Réponses de Olivier Hespel

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seul ? Non.
  • b- Autres pratiques solo ? Non.
  • c- C’est à la fois les sujets des films et les conditions de production qui ont compté. Un premier film tourné dans le cercle intime m’a imposé de réduire les participants extérieurs à ce cercle afin de conserver le caractère intime et familial du film. Un autre film dans lequel j’intervenais à l’image m’a imposé la présence d’une équipe. Le dernier film dont je viens de commencer le tournage à l’étranger a été peu financé. Malgré mon souhait de tourner avec une équipe, je n’ai pas eu les moyens d’en engager une. Néanmoins, la réduction de l’équipe à mon assistant local et moi-même nous a rendus extrêmement mobiles, souples et réactifs. Les relations avec les personnes filmées en ont été grandement simplifiées.
  • d- En équipe réduite, nombreuse ? Oui. J’ai travaillé avec une équipe de quatre personnes : opérateur image, opérateur son, assistant réalisateur, assistant caméra ou opérateur seconde caméra.
  • e- Oui. Je pense qu’outre les conditions de financement du film, c’est le format du film, son sujet, ses conditions de tournage, qui imposent le choix de la méthode de tournage la plus adaptée. Et au sein de chaque film, certaines scènes appelleront à un tournage seul·e, d’autres à un tournage en équipe.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- En 2000, dans le cadre d’un film familial sur les tourments autour d’un mariage. Le film a dû être tourné dans l’urgence, sans financement, tout en respectant l’intimité familiale. Le film est constitué de conversations avec des membres de ma famille élargie et de scènes de mariage (mariage civil, fêtes, repas, mariage religieux). Le tournage étant très court (six jours de tournage répartis sur un mois), j’aurais pu faire appel à des amis techniciens qui auraient probablement accepté de m’aider, mais il m’a semblé que pour convoquer le registre de l’intime, mieux valait rester en famille, la présence du matériel de tournage étant déjà ressentie comme une intrusion.
    • b- Caméra Sony PD100 + micro Schoeps CMC41 ou BLM.
    • c- Très grande mobilité (la caméra se tient à bout de bras), la taille réduite du matériel permettait de faire abstraction de la présence de celui-ci. Très important lors de discussions que le visage de la personne derrière la caméra ne soit pas complètement caché par celle-ci ! Je n’ai rien pensé de particulier : ce film devait se faire comme ça, dans des délais très courts, sans possibilité de financements anticipatifs. La difficulté majeure tenait en ce que j’entretenais avec les personnages du film une très longue relation d’intimité. Les lieux choisis pour les filmer, leur domicile, avaient été le cadre de nombreuses rencontres et conversations. La présence de matériel (si peu volumineux soit-il) et l’attention que je mettais dans sa manipulation et sa mise en place nous forçaient à placer nos conversations filmées sur un autre registre. Mais je suis convaincu que tourner avec une équipe aurait rendu les choses encore plus difficiles.
    • d- Ces images ont été montées et diffusées. Elles ont constitué un cinquante-deux minutes intitulé Variations sur une base obstinée. Cette matière a été montée par un monteur professionnel.
  2. Différences et spécificités
    • a- Différence principale : la nature de la solitude. En équipe, le réalisateur est seul face aux choix de mise en scène, mais entouré et conseillé par son équipe. En tournage seul, cette solitude est absolue. Certains choix de mise en scène peuvent être guidés par des intuitions qu’il ne sera pas nécessaire de verbaliser pour les communiquer à l’équipe. Ces intuitions, en ne devenant pas les arguments d’un discours, conservent leur nature et permettent d’introduire un degré d’écriture inconscient qui souvent apparaît au montage. Encore faut-il alors qu’une personne extérieure (monteur, monteuse) puisse décrypter ce degré d’écriture et l’exploiter consciemment dans la construction dramaturgique.
      Seconde différence essentielle : le rapport à la technique (prise de vues, prise de sons). En tournant seul, on prend en charge l’aspect technique du tournage qui dans une équipe est délégué aux opérateurs image et son. Il ne s’agit pas seulement de manipuler les appareils, mais il faut aussi penser en termes d’images, de sons, de montage. Puis-je tourner dans ces conditions de lumière ou de bruit ? Mes valeurs de plans sont-elles suffisamment variées, mes angles de prise de vues suffisamment différents, ai-je fait tous les sons seuls et toutes les ambiances pour pouvoir raccorder les plans ? etc., etc. Les préoccupations techniques du tournage interfèrent donc un peu dans la relation avec les personnes filmées, mais ce faisant, elles intègrent le filmage comme étant constitutif de la relation. Autrement dit, c’est une relation cinématographique que l’on entretient avec les personnages à partir du moment où ils ne dissocient pas le/la réalisateur/trice de son matériel de tournage.
      Cette question est plus complexe lorsque l’on connaît les personnages avant le tournage, car il y a deux relations : celle d’avant le film, et celle, nouvelle, à mettre en place, du filmage.
    • b- « Outil de résistance » ? Oui et non (avec tout l’immense respect que je porte à Alain Cavalier). Oui parce que la petite caméra met vraiment la technique au service du projet. D’une manipulation simple, d’un encombrement réduit, elle se fait discrète, accessoire. Néanmoins, je crois au caractère collectif et sensoriel du cinéma.
      Collectif, parce que l’apport d’une équipe, la collaboration, la discussion est souvent un atout pour le film. Les questions et suggestions des membres de l’équipe permettent au réalisateur – à la réalisatrice – de se questionner, d’aller plus loin, de se dépasser.
      Sensoriel, parce que des images et des sons de qualité, adaptés au projet, riches, nuancés, sensibles, seront mieux réalisés par des spécialistes que par un homme-orchestre.
    • c- Oui, un outil dont la légèreté permet d’inventer des formes impossibles en équipe, notamment dans le registre de l’intimité (solitaire ou partagée), de l’introspection. Une disponibilité permanente qui offre de la souplesse et permet au tournage de s’adapter au rythme interne du réalisateur – de la réalisatrice.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Pour moi, l’improvisation est le contraire de la non-préparation. Je considère que pour pouvoir improviser, c’est à dire intégrer les imprévus et aléas du tournage sans perdre le fil du film, il faut s’être beaucoup préparé.
      Je peux donc tourner avec une petite caméra ou un smartphone pour faire des essais, chercher un style qui permet de nourrir la réflexion sur le projet de film, sa forme, la relation entre le sujet et la forme.
    • b- Que cherchez-vous ? Observer, ressentir, comprendre. Jamais voler.
    • c- Montage, thématique ? Jusqu’à présent oui. Je raisonne par blocs thématiques ou narratifs permettant d’organiser un récit lors du montage.
    • d- Projet unitaire.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- Pour des conversations avec des personnages rencontrés pendant le tournage, il me semble essentiel d’inclure la caméra dans la relation dès le départ, même si cette caméra ne tourne pas tout de suite. C’est une manière de clarifier ses intentions. La caméra prête à tourner à la main, sur l’épaule ou sur un pied à proximité dit à notre place : « Je suis clairement venu pour vous filmer, je veux le faire, et mon intention est de vous convaincre d’accepter ».
      Le rapport entre filmeur et filmé est frontal. La personne regarde le réalisateur/cadreur, donc face et légèrement gauche cadre. Se pose alors la question de la focale et de la distance physique. Une longue focale permet de recentrer le regard mais éloigne des interlocuteurs. Un courte focale rapproche, mais déforme et rend le regard plus latéral…
      L’intimité me semble plus grande : il n’y a que deux personnes qui se parlent, avec pour seul intercesseur, une caméra.
      Il me semble aussi que dans une confrontation en tête à tête, le rapport est plus égalitaire : il n’y a pas d’un côté le personnage seul et en face de lui le réalisateur et son équipe.
    • b- Droit à l’image ? La signature du droit à l’image me semble liée à la relation entre filmeur et filmé. C’est une question d’honnêteté, de franchise et de confiance : lors de mes conversations avec les personnages avant tournage, je ne cache rien de mes intentions dans le film en général et vis-à-vis de la personne en particulier. J’ai fait signer les droits à l’image juste après la première séquence tournée avec le personnage.
    • c- Partenariat ? Échange et sincérité. J’ai la naïveté de croire que si je commence par être honnête et sincère, la personne en face de moi le sentira d’une manière ou d’une autre et sera d’autant plus encline à se livrer, à être à son tour honnête et sincère.
    • d- Retournement : Non. La caméra est mon attribut, une extension de moi. Elle m’est associée. Mais rien n’empêche que la personne me filme à son tour avec sa propre caméra.

3- L’IMAGE

  • a- Tout automatique ? Sur mon premier film, oui. Sur mon dernier film, non.
  • b- Réglages : Oui. Diaphragme manuel, balance des blancs en début de séquence, point manuel sauf cas particulier. Pare-soleil et filtres en extérieur.
  • c- Pied solide, réflecteur, petit éclairage, gueuses, drapeaux.
  • d- Une esthétique ? Pas à proprement parler. Dans mon cas l’image est moins maîtrisée, et les erreurs de cadre et de points imputables à moi seul. Mais du coup, ces errements dans le cadre ou le point, ces limites apparentes dans la maîtrise de l’outil ne constituent-elles pas finalement une information sur le filmeur ? Quelle pertinence y a-t-il à les intégrer au montage ? Par exemple, le trouble du filmeur lorsqu’une personne s’immisce dans la scène, l’hésitation du cadre à inclure ou pas cette personne, le changement de diaphragme et/ou de point maladroit qui s’ensuit, toutes ces choses-là ne traduisent-elles pas un état du filmeur ?
    Ensuite, le fait de ne pas devoir verbaliser des intentions de cadre ou de lumière permet de travailler plus à l’instinct. Avec toutefois la limite du travail en solitaire : on reste prisonnier de ses propres limites et de son ignorance. Les conversations avec un opérateur expérimenté permettent d’aller plus loin dans la recherche visuelle…

4- LE SON

  • a- Son sur la caméra, pour des raisons de portabilité (pas de nécessité d’un enregistreur externe) et de montage (pas besoin de synchronisation des rushes).
    Micros extérieurs de très bonne qualité, HF si nécessaire mais pas systématiquement.
  • b- Stéréo MS pour avoir une compatibilité mono. Et surtout tourner avec la caméra en pensant au son : faire des longs plans, continuer à tourner même si l’image n’est plus intéressante, mais pour le son (conversations, ambiances, fin du passage d’un véhicule…). Ceci afin de disposer au montage d’une matière sonore suffisamment riche pour pouvoir raccorder le plans avec le son direct, et de disposer d’ambiance des lieux suffisantes pour étoffer la bande son.
  • c- Je suis opérateur du son, c’est mon métier principal, je prends donc particulièrement soin de la prise de son lorsque je filme seul… et donc oui bien sûr, faisant l’un et l’autre, je considère fondamental d’avoir un opérateur du son dans l’équipe !
  • d- Un preneur de son ? Quand j’apparais à l’image dans mon film.

5- LA PRODUCTION

  • a- Dialogue avec un producteur (mais pas toujours en mesure de financer l’ensemble du film…)
  • b- Les grandes lignes esthétiques du film (image ET son) sont prises en concertation. Les choix de tournages sont faits par moi seul. Le montage est l’objet de discussions.

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Extase ? Oui : une très grande intimité avec les personnages, et au final des conversations filmées impossibles à obtenir autrement.
  • b- J’ai plutôt eu le sentiment de rater des choses parce que je n’ai pas assez d’expérience d’opérateur image : erreurs de jugement sur le point, mauvais cadres, mouvements de caméra erratiques, etc., qui contraignent à rejeter des scènes entières.
  • c- Sortir du cinéma commercial ? Non, pas forcément. Filmer seul n’est pas plus audacieux que de filmer, avec une équipe, une grue et des drones, des enfants se rendant à l’école à travers la savane…
    Les normes en documentaire sont malheureusement plus souvent édictées par la télévision qui préfère des « documentaires » de journalistes aux documentaires de cinéastes.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Je fais toujours appel à un·e monteur·euse professionnel-le.
  • b- Retravaillez le « direct » ? Oui, si nécessaire.
  • c- La conviction qu’il faut un gros travail d’écriture, d’essais, de recherches stylistiques visuelles et sonores préparatoire au tournage. Ceci afin de faire des choix clairs au moment du tournage. Tout cela en sachant que si les intentions de tournage sont clairement apparentes dans la matière, le montage sera plus aisé. Et si ces intentions ne sont pas claires, le montage permettra de réécrire le film…

8- FIN DE LA SOLITUDE

  • a- Parcours en solitaire ? Il n’est jamais suspendu. Même entouré d’une équipe pléthorique, le réalisateur est seul face à lui-même, seul dans sa recherche intime. Les collaborateurs sont là pour l’accompagner, l’aider dans cette recherche, mais jamais pour la partager.
  • b- Des accompagnateurs ? Ma femme, mes enfants.

9- DIFFUSION

  • a-b- Je n’ai pas assez d’expériences de confrontation avec le public pour répondre à cette question.

10- CONSEQUENCES

  • a- Conséquences ? Non, pas plus que lors de tournages en équipe.
  • c- Bien sûr, l’apparition de caméras de bonne qualité très peu encombrantes et peu onéreuses a permis de mettre la pratique du cinéma à la portée du plus grand nombre. Et c’est très bénéfique. Mais l’outil n’est pas tout. Ce qui fait un film ce sont avant tout les intentions de mise en scène, l’expérience du réalisateur, sa volonté de transmettre, des références cinématographiques, et beaucoup de travail de documentation, de préparation, de réflexion, de remise en cause, d’introspection…
    En filmant seul, j’ai acquis une conscience plus aigüe des enjeux visuels, du rapport intime au cadre. Mais surtout j’ai trouvé en moi la capacité de surmonter l’adversité, condition qui me semble nécessaire au filmage en solitaire.
    Autre acquis de cette expérience : la conviction que le cinéma est une pratique collective. Il faut au moins un filmeur et un filmé. Lorsque je me suis retrouvé à filmer seul des plans de nature, il m’est apparu que je ne me retrouvais plus dans la situation où une personne s’adresse à d’autres personnes, mais dans l’exacerbation outrancière de mon rapport personnel à mon environnement : je ne faisais plus un film, je faisais une collection personnelle.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 226, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)