Réponses de Marie Delaruelle

Ma toute première caméra était une HI 8 analogique, j’avais treize ans, c’était un cadeau de mes parents. Cinéphiles, ils m’ont ainsi éveillés au septième art ; sans se douter, à ce moment-là, que ce présent tracerait le sillon de ma vie professionnelle.

C’était magique pour moi de filmer ma vie quotidienne ; mes amis, mon environnement familier, le Mont Ventoux que j’ai devant les yeux depuis ma naissance.

J’ai grandi dans un petit village de montagne dans la Drôme Provençale, à sept kilomètres à vol d’oiseau du sommet de sa face Nord, la plus escarpée.

Je me souviens de ce jour, où j’ai posé le regard de ma caméra sur cette montagne mythique, disparue secrètement par les caprices d’un ciel d’automne brumeux.

Néant à la place des 1 912 mètres d’altitude… impressionnante invitation au voyage intérieur.

Ce souvenir est encore vif à mon esprit, c’est peut-être en résonance à ce moment précis que je me sens attirée aujourd’hui par l’idée de filmer à nouveau cette montagne qui reste, pour moi, comme un phare dans mon existence.

Sa silhouette aux formes féminines m’évoque quelque chose de maternelle, de rassurant.

Lorsque je l’aperçois au loin, je me sens chez moi.

Je prends conscience que j’ai toute ma vie tournée autour de cette montagne ; je vis actuellement à Avignon, d’où apparaît son versant Sud avec ses pentes douces.

Une grande boîte en métal accueille, depuis mes 13 ans, ces dizaines de cassettes archivées… Elle a suivi mes multiples déménagements. Ces bandes magnétiques sommeillent secrètement dans mon grenier. Je n’ai malheureusement plus le matériel pour les lire, mais j’aimerai un jour pouvoir me replonger dans ces traces intimes de mon passé, qui ont révélé la réalisatrice que je suis devenue.

Seuls quelques montages personnels et gardés à mon intimité ont échappé au passage du temps.

Par la suite, après un Baccalauréat Option Cinéma et une Licence universitaire en Arts du Spectacle/Études Cinématographiques, j’ai suivi une formation de Technicienne Polyvalente des Métiers de l’Image et du Son (à l’IMCA Provence). On m’y a enseigné à expérimenter toutes les étapes de la réalisation d’un film : écriture, prise de vue et de son, post-production. J’ai alors pu poursuivre mes explorations de jeunesse avec des bases techniques solides.

Je travaille beaucoup en lien avec des structures associatives dont les financements ne permettent pas d’envisager de travailler en équipe, même réduite au simple duo cadreur/ingénieur du son.

Si j’aborde souvent seule la réalisation des projets, de l’écriture au montage, je ne me sens pas pour autant seule ; mais au contraire avec mes personnages, en lien, en partenariat avec eux. Même lorsque je filme un arbre, je sens sa présence, sa vibration.

Avec le temps, cet artisanat est devenue une sorte d’empreinte personnelle, mon esthétique, mon rapport au monde (intérieur et extérieur).

Je travaille également beaucoup en équipe sur des captations de spectacles vivants (théâtre, danse, musique, marionnette…), au festival IN d’Avignon notamment… C’est très riche de réfléchir ensemble au placement des caméras, aux angles de prises de vue de chacun, j’aime cette énergie particulière du direct vécu en « synchronicité ».

Parfois, cette dynamique d’équipe me manque sur mes propres projets ; j’aimerai travailler davantage avec un ingénieur du son et un chef opérateur. Ensemble, des idées nouvelles peuvent émerger, au-delà de soi-même. Rendre lisible le film dans l’esprit de quelqu’un d’autre implique d’être très clair dans son propre esprit, réfléchir ensemble nourrit son propre regard, parfois limité.

Être seule aux manettes d’un film oblige à avoir un regard en permanence périphérique, polyvalent, ce qui nécessite une grande rigueur et engage une responsabilité exclusive ; ça reste une très bonne école.

Je pense que le choix plus approprié du travail en équipe ou en solitaire, dépend beaucoup du sujet que l’on choisit d’aborder, car il induit nécessairement une forme au film, une manière de travailler adaptée.

La réalisation de mon premier court-métrage documentaire Argile, réalisé en 2010, m’a permis d’expérimenter les deux formes d’approche ; en solitaire et en équipe réduite.

Il s’agit du portrait de Robert Canut, un des derniers santonniers dans la tradition, qui pétrit la terre dans la solitude de l’atelier, depuis plus de soixante ans. Il a quatre-vingt ans aujourd’hui.

La difficulté lorsqu’on filme une personne amie, c’est de se détacher du lien affectif qui nous lie à elle.

J’ai d’abord réalisé seule une première version du film D’argile et d’âme, au gré des disponibilités de mon personnage, en lumière naturelle, prise de son avec micro additionnel sur la caméra et à partir d’une écriture assez spontanée ; film monté seule, de manière instinctive, comme j’aime à travailler la matière première.

À l’époque, une urgence s’est imposée à moi : filmer les gestes ancestraux d’un artisanat authentique (enclin à disparaître au profit d’une certaine marchandisation sans âme) pour en laisser une trace avant que mon personnage ne soit plus en activité.

C’est pourquoi, j’ai choisi de réaliser seule ce film, avec mes propres moyens techniques (caméra mini DV), sans monter de dossier de financements qui m’aurait ralenti.

Ce premier film, assez fragile techniquement, m’a permis de rencontrer par la suite des producteurs (Réunion 3). Grâce à leur soutien en production (investissement sur leurs fonds propres, sans recherche de financements extérieurs) et sur leurs conseils ; nous avons retourné le film, en développant la trame initiale avec une écriture plus aboutie, un tournage en équipe : un chef opérateur, un ingénieur du son, l’un des deux producteurs et moi-même, toujours au cadre.

Le montage s’est fait en binôme, j’ai travaillé avec un monteur extérieur qui a donné un éclairage nouveau au film, plus neutre, détaché que la première version.

Par la finesse du travail d’éclairage, ce nouveau film met d’avantage en valeur la beauté du travail de l’argile, des traits, des couleurs ; la matière sonore a trouvé une nouvelle résonnance, ce qui manquait à la version initiale.

Dans le travail, j’ai besoin d’instaurer un contexte serein, le rapport de force n’est pas dans ma nature. A partir du moment où les choses sont claires avec la personne que je filme, j’estime qu’elle me donne tacitement son accord pour apparaître à l’image ; en revanche, il m’arrive parfois de faire signer des autorisations de droit à l’image pour filmer par exemple des enfants, des personnes dans un espace public privilégié…

Aussi, je respecte totalement le refus de quelqu’un qui ne voudrait pas être filmé et n’insiste pas. Cependant, il faut parfois savoir apprivoiser quelqu’un face à une appréhension de la caméra ; il m’est alors arrivé de la laisser aux mains de mon personnage pour qu’il l’expérimente par lui-même et l’accueille autrement, ce qui l’a naturellement fait changer d’avis.

Je me situe dans un rapport d’égalité avec celui que je filme, en étant à son écoute, en essayant de le rendre à l’aise, en confiance pour qu’il parle librement avec le cœur.

Ce que j’aime dans l’approche du cinéma direct en solitaire ; c’est le lien privilégié que permet le duo filmeur/filmé. On se regarde dans les yeux pour ainsi dire. Cet espace de dialogue intime me plaît par la liberté qu’il donne au personnage de se sentir en confiance, en écoute ; pas intimidé par la présence d’une équipe.

Filmer seule me permet de laisser libre cours à mon approche instinctive du présent et la magie nait souvent d’un mouvement de caméra improvisé qui accompagne un geste… Rien n’était écrit à l’avance, seule une sensibilité spontanée a guidé nos quatre mains.

Travailler seule implique que je sois proche de l’être filmé pour que le micro sur ma caméra capte au mieux le son de sa voix… j’aime les plans serrés, être proche de la peau, de la matière, du regard…, il faut alors veiller à ne pas enfreindre l’espace vital du personnage. L’œil dans le viseur, on se laisse parfois aller à une trop grande proximité ; j’ai appris avec le temps à le sentir pour réajuster ma place.

J’ai toujours eu ma propre caméra ; Hi 8, mini DV, maintenant HD et depuis peu également un appareil photographique HD.

Pouvoir allier la pratique de l’image instantanée et en mouvement avec le même outil est pour moi très intéressante. Je cadre souvent mes plans comme des photographies.

Avoir son propre matériel offre la liberté d’improviser dans le présent, de se laisser porter par une envie, un désir, sans réfléchir. C’est un atout.

Une ombre projetée sur un mur qui dessine un paysage, le bourgeon d’une plante au printemps… images poétiques en archive qui peut servir à tout moment de matière première à un film à inventer.

Contemplative, j’aime ainsi me laisser aller à cet imaginaire capté par la caméra, tout en veillant à ne pas saturer mes disques durs de trop innombrables images…

Ah… l’époque de l’argentique, où chaque image avait pour valeur la préciosité de la pellicule onéreuse ! Un autre rapport à la matière cinématographique et au temps ; du développement, de l’oubli…

Ce que j’aime particulièrement dans l’image ; c’est la composition, la recherche active de la lumière en cours de prise de vue ; je travaille en réglages manuels (mise au point, diaphragme et balance des blancs).

Je filme souvent caméra au poing, en suivi des personnages en action.

Particulièrement sensible au travail de la lumière, je regrette parfois de n’avoir à mes côtés la présence d’un chef opérateur qui donnerait un autre relief aux images, lorsque le sujet du film s’y prête.

Les interviews et les plans de coupe nécessitent quant à eux une stabilité d’image filmée alors au trépied.

J’utilise rarement des projecteurs, parfois un réflecteur, c’est très utile mais inconfortable à utiliser seule. Je compose avec la lumière de l’instant, je cherche les conditions adaptées, le lieu opportun ; le début et la fin de journée offre souvent une lumière caressante intéressante.

Le son est enregistré sur la caméra par un micro externe directionnel en mono, j’utilise une perche ainsi qu’un micro HF pour les interviews.

La finesse du travail sonore souffre souvent d’une pratique solitaire, en plans larges surtout, selon les contextes acoustiques des lieux ; il faut contourner la contrainte, la transformer en atout.

Ce qui me passionne dans la création, c’est d’expérimenter des choses, être en mouvement, en questionnement permanent, me nourrir des rencontres, des découvertes, évoluer dans des directions insoupçonnées ; le montage est une étape réjouissante pour cela ; la trame du film s’assemble en patchwork, se déforme parfois au gré d’accidents chanceux qui donne plus de justesse au récit que ce qui avait été écrit au préalable. Étant de nature à m’adapter aux différentes situations, à rebondir à l’imprévu, je ne vis alors pas les contraintes relatives au fait de filmer seule comme un frein à la création, mais au contraire comme un défi pour chercher de nouvelles manières d’aborder les choses.

La plupart des films que je réalise actuellement sont à l’initiative d’un collectif de danseurs/comédiens (le Collectif Subito Presto) avec qui je collabore depuis longtemps, à partir de leurs propres financements. Une grande liberté de création m’est laissée, ils me font confiance ; je peux alors m’appropriée leur idée initiale, inscrire mes intentions, mon regard personnel dans leurs projets.

Ainsi, depuis six ans, je réalise des films documentaires autour d’ateliers de création artistique collectifs qu’ils mènent auprès de femmes maghrébines en cours alphabétisation dans un centre social, de personnes âgées dans un foyer logement, d’enfants dans des écoles, de jeunes artistes internationaux (voyage au Liban). Je filme leur processus de création, depuis la première rencontre jusqu’au spectacle présenté devant le public ; de la manière la plus discrète possible pour me faire oublier des personnages afin qu’ils soient naturels à l’écran.

Alliant l’artistique et le social, ces projets m’ont ouverts à de nouvelles réflexions sur la société, plus engagée dans l’exploration de chemins pour vivre ensemble différemment ; à travers l’invention collective de formes artistiques divers (danse, théâtre, conte, marionnette). Ici, le travail artistique devient un outil incroyable de rencontre, d’échange libre, de dépassement de soi pour nourrir notre bienveillance, notre écoute, notre respect mutuel, notre autonomie et la confiance en soi. Au-delà d’être des films témoignages, ils ont vocation à ouvrir des débats sur des questions de société.

Forte de ces expériences passionnantes, je travaille aujourd’hui de plus en plus l’écriture précise de mes projets, en solitaire toujours pour l’instant ; j’y affine mes intentions et ça enrichit la qualité de mon travail.

Petit à petit, mon regard a évolué ; aujourd’hui, je rêve de m’immerger dans l’écriture approfondie d’un projet plus personnel, afin de trouver des producteurs, des diffuseurs ; qui me permettront d’en développer l’écriture, d’accorder un temps plus long au repérage (que je ne pratique pas systématiquement, car suivre un atelier avec des gens par exemple ne peut pas s’anticiper à l’avance) et de trouver un public.

Trouver un producteur est une démarche de longue haleine et certains projets, imposant un tournage dans l’urgence, peinent à trouver des soutiens spécifiques à la post-production.

Mon dernier film est à ce jour en stand-by par rapport à cette question, qui est sans doute partagée par de nombreux réalisateurs.

Les financements participatifs sur internet deviennent alors une nouvelle source de collecte de fonds pour mener à bien nos projets ; piste que je vais suivre attentivement, car cet engagement citoyen me plaît. Lorsqu’on porte un film en auto production, la difficulté est de lui trouver des espaces de diffusion, car pour vivre de son travail – je suis intermittente – il faut développer plusieurs projets simultanément, et cette étape de recherche de diffuseurs demande d’étoffer un carnet d’adresses conséquent et d’y accorder beaucoup de temps.

Si la pratique de la réalisation de documentaire en solitaire me paraît être actuellement répandue, au regard de mon entourage professionnel, je constate que la question de la diffusion est au cœur de nos préoccupations.

Télévision, cinéma ; sans producteur accompagnant le film à l’étape d’embryon, il me semble difficile d’espérer rencontrer un large public.

Les festivals jouent un rôle essentiel, par la qualité de présentation et favorisent les rencontres avec le public ; mais j’imagine le nombre de propositions considérables et le peu de films élus. Plateforme de diffusion de films en ligne, cinéma de proximité, cinéma itinérant, cinéma de quartier, espace culturel… C’est peut-être alors à nous, réalisateurs, d’inventer de nouvelles formes de diffusions… Nos films existent, mais où peuvent-ils rencontrer leur public ? Comment chaque réalisateur peut-il trouver sa place ?

« Filmer le monde comme une hirondelle, dans le vol d’un temps suspendu… »


Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 159, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)