1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
J’ai été photo-reporter en France et à l’international pendant dix ans, travaillant pour des agences de presse et des magazines. Photographe est un métier solitaire.
Cette longue période a été extrêmement riche pour moi et a défini ma façon de travailler aujourd’hui, en tant que réalisatrice.
Dans le cadre d’une commande photographique, un magazine attend du photographe un regard d’auteur, mais aussi une capacité de raconter une histoire en quelques images.
À partir du moment où l’on maîtrise totalement la technique et que l’on fait corps avec son moyen de captation, il est alors possible de se consacrer à l’essentiel : l’humain, les sensations, les sons, les mots.
Mon premier film a été le prolongement d’un travail photographique autour de la communauté chinoise clandestine. J’ai rencontré M. et Mme Zhang en 2009 et ai commencé à photographier leur histoire, quotidiennement.
Très vite, j’ai ressenti le cadre de la photographie comme un enfermement. L’histoire que je voulais raconter nécessitait d’entendre la couleur de leurs voix. Il fallait donner corps à leurs personnages et à leur environnement. J’ai alors décidé de m’ouvrir à une autre forme de narration et de donner de l’ampleur à leur propos, autant qu’au mien, en réalisant un film.
Dans ce documentaire, j’ai d’abord tourné seule. Puis nous avons enrichi le tournage avec un collègue photographe et sa deuxième camera.
Depuis, je continue à travailler sur ce même dispositif : je cadre toujours seule et suis soutenue par un ingénieur du son, selon les contraintes et les projets (films au long court « personnels » ou commandes).
2- TOURNAGE
- La toute première fois
Mon premier film M. et Mme Zhang a été décisif dans ma façon de travailler.
D’abord, d’un point de vue pratique et financier.
Parce que je voulais élargir le cadre de la photographie, parce que je n’avais aucune expérience de la réalisation et des réseaux de production, parce que l’histoire que je voulais raconter était une tentative incertaine, hasardeuse et longue, je suis allée au plus simple : je travaillais au 5D et maîtrisais parfaitement ce boîtier. Il me semblait que c’était le moyen le plus simple de passer de l’image fixe à l’image animée.
Je souhaitais pouvoir me permettre une liberté de tournage (filmer quand je le souhaitais, autant que je le souhaitais), sans dépendre de qui que ce soit. Filmer seule coulait donc de source.
Parallèlement, filmer seule (ou parfois à deux), avec un petit matériel de tournage, dans le cadre de ce film très intimiste me permettait d’être proche des personnages.
Pour moi, entrer dans leur intimité impliquait cette proximité physique : proche, très souvent présente, infiniment à l’écoute, c’est faire partie du décor, au point de me faire oublier.
C’est au bout d’une année de tournage que j’ai fait la démarche d’aller vers un producteur (What’s Up Films) qui m’a fait confiance et soutenue pour poursuivre le tournage, travailler avec un monteur et trouver un diffuseur. Arte et What’s Up Films ont coproduit le film (52 mn, diffusé en 2013). M. et Mme Zhang a été projeté dans de nombreux festivals et a gagné plusieurs prix en France et en Europe.
- Différences et spécificités
Je n’ai jamais tourné à plus de deux. Pour le moment, ce dispositif me convient, particulièrement d’un point de vue humain. J’aime la discrétion d’une petite équipe qui se fait oublier. J’aime être seule et précisément là pour capter le réel, me laissant imprégner et porter par les scènes auxquelles je fais face, sans intervenir ni diriger. Dans ces moments-là, la réalité devient du cinéma. Cette réalité qui nous enferme, que nous subissons souvent, devient une matière à creuser et modeler, pour tendre vers l’imaginaire.
Je ne ressens donc pas la caméra comme un outil de résistance, du moins pas dans le sens « d’engagement » ou de « dénonciation ».
S’il y a résistance, c’est plutôt d’un point de vue intime et psychologique : la caméra ouvre la parole, permet parfois un lâcher prise pour les personnes filmées.
En cadrant et réalisant, je cherche à casser cette « résistance », pour être au plus près de ceux que je filme, dans la sensation, dans l’émotion, dans l’impalpable.
Je pense que si le désir est commun de filmer et d’être filmé, si la confiance est totalement établie entre moi et mes « personnages », alors, il n’y a plus de résistance, chacun peut être soi-même et se retrouver en l’autre.
Pour autant, mes films parlent bien sûr de la société qui nous entoure, de conflits, d’injustices. Tout film est politique et s’inscrit dans un environnement social…
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- Je passe beaucoup de temps avec les personnages que je filme pour mes documentaires. Des heures, des jours. Pour faire partie du décor, pour gagner leur confiance, pour comprendre ce qui les anime, pour parler avec eux et les connaître le mieux possible.
Le documentaire est une écriture fragile.
Connaître la façon dont quelqu’un se comporte, se déplace, communique rendra le tournage plus fluide, plus instinctif.
Pour moi il ne s’agit que d’improvisation, dans le pire comme dans le meilleur… J’observe, je m’adapte à la réalité, je me fonds dedans… ou je cours derrière !
Bien sûr, je cherche des choses en particulier, des cadres, des gestes, des discussions liées à des thèmes particuliers, mais je ne les incite jamais. C’est quelque chose que je ne sais pas faire. Diriger, provoquer… c’est impossible pour moi.
- Je passe beaucoup de temps avec les personnages que je filme pour mes documentaires. Des heures, des jours. Pour faire partie du décor, pour gagner leur confiance, pour comprendre ce qui les anime, pour parler avec eux et les connaître le mieux possible.
- Filmeur/filmé
- Je suis dans un rapport très intime avec mes personnages. Ils m’émeuvent, me questionnent, touchent toujours quelque chose de profond en moi, peu importe la culture, l’âge, la langue, le milieu social. Ils m’apprennent beaucoup sur eux, mais aussi sur moi-même.
C’est ce que j’essaie de faire émerger dans mes films.
J’ai passé deux ans à filmer des travailleurs du BTP. Des centaines d’hommes dans un chantier titanesque. Il a fallu que je me rende à l’évidence : par de nombreux aspects, ces hommes me ressemblent. Je retrouve une part de moi, en eux.
- Je suis dans un rapport très intime avec mes personnages. Ils m’émeuvent, me questionnent, touchent toujours quelque chose de profond en moi, peu importe la culture, l’âge, la langue, le milieu social. Ils m’apprennent beaucoup sur eux, mais aussi sur moi-même.
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
Par cette façon de travailler, en immersion, sincère et engagée, je n’ai jamais eu à me confronter à des refus d’être filmé. Et si cela devait se produire, je n’imposerais rien pour forcer ou convaincre quelqu’un. Je pense vraiment qu’il faut une envie mutuelle du filmeur et du filmé pour être dans un rapport de confiance et de lâcher prise.
Même si je suis très proche des personnes que je filme, je n’ai jamais souhaitée qu’ils me filment en retour ou filment des séquences du film eux-mêmes.
3- L’IMAGE
Pour l’instant, je travaille toujours au 5D, sans éclairage. Toujours en manuel. Je règle donc l’ouverture et la vitesse, la sensibilité… avec des optiques très lumineuses qui permettent une belle profondeur de champs et de filmer en basses lumières. Mais je n’utilise pas les flous de manière systématique et esthétisante… Je travaille au pied et à la crosse, presque toujours en plans fixes. Je pense que j’ai gardé mes réflexes de photographe : le cadre est posé.
Bien sûr, filmer seul apporte une esthétique particulière, ne serait-ce que dans l’obligation de faire des choix de cadres, de rythmes… et d’être porté par son seul regard, son seul instinct.
4- LE SON
Lorsque je travaille seule, j’ai un micro caméra et deux HF. Cela me demande beaucoup d’énergie et de concentration. Et les loupés sont nombreux (les piles, les câbles, le vent, la résonnance…). On connaît les limites de travailler au 5D.
Malgré ces aléas, la venue d’un ingénieur du son n’est cependant pas systématique pour moi, mais je me questionne beaucoup sur cet aspect du tournage.
D’une certaine manière, la présence d’un technicien me soulage énormément d’un point de vue technique. Et évidemment la qualité du travail qu’il apporte est fondamentale, puisque le son donne une ampleur supplémentaire à la narration. Sans compter l’aspect très plaisant de pouvoir échanger autour du film, des séquences, des personnages avec lui.
Parfois, cependant, je me sens plus libre seule. Et il me semble réussir à capter des scènes plus facilement dans cette configuration. Je n’ai pas encore trouvé la solution idéale.
5- LA PRODUCTION
Je travaille avec la même production depuis mon premier film. Bien sûr nous échangeons énormément. Lorsqu’il s’agit de films de « commande », la structure du tournage est très cadrée (jours de tournage, ingénieur du son, montage, idées de séquences). Pour des films plus personnels, je fais part de mes idées, de mes avancées, de mes doutes de manières assez régulières, mais sans excès. Je sais assez précisément ce que je cherche et où je veux aller.
Je trouve que le moment le plus important est lors du premier visionnage d’un début de structure, en salle de montage. L’angoisse et l’excitation de savoir si on arrive à emmener le producteur dans notre histoire.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
Je me dis tous les jours que j’ai une chance inouïe de faire ce métier. Raconter des histoires, découvrir des mondes, des vies, des personnes magnifiques. Partir en tournage me comble, peu importe l’heure du jour ou de la nuit, la fatigue, le trajet, le climat.
Tourner des documentaires pendant un ou deux ans demande un investissement, un engagement, une présence importante sur le terrain et dans les rapports humains.
C’est bien sûr souvent épuisant. Il y a les doutes, la fatigue, la nécessité de tenir la longueur, les contraintes techniques, les rendez-vous manqués, la vie personnelle qui prend le dessus, le manque de concentration, l’angoisse de ne pas arriver au résultat qu’on imagine.
En tournage, bien sûr il arrive des ratés. Souvent. Mais je suis assez tranquille par rapport à cela. Comment tout maitriser ? Je pense qu’il faut être un peu indulgent avec soi-même… Tout est rattrapable… Et une erreur sur le terrain ou un manque dans les rushes peut aussi amener à d’autres réflexions quant à la narration.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
Je travaille avec un monteur. J’aime infiniment la période de montage. Échanger, se confronter à la matière, structurer l’histoire, déconstruire la chronologie, donner corps aux personnages…
Le binôme formé avec le monteur est vraiment essentiel. J’aime l’idée que dans des heures de rushes, un film est caché et ne demande qu’à émerger. Pour moi qui filme des documentaires « d’auteur », c’est le moment où la réalité brute devient du cinéma.
8- FIN DE LA SOLITUDE
Au montage. Tout le reste du temps, même entourée de la meilleure des productions, des meilleurs techniciens, des meilleurs amis, curieux et intéressés, même avec tous ces gens qui m’entourent, avec lesquels j’échange, je ris, je doute, je me sens seule avec mon film.
En salle de montage, j’ai l’impression d’enfin pouvoir partager, dans une énergie de construction. Pour moi, c’est le moment le plus fragile, mais aussi le plus excitant, le plus intime.
9- DIFFUSION
Je suis en train de monter mon deuxième film depuis M. et Mme Zhang. Entre temps, j’ai travaillé sur des films moins personnels, de commande, qui ne nécessitaient pas qu’ils soient accompagnés.
Pour M. et Mme Zhang et pour celui-ci, je pense que ce sera le même principe : des présentations en salle et en festivals, seule ou parfois avec la production.
J’aime beaucoup ces moments d’échange avec les spectateurs.
10- CONSÉQUENCES
J’ai parfois vécu avec mes personnages plus qu’avec mes proches. Même quand je m’arrête de tourner, d’écrire, le film est là, en sous-marin. Jusqu’à la première projection, il prend toute la place.
Parfois c’est difficile, bien sûr. On a besoin d’échanger, d’avancer sur le film… et on se sent parfois très seul, perdu dans des questionnements de sens, de fond, de forme. On a envie d’être fier, d’être en accord avec soi-même…
Sortir un film de soi, qui nous ressemble, ça remue beaucoup de choses. Tout le monde n’est pas en mesure de comprendre cela.
J’ai dû accompagner M. et Mme Zhang à sa sortie et assez longuement après, aussi bien dans les médias que dans les festivals. Je trouve ces moments précieux. Ils permettent de mettre des mots sur le projet, de parler de soi et de son rapport au film, d’approfondir des questionnements… et de clore la période intense de création, un peu moins brutalement.
Je suis très intéressée par les nouvelles écritures expérimentées aujourd’hui. Toutes les recherches visuelles sont envisageables (la vidéo, la photo, les animations, l’introduction de dessins, d’effets…) et permettent de détourner les codes et la grammaire du cinéma classique.
Tous les jours, quand je suis en tournage ou en montage, je me dis que tout autre réalisateur qui aurait été là, à ma place, aurait fait un film complètement différent. C’est quelque chose qui me fascine.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 310, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)