L'image du réel à la télévision
Franck Schneider
Lorsqu’il y a trois mois nous avons repris la publication de Documentaires, la rubrique sur l’Image du réel à la télévision devait être l’analyse d’un film ou d’une séquence symptomatique d’un certain type de documentaire, au sens large, diffusé à la télévision. Mais les dizaines d’heures de rushes diffusées depuis un mois autour de la guerre du golfe nous obligent à réfléchir sur l’absence totale de point de vue documenté durant toute cette période. Les problèmes d’éthique liés à la captation du réel font actuellement l’objet d’articles de presse, d’émissions de radio ou de télévision, de colloques ou de séminaires. Tour à tour, journalistes, philosophes, militaires ou hommes politiques ont été invités à venir s’exprimer. La télévision s’interroge sur elle-même et sur sa capacité à rendre compte d’une réalité dont elle feint de découvrir la complexité; pouvoir de l’image, responsabilité du journaliste, censure, autocensure, place du téléspectateur; chacun de ces aspects a fait l’objet de multiples commentaires et réflexions. Nous aurions tout lieu de nous réjouir de ces débats si les résultats n’étaient si affligeants.
Mais pourquoi ceux dont le métier et la vocation sont de filmer le réel, sont-ils à ce point absents de ces débats qui secouent notre bonne vieille télévision. Les exclut-on volontairement ? N’ont-ils rien à dire ? A moins qu’ils ne migrent tous en hiver sous les tropiques filmer les papous et les derniers indiens ?
Le conflit du Golfe est un formidable révélateur de la place de l’image du réel sur nos petits écrans. En 40 jours de guerre, on a pu voir plus de cent heures d’infos répétitives et insipides, que n’importe quel historien assimilera bientôt aux films de propagande, quatre ou cinq heures de magazines intelligents, que les rédactions des chaînes se refusent à appeler documentaires pour ne pas les déconsidérer au yeux du public.
Quant au documentaire, je cite au hasard, « L’Age d’or du Cinéma », « Harlem années 30 », « La Renaissance », « Enfance », « Le Tourisme Cannibale », etc., merci la SEPT de nous faire oublier le tonnerre du canon.
Ceux pour qui la renaissance du documentaire passe par la mise à l’écart de sa dimension pédagogique ou militante se réjouiront de l’absence totale de documentaires et de documentaristes au cœur des débats qui secouent notre société. Certains s’interrogent et avouent leur impuissance et leur malaise. « Peut-être faut-il recommencer ce travail terroriste qui est de faire voir l’image juste de l’horreur. Personnellement, je ne peux plus faire ce travail. Mais peut-être est-ce un travail digne de produire encore des films qui montrent des victimes, même si les victimes ne sont pas montrées comme des victimes. Il y a toute une génération qui ne peut plus faire ce travail. » 1 La lucidité de Robert Kramer m’inquiète, « …toute une génération qui ne peut plus faire ce travail. » Ce renoncement dans lequel il ne craint pas d’engager avec lui sa génération, est inquiétant parce que refoulé chez la plupart des cinéastes. Il est légitime que ceux qui ont subi l’échec relatif du film militant dans les années 1970 se tournent vers un autre type de cinéma, et qu’ils laissent le socio-politique à qui veut bien s’en préoccuper, c’est à dire en l’occurrence aux rédactions des chaînes de télévision…
Mais il ne faudrait pas que cet abandon, ce reniement peut-être, s’accompagne d’une critique active de ce type de cinéma au profit de l’apologie du documentaire « de création ».
La sortie des Cahiers du Docteur Muybridge (compte rendu des débats des seconds États Généraux de Lussas) au cœur de ce débat public sur l’éthique de l’image prête à sourire. Que dire de cette assertion en guise de présentation du séminaire sur l’éthique selon laquelle « La question de l’éthique dans le film documentaire ne saurait porter sur le contenu… » 2 (mais seulement sur la forme). Théoriquement c’est incontestable, mais pratiquement la pilule est dure à avaler. Les questions d’éthique se posent en terme similaire que l’on filme un pingouin sur la banquise ou un jeune beur à la Courneuve. Cette assertion posée comme un préalable au débat sur l’éthique est grotesque, pire elle est une insulte pour tous ceux qui continuent à se coltiner des réalités souvent difficiles au lieu d’aller filmer les pingouins. Pour ceux qui se sont sentis concernés, qui se sont demandés, que filmer en pareil situation, la guerre du Golfe a été une formidable leçon d’humilité; pour les autres une occasion de plus de se persuader que le journaliste ne sera jamais à la hauteur, que « le reporter est là pour informer, le documentariste pour faire réfléchir sur le monde » 3. Mieux vaut s’arroger une fois pour toute le monopole de la réflexion, puis évacuer le problème, plutôt que d’aller le défendre sur les terres inhospitalières de la confrontation devant le public.
Le documentariste, parce qu’il ne craint pas de revendiquer sa subjectivité, aurait certainement dérangé l’image-télé-papier-glacé, mais parce qu’il était parti exercer sa subjectivité sur la banquise en filmant des pingouin, on l’a peu vu.
- Robert Kramer, Les Cahiers du Cinéma, p. 58
- Yann Lardeau Les Carnets du docteur Muybridge, p. 11
- Les Carnets du docteur Muybridge, p. 28
Publiée dans Documentaires n°2 (page 7, Mars-avril 1991)