il devient absurde de vouloir augmenter le temps de travail comme le préconisent certains, mais il faut au contraire le réduire de manière consciente et généralisée… Bref, on pourrait continuer la liste longuement. Il y a du pain sur la planche pour les documentaristes !
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 9, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0009, accès libre)