0- POURQUOI FILMEZ-VOUS SEUL-E ?
Je filme seule car je ne suis pas passée par une école de cinéma ou une autre formation professionnelle dans ce domaine, ce qui m’aurait permis de rencontrer des collaborateurs et d’évoluer dans les circuits plus « classiques » de la production de cinéma, où l’on travaille en équipe. Je suis plutôt entrée dans le cinéma par un milieu « alternatif », où l’on bricole avec trois bouts de ficelles, et où ce que l’on fait n’est absolument pas rémunérateur. Mais j’ai trouvé là une grande exigence et une liberté dans la création. Je me suis équipée de manière à pouvoir me déplacer et travailler seule. Cela m’a paru assez naturel au début. J’étais assez proche du milieu des arts plastiques, où les démarches sont plutôt individuelles. Il y a aussi une volonté forte de ne pas être dépendante, d’une équipe, de contraintes matérielles, de financements… Filmer seule, c’est pour moi être autonome.
1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours ? Oui, j’ai appris en filmant seule.
- b- Pour gagner un peu d’argent et me faire la main, j’ai monté une petite boite avec laquelle je réalise des films de commande pour des musées, des artistes, des musiciens… Je travaille là aussi seule de A à Z. Mais les limites du travail en solo sont vite arrivées, notamment pour les captations de concerts ou autres travaux qui nécessitent plusieurs caméras. Le statut me pose aussi problème, surtout d’un point de vue idéologique ; l’auto-entreprenariat, et autres entreprises individuelles, sont le fruit d’une politique libérale : des travailleurs isolés, éloignés des syndicats, exonérés de cotisations sociales donc concurrentiels, etc. Pour ces raisons, je ne veux plus de ce statut. Pour cette activité artisanale, je vais opter soit pour le portage salarial, en complétant avec d’autres activités salariées, soit pour l’intermittence du spectacle en travaillant à plusieurs dans une boîte de production.
- c- Cela s’est fait sans réelle décision. J’étais en école d’art au moment où le matériel vidéo commençait à devenir accessible. J’ai d’abord bidouillé des trucs dans mon coin ; des choses assez expérimentales, qui questionnaient le médium vidéo même, en regard avec le cinéma argentique. Cette étape était nécessaire pour moi, j’avais besoin de bien identifier les outils avec lesquels je travaillais, de connaitre leur histoire, leurs spécificités techniques et esthétiques, avant de me lancer dans le documentaire.
- d- Oui, il m’arrive de donner la main à des amis sur des tournages, en studio ou en extérieur, mais toujours au sein de petites équipes, où tout le monde se connait.
- e- Je travaille seule sur mes projets et de temps en temps je co-réalise des vidéos ou vidéo-tracts pour une organisation politique. Nous travaillons à plusieurs et les vidéos sont publiées au nom du collectif.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a-b- J’étais partie pour six mois en Pologne pour étudier aux Beaux-Arts de Cracovie. Un ami (Olivier Dutel), amoureux de la pellicule, m’a envoyé un colis contenant une caméra Beaulieu Super 8 et une quinzaine de films vierges, en me disant : « Rapporte-moi quelque chose de là-bas ».
- c- C’était super. J’ai arpenté la ville et ses alentours en essayant de capter ce qu’il s’y passait. J’ai tout de suite eu conscience que c’était une chance et un très bon exercice d’apprentissage de tourner pour la première fois en pellicule et sans pouvoir enregistrer le son, car j’appartiens à la première génération du tout vidéo-numérique. Le fait d’être seule dans un pays étranger que je découvrais au fil des semaines a créé une relation forte avec la caméra. Je ne connaissais pas grand monde, ni la langue au début. J’ai beaucoup marché, observé, regardé, et la caméra était l’objet avec lequel je cadrais cette expérience. Lorsque j’appuyais sur le déclencheur et que j’entendais le défilement du film, quelque chose d’intense se passait. Je n’aurais pas rêvé mieux comme initiation au « filmage » !
- d- Bien qu’ayant essayé de faire du tourné-monté, j’ai tout de même dû faire quelques collages pour structurer le film. Heureusement, j’ai des petites mains et de la patience, car le Super 8 est assez délicat à manipuler… Le film a été projeté dans un cinéma associatif formidable dans lequel je travaillais ; Le Gran Lux à Saint-Étienne, géré par Olivier Dutel et Gaëlle Joly.
- Différences et spécificités
- a- Dans certaines circonstances, un dispositif de tournage en équipe peut avoir un aspect imposant, voire agressif vis-à-vis des personnes filmées. En étant seule, je suis plus facilement à la même hauteur que les personnes que je filme. Il y a un aspect moins professionnel, moins intimidant. Même si l’objectif de la caméra et le micro sont toujours là, le dispositif technique est plus discret. C’est alors la relation humaine qui prime et la caméra devient le témoin de cette relation. J’aime aussi, lorsque je m’installe et fais mes réglages, décrire ce que je fais techniquement. Je dis à voix haute les questions que je me pose sur le choix du cadre, de la place de la caméra, etc. C’est une manière d’intégrer la (les) personne(s) à la réalisation. C’est comme un médecin qui vous explique ce qu’il vous fait ou ce qu’il vous prescrit, c’est plus agréable et on ne se sent pas exclu de « l’acte » en tant que patient. Le savoir est mis en partage, et il n’y a pas de rapport de domination. La personne filmée, moins inhibée, va plus aisément prendre sa place de co-auteur dans l’échange.
L’avantage lorsque l’on travaille à plusieurs (ne serait-ce qu’à deux), c’est que l’on réfléchit et se questionne ensemble. L’un pense à une chose à laquelle l’autre n’aurait pas pensé, ou apporte une compétence que l’autre n’a pas. Nous remettons en question mutuellement nos angles d’approches et méthodes de travail. C’est très enrichissant. Mais pour que cela fonctionne, il faut que nous ayons des affinités sur le plan esthétique, ou ad minima sur le plan politique. Lorsque je suis seule, c’est souvent plus long… on va dire moins efficace en termes de productivité ! C’est une relation plus instinctive au projet. J’avance de manière empirique. Le temps de l’élaboration est plus long, et peut rester longtemps au stade de brouillon. Ces errements ont aussi leur importance, car ils sont pour moi le temps de la recherche, de la compréhension d’un sujet et de la maturation d’une pensée. Mais l’envie de travailler à plusieurs se fait de plus en plus forte chez moi. J’ai envie d’apprendre, de me discipliner, et surtout, de pouvoir me concentrer sur la réalisation. En effet, lorsque l’on s’occupe de l’organisation, de la préparation, de l’image, du son, de mener des entretiens… on a « la tête dans le guidon » et on a du mal à voir le projet dans son ensemble. J’ai souvent tendance à reporter au temps du montage des choix qui devraient être faits à l’écriture et au tournage. - b- Je l’associe surtout à sa légèreté, sa mobilité, et son accessibilité. Aujourd’hui, la plus part des smartphones sont équipés de (très) petites caméra. Il y a donc des millions de personnes qui ont une caméra dans leur poche. Alors que les inégalités s’accroissent, y a-t-il pour autant une explosion du nombre de films militants ? Je ne sais pas. Je constate que ces nouveaux outils sont pensés pour être des terminaux de diffusion et des moyens de reproduction de la pensée dominante ; entreprise de soi, individualisme concurrentiel, bêtise et performance. Ces outils, (dans lesquels des logiciels sont intégrés), pourraient être des outils de résistance si une éducation sérieuse nous permettait de nous en servir intelligemment. Si nous laissons aux multinationales le soin de nous apprendre à faire des images avec ces outils, leur potentiel d’émancipation devient très mince.
- c- Un outil de recherche et de mémoire. Besoin de comprendre ce qui m’entoure par l’acte de filmer (un regard choisi, une durée déterminée) et d’en garder une trace.
- a- Dans certaines circonstances, un dispositif de tournage en équipe peut avoir un aspect imposant, voire agressif vis-à-vis des personnes filmées. En étant seule, je suis plus facilement à la même hauteur que les personnes que je filme. Il y a un aspect moins professionnel, moins intimidant. Même si l’objectif de la caméra et le micro sont toujours là, le dispositif technique est plus discret. C’est alors la relation humaine qui prime et la caméra devient le témoin de cette relation. J’aime aussi, lorsque je m’installe et fais mes réglages, décrire ce que je fais techniquement. Je dis à voix haute les questions que je me pose sur le choix du cadre, de la place de la caméra, etc. C’est une manière d’intégrer la (les) personne(s) à la réalisation. C’est comme un médecin qui vous explique ce qu’il vous fait ou ce qu’il vous prescrit, c’est plus agréable et on ne se sent pas exclu de « l’acte » en tant que patient. Le savoir est mis en partage, et il n’y a pas de rapport de domination. La personne filmée, moins inhibée, va plus aisément prendre sa place de co-auteur dans l’échange.
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- Improvisation ou préparation ? Les deux. Au quotidien, lorsque je vois quelque chose de beau ou qui entre en résonance avec mes préoccupations du moment, je filme avec un compact numérique que j’ai toujours sur moi. Le numérique me permet de filmer, sans que les rushes soient destinés à un montage précis. Je constitue une réserve de plans qui seront peut-être montés plus tard. Cette collection de plans est assez hétérogène ; on peut y trouver une adolescente en train de manger des chips à l’huile de palme devant la télé, une grand-mère qui fait ses comptes sur un cahier, des abeilles qui travaillent, des syndicalistes qui boivent le canon à la buvette mobile après une manifestation, un homme qui essaye de colmater une bassine en métal qui fuit, des supporters de foot dans un bar… Au fil du temps, cette collection s’étoffe et des connections de sens se forment entre les plans.
Lorsque je tourne dans le cadre d’un projet défini, j’essaye de me restreindre, car j’ai tendance à beaucoup tourner. Par exemple, lors d’un entretien, j’aime bien laisser tourner la caméra « entre les prises », car à ce moment la personne filmée n’est pas en représentation. Mais cela implique un travail de dérushage et de montage plus long, et aussi une capacité de stockage de données importante.
Dans le cadre de commandes extérieures, j’essaye de penser en termes d’efficacité et de montage. Là, pour n’avoir ni trop, ni trop peu de matériaux, je n’ai pas de recette magique. C’est un dosage subtil que j’apprends avec l’expérience ! - b- Dialoguer, capter, enregistrer, mais pas voler. Je vole seulement dans les supermarchés, car c’est interdit de filmer.
- c- La plupart du temps je tourne sans idée précise de montage. J’ai un leitmotiv, une idée autour de laquelle j’ai l’envie de rapprocher des éléments, mais je n’ai pas de thèse et de plan de montage défini à l’avance. C’est un peu nébuleux, je le reconnais… mais ne pas trop définir les choses, c’est aussi ne pas les fermer. Pour mon prochain projet, je veux faire l’expérience d’une écriture plus aboutie, d’un scénario. Je dois passer par là pour progresser.
- d- Pour l’instant pas de méthodes ou de formes récurrentes.
- a- Improvisation ou préparation ? Les deux. Au quotidien, lorsque je vois quelque chose de beau ou qui entre en résonance avec mes préoccupations du moment, je filme avec un compact numérique que j’ai toujours sur moi. Le numérique me permet de filmer, sans que les rushes soient destinés à un montage précis. Je constitue une réserve de plans qui seront peut-être montés plus tard. Cette collection de plans est assez hétérogène ; on peut y trouver une adolescente en train de manger des chips à l’huile de palme devant la télé, une grand-mère qui fait ses comptes sur un cahier, des abeilles qui travaillent, des syndicalistes qui boivent le canon à la buvette mobile après une manifestation, un homme qui essaye de colmater une bassine en métal qui fuit, des supporters de foot dans un bar… Au fil du temps, cette collection s’étoffe et des connections de sens se forment entre les plans.
- Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
- a- Respect en premier lieu. Quelle que soit la personne.
- b- Je ne filme jamais une personne en particulier sans son accord.
- c- La sincérité et la collaboration sont essentielles dans le sens où la personne filmée doit elle aussi avoir le désir de faire le film. Le désir de construire quelque chose avec moi. Dans le cadre de commandes pour des institutions culturelles, le filmé et moi étions parfois tous les deux dans une sorte d’autocensure pour adhérer à la forme et au discours que l’institution attendait. Cette « non-sincérité » est devenue pesante.
- d- Retournement : Oui, c’est arrivé plusieurs fois, mais je n’ai jamais exploité les images (d’une manière générale, je n’aime pas me mettre en scène dans les films). Ça arrive souvent avec les enfants. J’aime qu’ils passent derrière la caméra, pour voir comment on « voit dedans ». Ça les aide à comprendre ce que je fais.
3- L’IMAGE
- a- Tout automatique ? Non, j’aime pouvoir choisir l’image que je fais.
- b- J’utilise tous ces réglages. Il m’arrive dans certaines circonstances d’utiliser l’autofocus, lorsque je me déplace ou qu’il y a beaucoup de paramètres à gérer en même temps. On est parfois obligé de faire des choix de priorités.
- c- Je filme presque toujours sur trépied. Rarement d’éclairages, si ce n’est une lampe de bureau ou une minette fixée sur la caméra.
- d- Une esthétique ? Oui dans le sens où les conditions techniques de tournage induisent une sobriété ; pas de mouvements de caméra sophistiqués, pas d’éclairage de cinéma « léchés », pas d’animation et d’habillage numérique, etc. Avoir un matériau et une grammaire rudimentaire me convient très bien. Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?
4- LE SON
- a- J’utilise un micro directionnel fixé sur ma caméra. Parfois j’aurai vraiment besoin d’un micro HF ; lorsque la personne filmée se déplace (difficile d’avoir un son uniforme) et pour certains entretiens (le son est meilleur, on n’a pas la résonance de la pièce).
- b- Stéréo.
- c- Je suis vraiment coincée quand il s’agit de filmer une conversation à plusieurs, une réunion… Mais c’est le même problème pour l’image. Il faudrait deux caméras pour pouvoir faire des raccords…
- d- Preneur de son ? Je vais en avoir besoin très bientôt, pour filmer des groupes, et pour avoir ce qui se dit hors-champ.
5- LA PRODUCTION
- a- Pour l’instant je travaille en autoproduction. Mais je ne demanderais pas mieux que de dialoguer avec un producteur. J’ai besoin de ce dialogue pour faire évoluer mon travail, mes méthodes. Filmer seule en autoproduction peut ouvrir une liberté infinie sur le plan de l’écriture, de la forme, du propos, des délais… Mais peut-être cette liberté est trop grande pour moi au stade où j’en suis. Sans doute vais-je devoir passer par une école ou résidence d’écriture pour acquérir de la méthode et rencontrer les personnes qui pourront m’accompagner.
- b- Décisions ? Je travaille seule mais j’échange beaucoup avec des amis, cinéastes ou non, avec lesquels j’affine mon projet au cours de discussions informelles. Il m’arrive aussi de faire appel à eux en cours de montage pour visionner le film, lorsque je n’ai plus assez de recul et n’arrive plus à prendre de décisions. Je leur demande conseil, mais au final, c’est toujours moi qui prends les décisions.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a- Ravissement ? Oui. Par exemple, seule en forêt. Je prends le temps qu’il faut. Je travaille en silence. Ma sensibilité est accrue. J’aime beaucoup ça.
- b- « Rater » ? Lorsque je filme des scènes de groupe et que plusieurs personnes parlent, j’ai conscience que le matériau va être difficile à monter, voire inexploitable, en raison de la source unique de prise de vue et de son.
- c- J’ai plus une timidité à l’égard du cinéma commercial. Peur de ne pas être capable de rentrer dans ses normes. J’ai beaucoup de mal à séparer ma démarche cinématographique de ma démarche politique. Si je dois faire un film de communication, servir une cause à laquelle je n’adhère pas, c’est très dur, même si je suis payée pour le faire.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
- a- Monter seule ? Oui.
- b- Retravailler le « direct » ? À part un léger travail sur le son, quasiment jamais. Sur la chronologie bien sûr, pour des questions de montage.
- c- Changement ? Aucun, étant donné que j’ai commencé à travailler seule. J’attends plutôt un changement venant de l’écriture à plusieurs. Il m’est arrivé quelques fois de coécrire, et j’ai beaucoup apprécié l’expérience. Être dans le dialogue permanent, se voir questionné sur chacune de ses propositions, c’est très constructif. C’est aussi s’enthousiasmer ensemble lorsque l’écriture avance, qu’une idée est trouvée ou un problème résolu. Aussi, dans les moments de doute ou de blocage dans l’écriture, nous rions beaucoup, car nous plaisantons en disant toutes les idées qui nous passent par la tête, même les plus absurdes, et la situation finit par se débloquer. L’énergie qui nait de la mise en commun de deux esprits, de deux visions est très stimulante. Seul, l’énergie est plus intérieure, et pour être tout-à-fait honnête, parfois difficile à trouver. Il faut une grande ressource et une exigence personnelle pour s’organiser, tenir les objectifs que l’on s’est fixé. À deux, nous sommes obligés de planifier les séances de travail, d’être rigoureux dans l’organisation. C’est dans le dialogue que la structure du film prend corps. Les idées se répondent, le contenu et la forme s’affirment par les propositions et contre-propositions. Les désaccords sont mis à profit d’une construction dialectique. Seule, les idées fluctuent et les choix mettent du temps à venir, mais je garde une marge de liberté plus grande. Après, il faut savoir se débrouiller avec cette liberté.
8- FIN DE LA SOLITUDE
Très rarement, seulement lors de commandes extérieures. Mais j’aimerais pour mon prochain film faire la tentative de sortir de l’autoproduction, et faire appel à cadreur et un preneur de son.
9- DIFFUSION
- a- Je n’ai pas de producteurs et encore moins de distributeur. Mes films (le peu que j’ai fait pour l’instant) sont diffusés dans des salles de cinéma locales, des centres sociaux, des festivals, des musées et centres d’art. Le rapport avec le public est très simple, j’aime dialoguer et partager. Mais je ne diffuse pas mes films sur internet. Je tiens au contexte de présentation. Je suis très attachée à la salle de cinéma et aux échanges qui s’y tiennent.
- b- Présenter vos films ? Seule, si je les fais seule.
10- CONSÉQUENCES
- a- Le fait que je filme seule, que je sois une femme, et de surcroit jeune, entraine peut-être un manque de considération. J’ai été vue d’avantage comme une professionnelle le jour où j’ai travaillé avec une boîte de production (par ailleurs uniquement composée d’hommes…).
Il m’est arrivé plusieurs fois de faire face à des préjugés lors de tournages. Par exemple, un homme que je voulais interroger dans la rue, me demande pour quelle chaîne de télé je travaille. Je lui réponds que le film n’est pas destiné à la télé et que je suis indépendante. Il me répond : « C’est pas possible, t’as une caméra pro ». Je lui réponds que c’est la mienne, et que c’est tout à fait possible puisque je suis en face de lui. Il me dit « Ah, c’est pour ton école alors ? ». Moi : « Non, je ne suis pas à l’école, je travaille et je fais des films ». Voyant que ça avait l’air de le contrarier, je lui montre un ami (costaud et barbu) qui était à quelques mètres et lui dit « Ça te poserait autant de problèmes si c’était lui derrière la caméra ? ». Il me répond : « Non, ça paraitrait déjà plus normal ». J’ai compris que le cinéma était encore beaucoup une affaire d’hommes et de professionnels… Et pour finir l’anecdote, après avoir passé dix minutes à justifier ma légitimité à faire ce que je faisais, il admet enfin que je puisse le filmer et l’interroger. Lorsque je coupe la caméra, il me tend sa carte de visite en me disant « J’ai du boulot pour toi. J’ai un magasin de lingerie et j’organise des défilés ». Interloquée je lui réponds « Quoi, tu cherches quelqu’un pour filmer les défilés ? » Lui : « Non, c’est pour défiler »… - b- Ma situation dans le cinéma est quasiment inexistante en termes de visibilité dans le milieu des professionnels de la profession. Ce qui me motive à travailler dans le cinéma, c’est ce qu’on en fait, et à qui il est destiné. Je me sens plus à ma place dans une maison de quartier ou dans un cinéma associatif en train de présenter des films à des jeunes, plutôt que dans une soirée de festival parisien. J’ai malheureusement la sensation que le cinéma envisagé comme outil d’éducation et d’émancipation n’est plus tellement à l’ordre du jour dans les politiques culturelles. Les gens qui militent sur ce terrain sont dans des situations de plus en plus précaires, et leur démarche de plus en plus invisible.
J’ai la sensation que le temps et l’énergie que demande de trouver des financements et des accompagnements est plus important que de faire le film sans moyens. En contrepartie, cela veut dire assumer de travailler dans une économie de bouts de chandelles, et que les réalisations ne soient vues que dans un réseau de diffusion restreint (local ou alternatif). - c- Filmer seul et en autoproduction rend possible des projets hors des standards télévisuels. Les choix formels ont forcément un aspect rudimentaire (une caméra, un micro, pas d’effets, d’habillage en post-production, d’animation…). J’essaye de faire de cette limite dans les moyens une force. Ne pas se focaliser sur la perfection technique d’un film ou sur une esthétique spectaculaire m’amène à me concentrer sur le contenu et le sens de ce que je fais.
Mais à l’opposé des standards de la télévision, je vois beaucoup de films en festival dont l’écriture est très sophistiquée, à un tel point que l’on ne comprend pas grand chose… Comme si une frange des auteurs, voulant résister à un populisme esthétique venant de la sphère médiatique, faisait des films absolument imbitables. J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de films qui interrogent le cinéma même, comme un repli de l’engagement des auteurs dans le champ esthétique. Dans ce genre de films abscons, je vois surtout une élite blanche, plus préoccupée de nous dire combien elle est cultivée et inventive, plutôt que d’essayer de se coltiner les problèmes sociaux et politiques. Comme si cela était devenu vulgaire aux yeux des esthètes et des érudits du cinéma. Donc pour moi, être complètement indépendante, c’est n’avoir ni à conformer mon projet aux normes télévisuelles, ni à vendre un concept esthétique absolument génial. C’est rester libre, pouvoir parler ouvertement de politique sans avoir un discours qui tienne en boîte six mois avant le tournage.
N’avoir ni un producteur, ni une chaîne de télé ou une équipe derrière moi m’a parfois desservi. Cette année je voulais faire un film dans le bâtiment de la sécurité sociale à Saint-Étienne, pour voir comment se portait ce magnifique organisme de solidarité. Après avoir passé des heures en rendez-vous avec des responsables et envoyé des dizaines de mails pour expliquer ma démarche (pour laquelle mes interlocuteurs de la sécu me témoignaient beaucoup d’enthousiasme), le directeur, qui n’a pas souhaité me rencontrer, m’a finalement refusé les autorisations de tournage. J’ai compris en discutant avec la responsable de la communication que ce refus, malgré leur intérêt pour ma démarche, était lié à mon indépendance. Le fait que je n’ai aucun contrôle au-dessus de moi, signifiait une prise de risque pour eux. Le risque que je ne sois pas politiquement correcte, que je sois critique… Mais ce n’est pas grave, j’irai tourner sur le trottoir devant l’entrée du bâtiment !
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 317, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)