Réponses de Boris Lehman

1- UNE DEMARCHE ET/OU UNE DECISION

  • a- Toujours seul ? Non.
  • b- Écriture, dessin, musique (piano), golf, puzzles.
  • c- Timidité.
  • d- Équipe réduite le plus souvent deux.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- On prend une caméra et on filme, c’est simple comme bonjour.
    • b- Caméra huit ou seize.
    • c- Rien, c’est naturel, facile.
    • d- Montage : Non, c’est comme les amateurs, c’est tourné-monté.
  2. Différences et spécificités
    • a- À plusieurs, on est encouragé, on est mis aussi devant une décision à prendre.
    • b- « Outil de résistance » ? C’est pratique, facile d’utilisation, résistance à quoi ?
    • c- C’est un outil magnifique d’introspection, mieux qu’un miroir, parfait pour le journal intime ou la correspondance.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Improvisation ou préparation ? Envie immédiate.
    • b- Capter, mémoriser.
    • c- Idée préalable ? Parfois oui.
    • d- Journal filmé, sûrement.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- Intimité, complicité.
    • b- Droit à l’image : Accord tacite.
    • c- Partenariat : Sincérité, et voyeurisme (désir, curiosité).
    • d- Retournement : Oui (voir Album 1).

3- L’IMAGE

  • a- Petite caméra Super 8 Beaulieu ou Nizo, 16 mm Bolex ou Beaulieu, parfois des plus grosses (Arriflex).
  • b- Réglages ? Oui.
  • c- Matériel complémentaire : Un peu.
  • d- Une esthétique ? Oui, sans doute. Il y a la rapidité, la limite du temps des bobines (ou des cassettes) ; parfois c’est bâclé, mais ça fait partie du jeu.

4- LE SON

  • a- Ça dépend, souvent pas de son (le son se fait plus tard).
  • b- Mono toujours.
  • c- Limite technique ? Non.
  • d- Preneur de son ? Quand j’en ai un sous la main (ça peut être un ami, quand c’est délicat à enregistrer, un concert par exemple).

5- LA PRODUCTION

  • a- Autoproduction.
  • b- Décisions seul ou partagées ? C’est un échange avec les personnes filmées. C’est vrai, j’ai souvent le dernier mot (surtout dans la phase de montage).

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Oui, beaucoup de surprises, des choses pas prévues.
  • b- « Rater », vie ou cinéma ? Oui très souvent.
  • c- Oui, c’est ça.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Montage seul ? Pas toujours.
  • b- Retravailler le « direct » ? Oui.
  • c- Changement sur votre écriture ? Je ne sais pas, ce n’est pas à moi de le dire.

8- FIN DE LA SOLITUDE

On est toujours seul, même quand on est à plusieurs. Et si on est plusieurs pendant le tournage (et le montage), on se retrouve toujours seul à la fin.

9- DIFFUSION

J’accompagne toujours mes films, je les projette moi-même ; avec d’autres (amis et inconnus).

10- CONSÉQUENCES

  • a- Ma vie s’est confondue avec mes films, d’où parfois des malentendus, des sentiments étranges.
  • b- Pas beaucoup de relations avec les médias.
  • c- J’ai fait ce que j’ai pu avec les moyens que je me suis donné. Je ne regrette rien. On fait toujours des choix, donc des sacrifices.

J’ai répondu un peu rapidement et peut-être trop « désinvoltement » à votre questionnaire mais je préférerais le texte qui suit, qui répond mieux à la question. Du moins c’est ce que je pense.

On ne filme jamais seul. Je ne filme (presque) jamais seul. J’ai déjà dit bien souvent que je filme pour ne pas être seul. Le cinéma, contrairement à l’écriture, la peinture, la musique, est un art social ; (mais même l’écrivain a besoin un moment d’être lu, d’avoir un lecteur, idem pour le peintre, le musicien, etc.). Pour filmer, on a besoin de quelque chose en face de soi ou de quelqu’un : une banane, une tasse de café, un paysage, une femme.

Bien entendu, on peut filmer seul, se filmer, tenir sa caméra comme un crayon, prendre des notes, mais c’est vite lassant, ennuyeux, sans intérêt. Tout cinéaste a expérimenté cela : filmer ses pieds, se filmer dans un miroir, etc. Pour moi, c’est un cas limite, une voie sans issue, proche de l’autisme.

Ce qui est important c’est l’échange, le lien qu’on peut faire avec la caméra. La caméra est un medium qui permet la relation avec le monde.

Pour cela il ne faut pas s’encombrer, être entouré d’une équipe trop importante. Il ne faut pas « déranger » l’autre, avec du gros matériel, des éclairages violents, des techniciens, il ne faut pas répéter, il faut aller vite. (Sauf bien entendu si on est dans un autre type de cinéma, commercial, industriel, avec des scénarios, des acteurs, des décors, des trucages, etc.)

Ça a toujours été mon principe de filmage, la caméra n’étant qu’une excroissance de mon propre corps, de mon œil, de mon regard.

Évidemment, le jour où j’ai décidé d’être dans l’image, de jouer moi-même (autoportrait par procuration ?), j’avais aussi besoin de quelqu’un derrière la caméra, une espèce de double de moi-même.

Alors évidemment ça a posé quelques problèmes, car on ne veut pas trop se laisser mettre en scène par l’autre, mais ça se discute, et l’autre n’est pas toujours juste un exécutant. Il peut y avoir conflit mais ça peut être aussi positif et productif.

Dans mon cas, j’ai donc retourné la caméra vers moi et la chose documentaire s’est orientée vers la fiction. J’ai souvent mis la caméra sur un trépied pour mieux maitriser l’espace dans lequel on me filmait, dans lequel je pouvais jouer, et j’ai appliqué les mêmes conditions, les mêmes contraintes pour les autres.

J’ai travaillé (dans les années 1960 et 1970) dix-huit ans avec des malades mentaux (au club Antonin Artaud, à Bruxelles) et j’ai donc acquis une bonne expérience de travailler avec des non professionnels et quand j’ai fait mes propres films, j’ai continué de la même manière, en essayant de me passer des vrais professionnels. Aussi pour des raisons économiques, bien sûr.

En définitive, le mot qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est le mot liberté. Autonomie aussi car j’utilise mon propre matériel, on ne doit dépendre de personne (surtout pas d’un producteur) ; il faut que l’idée devienne, soit, littéralement le film, qu’il n’y ait aucun intermédiaire. Passer à l’acte plutôt que de réfléchir. Ne (presque) pas savoir ce que l’on fait. C’est la raison pour laquelle je ne travaille jamais avec un scénario écrit, un plan de travail, qui pourrait me limiter, m’emprisonner dans des styles et des manières de faire. Mais bien entendu, c’est toujours un risque. Risque de mal faire, de dévier, divaguer, se perdre, se tromper.

Si je dis : je ne travaille jamais seul, je reste toujours seul. Seul avec tout le film sur le dos, que je porte du début jusqu’à la fin, et que je cumule toutes les fonctions (écriture, image, son, montage, production…) que je porte le film dans tous ses détails (étalonnage, générique, projection) comme seul responsable du produit final.

Mai 2015


Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 252, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)