1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours seul ? Principalement oui. Mais, dans l’équipe de Grand Canal, on s’est toujours débrouillé aussi pour échanger nos capacités, nos compétences comme opérateur, comme preneur de son ou comme acteur, devant et derrière la caméra. On tournait dans les deux sens du terme. Ces films-là se faisaient en équipe réduite (un preneur de son, un caméraman, un réalisateur), plus les acteurs qui étaient des copains ou des jeunes gens, non payés, mais qu’on invitait à bouffer. Et c’était le sujet d’un auteur, on a fait peu de films collectivement.
- b- L’écriture, activité solitaire, a entrainé une écriture solitaire en cinéma. À 15 ans, comme j’étais dans une famille bourgeoise, il y avait une caméra 8 mm Kodak, d’avant-guerre, carrée, pas comme les caméras d’aujourd’hui qui sont arrondies. C’était une boite rectangulaire plate et qu’on remontait à la manivelle en acier brillant et qui faisait un bruit bien sympathique, dont je me souviens encore. Après l’adolescence, la caméra a été pour moi une écriture du même ordre que le texte écrit, avec des interactions permanentes. Quand on filme seul, on « écrit » seul. À quelques mois de différence en 1987, j’ai fait un film qui s’appelle La Tempête et un texte au même titre. Et c’est le texte qui alimentait le film et le film qui alimentait le texte. J’ai gagné ma vie, non pas grâce au cinéma, mais grâce à l’écriture au CNRS. Et j’étais le seul, au CNRS, à faire ça, à faire interagir les deux, et ça m’a beaucoup aidé dans les deux cas.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- En 8 mm, en Bretagne, en famille, puis au Japon, quand j’y suis parti seul à 18 ans, avec la caméra de papa. Et je me suis filmé moi-même, en faisant du « selfie » déjà. Pourtant, je ne suis pas narcissique et j’ai arrêté assez vite.
- b- J’avais un plaisir à filmer, mais pas d’émotion. En cinéma, le plaisir c’était quand la bobine revenait du labo. (La vidéo a été très différente du cinéma, dans ce plaisir de filmer, en raison de l’instantanéité). Et du plaisir surtout aussi au montage. Un petit montage avec une visionneuse, du « papier collant » et une colleuse. Le vrai plaisir, c’était de monter trois plans qui n’avait rien à voir et de fabriquer une autre temporalité. Vingt ans après, j’ai su que c’était LE phénomène du cinéma, inventé par lui : le fait de pouvoir aller dans le temps, en avant, en arrière, le flashback. Et je l’ai découvert avant ce que pouvait m’apporter la fiction. Que tu pouvais tromper tout le monde aussi. Tu ne fais que tromper… et en même temps, tu dis quelque chose de vrai.
- c- Lorsque tu fais l’image tout seul, tu es obligé de faire attention à tout. En particulier, pour le cadrage. Quand tu mets la caméra entre les mains d’un camarade amateur – pour filmer en Bretagne une grève ou quand ils bloquaient les routes, c’était pareil que maintenant – il filmait vingt mètres de panoramique en trois secondes. Et on ne voyait rien. Ce qui veut dire que la caméra, ce n’est pas un instrument naturel. La caméra ne voit pas comme nous. Le fait de filmer seul est un bon apprentissage : tu t’enseignes à toi-même à faire du cinéma. Ensuite, tu peux enseigner aux autres, par exemple à faire un plan large, puis un plan plus rapproché, fixe. Mais en 16 mm, on faisait très attention à qui on donnait la caméra : car appuyer sur le bouton une minute de trop, ça coûtait cinquante francs.
- d- Mes premiers films 8 mm, je les ai montrés à papa et maman d’abord. Au Japon, j’ai filmé aussi pour les parents. Et progressivement, tu te libères de l’image que tu veux renvoyer à la famille. Après, tu filmes pour ta petite amie ; et puis pour toi. C’est une évolution, la mienne a été de passer de l’autre à soi, et pas le contraire.
- Différences et spécificités
Très vite, j’ai essayé de théoriser notre travail. Et la vidéo, les petites caméras, c’était des moyens pour les minorités : minorités sexuelles – il y avait des homos parmi nous – minorités de genre – beaucoup de femmes parmi nous – de tribu – beaucoup de bretons parmi nous. On disait : « On est un groupe de vidéo de bretons, de pédés et de femmes ». La grosse caméra, la grosse Betacam, les mecs la portaient comme leurs couilles. Et les femmes se sont mises à la caméra sans demander l’autorisation aux mecs. Et on a vu qu’elles travaillaient aussi bien que nous. C’est un événement important pour critiquer l’usage, au cinéma comme à la télé, du matériel par les hommes.
La deuxième chose, pour le tournage avec les petites caméras, c’était une réponse à l’industrie cinématographique et télévisuelle. On s’en foutait d’avoir ou non une diffusion. Ça nous permettait d’être d’une liberté totale, de ne pas avoir d’impératif économique ou médiatique. Et quand on était interrogé par une caméra de la télé, dans une manif, on faisait exprès de bafouiller, et pas entre nous bien sûr. C’était une manière de radicaliser notre position vis-à-vis de l’image officielle.
Filmer seul, c’était la souplesse, la « liquidité » du tournage, la disponibilité, avec peu d’argent. Mais ça dépendait des sujets, des jours. Selon le sujet, on partait seul, ou à deux, ou à quatre. C’était parfois plus marrant à deux que tout seul, mais on savait que seul, on pouvait se démerder. Comme dans le péché : et tout seul et avec d’autres.
J’ai tourné seul l’occupation d’un village en Bretagne, contre la privatisation d’une rivière par un mareyeur à Guern, près de Pontivy. Le titre du film, c’est Guern, Lampader Korn er pont hag merien du, en français : Guern, les lampadaires du coin du pont et les fourmis noires, c’est-à-dire les CRS. Comme on était très lié à un groupe du F.L.B. (Front de Libération de la Bretagne), on a demandé à trois camarades de prendre une caméra, là où ils pourraient en trouver une, et de filmer avec nous. Parti seul, on s’est retrouvé à quatre. Les uns n’avaient jamais tourné, et j’avais dit : « Images un peu fixes, si possible ». Il y avait une caméra Super 8 sonore et trois muettes. On a récupéré les images et j’ai fait le montage avec Geneviève Delbos, la personne avec qui je vivais à l’époque. On a sonorisé après, avec de la musique et des chansons enregistrées sur place avec un Uher, car on compose beaucoup de chansons en Bretagne à l’occasion des manifs. J’ai même chanté dans ce film. Il a été diffusé partout en Bretagne pendant deux ans par des équipes de cinéma rural. On partait avec une camionnette, un projecteur et un écran.
8 mm ou vidéo ? À un moment donné, on a eu le choix. Et pour moi, le 8 c’était en Bretagne, à cause de la qualité du Kodachrome, et qui reste très bonne vingt ou trente ans après. La couleur, c’était pour les évènements extérieurs, et le noir et blanc (la vidéo était alors en noir et blanc) pour les évènements intimes. Au début, on ne tournait pas du tout des choses intimes. Se libérer pour faire quelque chose de personnel, ça a été long. Les filles, elles, faisaient des choses beaucoup plus intimes que nous.
Moi, j’ai fait mon premier film en vidéo, Lundi soir, mardi matin, sur un groupe de musique anarchiste, Metal urbain, que j’ai filmé au Gibus à Paris, avec une paluche, colorisé ensuite, la musique enregistré sur un Uher, et qui a été peu diffusé. J’ai peu filmé de choses intimes. Plus tard, j’ai voulu continuer, malgré la vidéo, à faire des films Super 8 couleurs, en filmant mes séjours en Bretagne, un peu chaque jour, une sorte de journal, sans l’appeler comme ça. C’était sur le temps qui passe, les saisons, et nous on faisait quoi pendant ce temps-là ; l’âge, non, on s’en foutait. J’en ai fait un film de 40 mn, vingt ans plus tard, qui s’appelle Un secret bien gardé, qui a eu des prix, un film très personnel. Je ne l’ai pas fait tout à fait seul. Yves de Perreti est venu m’aider, et Gheerbrant à un moment donné. Et quarante ans plus tard, j’ai dit : « Voilà le temps qu’on a vécu, il y a quarante ans ». Et je fais un commentaire sur ce temps-là. C’est en Super 8, sonorisé après au CNRS. Le monteur, Marc-François Deligne, a su trouver des bouts d’ambiance pour créer un vrai climat. La caméra était sonore, mais les bobines pas. Sauf quand j’étais un peu plus riche et que je pouvais acheter une bobine sonore.
- La caméra tourne
J’ai eu une fois une production exceptionnelle de Canal Plus, grâce à Alain Buross, un mec formidable. Il a fait une série qui s’appelait Comment ça marche, produit par Ex-Nihilo, Patrick Sobelman et Hervé Nisic. Ils disaient : « vous prenez une machine que vous ne connaissez pas, vous écrivez un scénario et on le tourne ». La mienne s’appelait Mirage et il y avait deux ingénieurs image. On avait une semaine. J’ai fait le scénario en deux jours et monté un film très court qui s’appelle La Vie pathétique de Goulav Boulimik, qui est passé à l’antenne et qui est sur Internet. C’est un mec qui veut bouffer tout ce qu’il y a autour de lui. C’est un film sur le nazisme. J’avais utilisé, pour faire le fond, des images d’archives, soit filmées par moi, soit achetées ou même volées, du cosmos, d’une usine à faire des boudins, d’usine de production alimentaire.
J’ai été un des premiers à travailler à l’INA, avec Dominique Belloir et Robert Cahen, on a créé Image-Recherche. On avait une production, un producteur délégué, Serge Com.
Le reste du temps, je tournais seul. Si je reviens au Super 8, j’ai filmé en 1970, les premières manifs MLF, du FHAR. On allait à l’aventure, sur un thème choisi, mais non écrit. Le thème, il était très écrit après, pour le commentaire ; par exemple, sur le logement. Le film s’appelle Les Maisons vides sur les logements inoccupés à Paris, dans les années 1970-1975. Cinq ans de bagarre, d’occupation des maisons vides, du CNPF. On connaissait les endroits où on pouvait faire des connexions avec le politique.
Je travaillais en ville et à la campagne. Je m’aperçois que j’ai travaillé, sans le savoir, assez inconsciemment, sur les mêmes thèmes : que ce soit par l’écriture au CNRS ou au cinéma : « Comment on crée un espace ? Comment on l’investit ? Comment on quitte un village ? Comment se crée du territoire ? ». Peu à peu, c’est devenu une thématique, non théorisée, sinon beaucoup plus tard. Ce qui m’intéressait, c’était comment les gens vivent sur un territoire et pendant combien de temps. Je m’intéresse aussi au temps qui passe, dans un endroit particulier. Pour moi, par exemple aller en Grèce aujourd’hui, c’est comprendre que quelque chose se passera là-bas seulement, et qui ne s’est pas encore passé ailleurs. Je rencontrerai des camarades, cinéastes, opérateurs.
Quand tu filmes les flics, ce ne sont pas vraiment des amis, mais c’est ce que disait Pasolini : « Je vois des fils de prolos qui se battent contre des fils de bourgeois ». Pourtant, jamais j’ai cassé la tête d’un flic à terre. Mais je n’ai pas d’empathie pour la police. Je suis plutôt dans des rapports d’empathie avec ceux que je filme, et je n’ai pas envie de filmer des bagarres. J’ai filmé des manifs en Bretagne, avec des CRS, les « fourmis noires », et je trouve ça trop facile. Je préfère prendre le temps de voir ce qui se passe, ce que je vais faire en Grèce, en repérage. Voir ce qu’il y a comme interactions intéressantes par rapport au sujet qui m’intéresse. S’il y des « corbeaux noirs » qui arrivent, je ne vais pas les éviter. Mais s’il y a un terrain d’empathie, d’amour des gens, on peut le dire, c’est ce qui m’accroche d’abord. On va à un endroit, on est innocent, mais quand un truc se passe, tu es prêt, tu ne le loupes pas.
Je n’ai pas fait le portrait de quelqu’un d’autre. Sinon celui de ma mère avant qu’elle ne meure. Ma mère faisait de la peinture, des personnages, pas de paysages, des portraits de pommes ou des portraits de gens. Jamais, elle n’en avait parlé et j’ai commencé à la filmer sur les conseils de Bernard Bloch. Pas en train de peindre, elle était trop âgée, 97 ans ; mais en train de parler de sa peinture. J’ai continué quelques bobines, non montées. C’était encore un projet sur le temps ; elle parlait de sa peinture vingt ans avant. Ma mère était très timide, jamais elle ne présentait son travail.
On était contre le droit à l’image. Et en tournage solitaire, jamais je n’ai voulu, jamais je n’ai fait signer, et il n’y a pas eu de problème. C’est en équipe que la productrice demandait des autorisations. J’ai filmé la révolte des bretons contre l’impérialisme linguistique français et pour protester contre l’emprisonnement de militants bretons à la Santé. Il y avait un meeting à la Mutualité. On arrêtait les bus et on marquait dessus des inscriptions en breton. Quand j’ai monté pour internet vingt ans après, j’ai masqué un mec qui fait un graffiti. C’est la seule fois.
3- L’IMAGE
Plutôt en tout automatique, parce que je ne suis pas sûr de mes réglages. Quand je peux m’installer avec un pied, je règle tout, mais c’est rare. Moi, je suis entre la fiction élaborée et le documentaire. Je filme des gens qui interviennent « presque » comme des acteurs, qu’ils le sachent ou pas. En général, je filme en automatique. Mais si j’ai pu tester un matériel dans lequel j’ai confiance, j’utilise les réglages. Quand il y a le temps, je fais l’éclairage, très étudié. Et je fais tout moi-même, je sais ce que je veux.
« Filmer seul-e » produit-il une esthétique ? Je crois que oui, cela ne peut pas être pareil. Si tu es en interaction seul avec quelqu’un, ce n’est pas la même chose que lorsqu’une équipe s’installe, avec des projecteurs, etc. L’idée, c’est de garder la vérité des gens. Cavalier sait construire la vérité de l’image. J’admire ça, le plan cohérent, les arrière-plans, les lumières au fond, c’est parfait. Je ne sais pas faire ça… mais je le fais quand même. Si tu te mets en situation pour filmer des gens, eux n’ont pas vécu tout ce que tu fais pour préparer. Sauf dans le cas de l’acteur, payé. Donc je reste très modeste et je travaille à l’aventure, dans une situation préparée, dans la longueur. Mais l’erreur de la vidéo, c’est de filmer et de dire après « on verra bien ». On se retrouve avec cinquante heures de rushes pour cinquante minutes de film, et on ne s’en sort pas. Je filme toujours au minimum. Le rapport montage/rushes, c’est chez moi 1 sur 2, pas 1 sur 15.
4- LE SON
Je galère. C’est plus difficile de faire un bon son, tu n’as pas un vrai zoom, même si ça existe. Je n’ai pas les moyens d’avoir un HF ; si je peux, je prends un copain. Pour moi le preneur de son est plus important que le preneur d’images. Je le prends quand j’ai de l’argent. Et c’est plus rare de trouver un bon preneur de son qu’un bon opérateur.
5- LA PRODUCTION
C’est 9 fois sur 10 en autoproduction. Avec le CNRS, je prenais 90 % des décisions. Je n’ai jamais accepté un droit de regard avant, seulement après.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
Par exemple, je suis allé dans les Pays Baltes, invité par le Ministère des Affaires étrangères, pour faire un journal de voyage. Je suis parti le jour où Debord s’est suicidé avec trois bouteilles de Gin. Je suis parti avec l’idée que Debord allait commenter le film et j’emporte avec moi son livre La Société du spectacle. C’était la fin de l’Empire soviétique, avec Gorbatchev qui s’en va, à la fureur des staliniens de Moscou. J’appelle le film Ris Ta Vie pour Riga-Talin-Vilnius. J’essaie de percevoir les moments de basculement entre l’Empire soviétique et un empire nouveau. J’arrive à Riga, sur la place des martyrs de la Résistance, avec une colonne en bronze et les héros tout en haut, des pigeons qui volent. Je me retourne et je cadre un énorme M : celui de McDonald’s, porté par cinq personnes, comme le Sacré-Cœur, comme un Christ. Ils le portent pour l’ouverture d’un nouveau McDo sur la place des héros de la liberté. Tout le film s’est construit autour de ça. C’est un exemple où il faut être disponible, dans un climat que tu as créé toi-même. Tu attends quelque chose et ça arrive. Je travaille dans un cadre pré-écrit, et cela survient dans un univers que tu contrôles… à peu près. Ne pas louper les moments qui te paraissent importants. Comme disait Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle ; maintenant, Athènes capitale du XXIe siècle, comment je vais le trouver, ça ? Je ne sais pas, mais je sais que je ne veux pas le louper. Personne n’est complètement dans les mêmes dispositions que moi, donc seul, quand ça arrive c’est un bonheur inouï. Imagine, tu te retournes et tu vois… Antigone ! Tu vois McDo ! Quand ça marche, c’est merveilleux.
Souvent aussi, je filmais et ça ne marchait pas. Je suis allé à Fukushima et rien ne marchait. Il y avait des choses intimes, très délicates qui se passaient, à pleurer ! Avec le téléphone, j’ai fait des images dont je me suis servi. Mais par moment tu dis basta ! Au Japon, je filme les choses qui me semblent belles. Par exemple, au spectacle No, avec ces voix incroyables. C’est interdit de filmer et je filme quand même. On m’a empêché plusieurs fois. Mais si c’est vraiment trop intime, j’arrête de filmer. Parce que je vais trembler, je ne vais pas savoir quoi prendre. Je n’ai pas la maîtrise de l’émotion.
Ce qu’on fait n’est pas recherché, pas vendeur ; on n’est pas dans la norme du commerce. Et on s’en fout. J’ai vendu 5 ou 6 films à la télé, pas plus, dont un film sur la tempête à France 3 Bretagne. Tout ce qui est hors circuit, aujourd’hui est impossible à diffuser. Même sur des sujets qu’ils veulent maîtriser, ils ne veulent pas acheter. Ils ont leurs équipes, payées au mois. J’ai vu les tempêtes de 1987, filmés par vingt-cinq opérateurs de la télé. Tu es accablé d’ennui, cinq ou six auteurs ont fait des films sur un ton différent sur cette tempête, aucun de leur film n’est passé. J’ai un copain franco-iranien qui fait un film en Iran sur la colombophilie, sport national, très populaire, très anti-système : interdit ! C’est un film sur les ayatollahs, jamais il aura un sou en France.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
J’ai tout monté seul, jusqu’en 1995. Après au CNRS, j’ai monté avec Marc-François Deligne. Mes films, c’est la voix : dire avec distance, dire maintenant, sur une époque d’il y a vingt ans. Je ne mets pas de musique d’ambiance ; quand il y a une musique, c’est qu’elle est déjà dans le plan.
8- FIN DE LA SOLITUDE
Pendant le film, j’ai tendance à peu parler à mes camarades autour ; on parle avant, ou après. Par contre, je parle tout le temps à la personne que je filme, même si ce n’est pas très bien. J’arrête la caméra, je reprends. Je m’en fous qu’il n’y ait pas toute l’image, pas tout le son. Pour le son, ça m’embête un peu, c’est mon côté ethnologue, car j’ai besoin du son pour composer une histoire, pour recomposer, faire un montage écrit, plus que de l’image. Tout tourne autour du temps, de l’espace et du son. S’il n’y a pas l’image, je ne me plains pas tellement ; s’il n’y a pas de son, je suis malheureux. Alors quand quelqu’un me dit : « Arrête ta caméra et on parle », j’arrête, ça ne me dérange pas.
Je suis tout seul 9 fois sur 10, mais j’ai besoin d’en parler… et c’est pas toujours facile. J’ai des copains comme Perreti ou le Tacon, Bernard Andrieux (un filmeur breton aussi), des copains qui travaillent comme moi, on a les mêmes configurations de travail. Souvent, on m’invite dans des Écoles d’Art deux trois fois par an (Marseille, Dijon, Poitiers, Limoges, etc.). C’est une manière intéressante de mettre en jeu ce que tu fais. Quelque fois, ça se passe mal. Ça m’est arrivé à Poitiers une fois, un mec qui m’en voulait, et disait que tout ce que je faisais était nul ! Je lui ai dit : « ça m’intéresse beaucoup ». Beaucoup plus que de dire que tout est bien. Il était hargneux, et c’est bien quand ça arrive « C’est dégueulasse votre truc ! C’est complètement rétro » – Expliquez-moi ?
9- DIFFUSION
Il n’y a plus de diffusion de nos films à la télé. Je n’envoie plus un film à Arte, jamais. Pas la peine, temps perdu. Je n’envoie plus un film dans les festivals, trop de travail. Je ne les passe que quand je suis invité. La dernière fois, c’était à Guingamp, j’ai été reçu merveilleusement bien, comme si j’étais une star, hôtel 4 étoiles, etc. Moi, je ne suis pas une star, mais à Guingamp je veux bien ; il y a l’équipe de foot et moi pendant 12 heures. Grâce à ça, de ne pas être connu, les gens qui viennent ne viennent pas pour toi, ils viennent pour le sujet. Et ça, c’est intéressant. Tu passes 15-20 fois par an, y compris dans un truc improbable, sous une tente, il pleut, avec un écran en drap, j’adore ça. C’est complètement ringard, mais intéressant, parce que des gens sont venus sous la pluie. « Pourquoi vous venez ? » – « Parce que le sujet m’intéressait ». Mais ces petites séances me rappellent tellement le début du cinéma militant. Ça engage tellement la conviction des cinquante personnes qui sont là que, toujours, il y a interaction entre les gens et toi ! Fabuleux !
Grâce aux images que les gens ont vues, des images du passé, du temps de leurs parents et grands-parents, un village abandonné par exemple dont je parle dans mon film. C’est toujours intéressant d’être tout seul avec ton film ; tu te lances à l’eau, et tu as à gagner un dialogue possible avec des gens qui en ont aussi lourd sur la patate. J’aimerais beaucoup avoir un grand public, quand même, mais je ne l’ai pas…
10- CONSÉQUENCES
Dans mon ancien couple (avec G. Delbos), oui ; dans celui-ci, non parce qu’elle n’est pas du tout dans l’image, ce n’est pas son truc. Mais la femme avec laquelle j’ai été avant, on travaillait ensemble. Elle était co-auteure tout le temps. C’était important parce qu’on essayait de faire en sorte que les réponses qu’on avait à l’extérieur fassent retour sur le couple. C’est difficile, mais ça marchait quand même.
À l’époque, on faisait des collectifs. On était tout seul, on travaillait tout seul, mais dans un collectif, avec qui on partageait beaucoup. C’était pareil en couple. On partageait tout, on parlait de tout, un travail d’osmose permanent, qui ne posait pas de problème de : « qui signe ou pas ? Qui est auteur ? ». Jamais. On signait tous les deux, ou on ne signait pas. Ou on mettait « Collectif Torr e Ben ». C’est plus tard, après, qu’on a mis Geneviève Delbos, Patrick Prado. Dans un couple, un couple amoureux, ce n’était pas important, non plus. Il n’y jamais eu de conflit autour de ça.
Est-ce que j’aurais voulu avoir un film sur un grand écran, vu par 300 000 personnes ? Cela ne m’a jamais tenté, mais cela m’a toujours interrogé et ça m’interroge encore. Quand mon film a été classé 1er prix à Lyon, ou je ne sais pas où, j’étais gêné. Premier Prix du Grand Concours. Applaudissements. Tu es content et en même temps tu ne sais pas pourquoi tu es là. Pourquoi ça marche, pourquoi pas les autres. Je m’en fous, en fait, je m’en fous complètement. Mais tu as envie de voir des gens, nombreux, qui disent : « ça change quelque chose ». Et en fait, ça ne m’est jamais arrivé. Mais ça me paraît normal. On ne peut pas non plus passer à la télé. On ne peut plus. Il y a trente ans je pouvais.
J’ai rêvé de faire une très belle fiction, avec ce petit matériel, en maîtrisant tout, à deux ou trois, pas plus. Je rêve encore de ça, comme un but inaccessible. C’est vrai qu’on rêve toujours de faire une belle œuvre avec rien. Un artiste peintre ou une copine sculpteur veulent faire du Rodin avec presque rien. Tu sais que c’est pas possible, tu n’arrives pas au bout, parce qu’il y a les problèmes techniques ou financiers ; mais j’avoue que j’ai rêvé une fois ou deux de le faire. Je n’ai pas essayé d’entreprendre le chemin pour y arriver, je rêve encore, avant ma mort, de faire un film avec des petits trucs de rien du tout, à 1 000 euros, mais parfaitement calé sur le plan technique ; il faudrait des copains ; je t’aide pour un film, tu m’aides pour un film, comme on a fait il y a vingt ans. Et on fait un grand film, grand, public. On s’en fout normalement, mais là ce n’est pas réglé, c’est pas du tout une angoisse, c’est pas du tout un manque ; mais c’est une belle histoire que tu aimerais voir un jour accomplie. Et comment se fait-il que même nos très beaux films, et sérieux, ne soient pas achetés par les acheteurs de la télé ? Ils savent que c’est beau, ils le savent ! Même si le langage est différent, ils savent que c’est beau ! (rires).
Entretien enregistré au magnétophone le 11 septembre 2015
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 284, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)