Réponses de Jean-Louis Le Tacon

Dès mon premier tournage, j’ai filmé en solo. Étudiant en sociologie à Rennes, je militais au sein de la Cause du Peuple (parce que Jean-Paul Sartre vendait la Cause à la sortie des usines Renault et que Ferré l’évoquait dans une chanson), où je développais l’agitation-propagande gauchiste en faisant du théâtre et en me lançant dans le cinéma, caméra au poing. La première expérience fut de m’immerger au sein des ouvriers du Joint Français en grève à Saint-Brieuc et de filmer une séquestration des patrons désormais célèbre. Nous étions en mai 1972.

Pour une telle opération, il fallait un matériel discret, léger : le Super 8 mm. Sans formation, sans connaissance et sans prétention, je ne pouvais qu’utiliser du matériel amateur. D’ailleurs je prêchais à l’époque un anti-professionnalisme radical.

La caméra Minolta achetée dans un hyper-marché convenait pour cette démarche. Avant de partir en tournage, je n’omettais pas de chaparder aux « Dames de France » les fameuses cassettes de film Super 8 mm de couleur rouge et jaune – c’était pour la bonne cause ! – Pour le son, ma compagne de l’époque enregistrait avec un magnétophone en bandoulière. Cet équipement permettait d’être accepté au sein des grévistes, de sympathiser, de les impliquer dans le projet du film.

Les images et les sons ont été montés avec les moyens du bord dans un garage. Il en est sorti Voici la colère bretonne, la grève du Joint français, diffusé des dizaines de fois à l’occasion de luttes diverses. Le film a même été présenté à l’École Normale Supérieur, rue d’Ulm, en présence de Michel Foucault et au festival d’Avignon à l’initiative des Cahiers du Cinéma. Il a été présenté aussi au festival du cinéma Super 8 mm du Ranelagh organisé par, entre autres, Jérôme Diamant-Berger et a obtenu un premier prix (une caméra Beaulieu !). Puis le film a été montré à un colloque sur les potentialités du cinéma Super 8 mm à Thonon-Les-Bains, en présence de Jean Rouch, de Richard Leacock et autres. C’était l’époque où on arrachait ce format amateur au cercle familial. Ce film est devenu une précieuse archive, utilisée par Chris Marker dans Le Fond de l’Air est Rouge et dans trois autres films. Ce film fut le point de départ de la constitution des groupes de cinéma « Torr E Benn » en Bretagne.

En Super 8 mm, on montait chez soi, dans son atelier de bidouillage. On prenait son temps. On bricolait au mieux. J’avais un ami électronicien (Daniel Michel) qui me fabriquait des machines qui permettaient de synchroniser un projecteur Super 8 mm avec un magnétophone Uher. Nous avons fait des exploits techniques à l’époque. D’ailleurs des « ingégnieux » de l’INA observaient avec beaucoup d’intérêts nos inventions, nos avancées. C’est de cette façon que j’ai réalisé Cochon qui s’en dédit1, sous l’œil stimulant de Jean Rouch. Contrairement à Jean j’ai monté moi-même le film. Je n’aurai pas su quoi demander à un monteur ou une monteuse !

Je pense que l’avènement du numérique et l’ultra miniaturisation des appareils m’a permis de renouer avec mon ancienne pratique de super-huitiste. Je tourne quasiment exclusivement avec un smartphone, même pour réponde à des commandes institutionnelles. Les équipements numériques m’ont permis de constituer chez moi un atelier, j’allais dire d’artiste, où dans la solitude et en prenant mon temps je puis organiser mes images et mes sons, construire et démolir. J’évoque dans le texte sur mon film Voilà…, Chronique de la construction d’un poulailler sur pilotis et de la vie de la basse-cour… ma nouvelle démarche.

À la performance du bricoleur j’adossais la performance du filmeur et du parleur. Aux outils classiques du bricoleur j’adjoignais les outils miniatures de filmage d’aujourd’hui : iPod touch, Ipad et autres smartphones. Ce type de caméra pouvait se glisser dans une poche intérieure du bleu de travail et être utilisé à souhait sans cérémonial. Très vite, il est apparu que l’aspect chronique de la construction était un prétexte à me mettre en scène, et à exprimer mon rapport aux bêtes domestiques (huit poules, deux chèvres), à mes proches (mon épouse et mes deux enfants), au lieu (un champ de deux hectares de terre au bord de la rivière Gartempe dans la Vienne), au temps qu’il faisait. Et donc, je n’ai pas hésité à utiliser la touche d’inversion de la caméra qui permet de se filmer soi-même tout en enregistrant sa propre voix, détournant ainsi la fonction de visiophonie de ces appareils. « Il faut tirer vers soi, c’est irréversible » (vieux dicton !). Comme filmeur je me dévoilais, je me racontais, et j’exprimais mon rapport au monde.
Restait à guetter les événements, les épisodes climatiques, les changements de saison, qui allaient constituer la trame du film. Ainsi le film fut élaboré au jour le jour durant deux saisons. Le temps présent du cinéma coïncidait au présent vécu. C’est peut-être là la particularité du cinéma autobiographique. Dans un journal personnel, l’auteur narre des faits qui ont eu lieu il y a longtemps ou récemment. Dans ma façon de faire, je filmais le jeu des bêtes et de moi-même au présent. Cela se passait sous mes yeux et donc sous ceux du futur spectateur. Ce mode de filmage en prise direct avec ce qui se passait, ce qui s’éprouvait caractérise mon cinéma actuel. Bien sûr, cette façon de filmer a été magnifiée par le montage méticuleux pendant des jours et des jours en parallèle au tournage jusqu’à ce que les événements eux-mêmes mirent un point final à l’œuvre. Le cinéma autobiographique est un travail d’écriture du vécu, une mise en récit qui ne va pas sans subterfuge, sans camouflage. En revanche, ce qui ne peut faire l’objet d’aucun maquillage c’est le geste des humains comme des animaux filmés sur le vif »

J’ai beaucoup travaillé soit pour des œuvres de commande soit pour des œuvres personnelles dans des studios professionnels comme Mikros, Duran à Paris, ou dans le studio de montage de la Maison de la Culture de Bourges avec le truquiste, Michel de la Taulade. Cela avait aussi du bon : la pression du temps imparti, des sommes allouées, des comptes à rendre au producteur, cela obligeait à tenter d’être un tant soit peu génial et efficace !

Dès l’avènement des équipements de montage numériques j’ai investi dans des ordinateurs Macintosh qui coûtaient à l’époque en 1995 une fortune. Et j’ai eu le culot de monter une émission de télévision pour Arte Bleu passion entièrement sur un micro-ordinateur. J’appréciais d’avoir tout mon temps pour monter et une totale autonomie.

Avec les nouveaux équipements numériques (toujours des appareils de chez Apple), j’ai réalisé une création vidéo, peut-être dans les mêmes conditions qu’un artiste peintre dans son atelier tout en faisant appel à des effets visuels très sophistiqués (morphing, incrustations complexes). Cela a donné Tota pulchra es. Je maîtrisais tout avec le tout numérique en manipulant à souhait les prises de vue de modèles nues. Mais, ici le numérique a refroidi les corps, desséché la chair !

Il y a des cinémas. Rien ne sert de les opposer les uns aux autres. Je suis un aficionado des films d’Alain Resnais, mais jamais je n’imaginerai l’imiter ! Pour moi le cinéma c’est filmer.

Lors d’une expérience de réalisation avec une équipe 16 mm professionnelle, Brisures d’Abers, j’ai beaucoup souffert, la caméra m’échappait ; elle m’avait été confisquée par un diplômé de l’École Louis Lumière. Extrême frustration, film loupé. Je l’avais cherché !

En fait, nous sommes sans doute très nombreux à avoir accéder au cinéma comme Jean Rouch par des chemins de traverse. Jean avait fait l’École des Ponts et Chaussés. Moi j’avais fait le Grand Séminaire (études de théologie) et la faculté de Sociologie. Et sans crier gare, nous avons pris une caméra et nous avons osé filmer en franc-tireur, en dilettante…

Jean Rouch, bravant toutes les règles du cinéma institué, a inventé le concept de « Cinétranse ». L’opérateur-réalisateur écrit son film au moment où il tourne en situation survoltée au point qu’il est dans un état second. Le cinéma de Jean Rouch consiste à provoquer des événements filmiques assumés par les protagonistes et lui-même armé de sa caméra et de son micro. On est dans la situation de la performance aux antipodes de l’exécution d’un découpage découlant d’un scénario.

Dans cette effervescence, Jean Rouch, moi et tant d’autres, nous avons conclu que l’outil principal, c’est notre corps. Ce qui fait qu’il est impossible de déléguer à quelqu’un d’autre l’acte de filmer. Le filmeur est un solitaire.

Conscient de cette implication corporelle intense, comme vous le savez, Jean Rouch a inventé la gymnastique d’opérateur de prise de vue. Il a mis au point une méthode d’entrainement avec madame Mallet, la compagne du mime Marceau.

Il se trouve que je suis l’un des seuls à perpétuer la transmission de cette méthode. Il apparait nettement que ces partis-pris de filmage impliquent de travailler en solo, en solitaire.

Voici comment j’introduis cette méthode dans mon texte « Corps et Caméra » 2 en vue de formations d’opérateurs de prise de vue :

L’opérateur est l’homme à la caméra. La machine technique au fonctionnement imperturbable est couplée à l’homme vif et fragile à la fois. Son œil armé, emporté par ses mouvements corporels, crée l’image. Déterminations cadrages et angulaires, approche ou éloignement, fixité ou trajectoire. L’implication corporelle est déterminante : rapidité, justesse des positionnements, recherche inlassable d’un point de vue, poursuite, accompagnement, contournement d’un objet-image lui-même toujours fuyant. La gestuelle et le regard sont en pleine tension au moment où l’homme à la caméra découpe une image au sein du monde.
L’apprentissage corporel donnera toute la souplesse et la subtilité à la prise de vue. Tel un danseur ou un sportif l’opérateur conditionne son corps, le prépare, l’entraîne pour les performances filmiques, qu’il tienne la caméra à l’épaule, au poing, au bout des doigts, ou qu’il utilise des machines (tripode, tête fluide, travelling…). Il est sûr que la « méthode » privilégie le tournage sans tripode, mais celle-ci peut être bénéfique pour tous les opérateurs. L’opérateur se met en connexion avec la réalité avec tout son corps, tous ses sens et ce par le truchement de l’outil d’enregistrement sonore et visuel. Il s’agit de considérer l’usage de cet outil et ce qu’il produit (cadrage du monde, mise en scène, mise en récit) comme une méthode singulière de découverte du monde : la cinématographie…

Je tourne désormais avec un I Phone que j’ai à portée de la main, jour et nuit. Et je filme immédiatement dès qu’un paysage, un animal, une personne me parle. J’ai toujours pensé que faire du cinéma, c’était filmer. C’était être au monde en maniant l’outil caméra. Le Ciné-Œil de Dziga Vertov, quoi ! Cette posture privilégie le tournage à l’improviste, le jeu improvisé, la performance du filmeur et des filmés.

Septembre 2015


  1. Prix Georges Sadoul en 1980, diffusé en Dvd par les éditions Montparnasse.
  2. Jean-Louis Le Tacon anime des formations portant le même titre.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 256, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)