Réponses de Vivianne Perelmuter

0- POURQUOI FILMEZ-VOUS SEUL-E ?

Parce que des fois, l’expérience, le vécu, la rencontre, s’éprouvent, ne peuvent s’éprouver, que dans l’intimité, la solitude, ce silence-là, cette qualité de présence aux choses et aux êtres. Marcher dans la rue seule la nuit par exemple. Ce ne serait pas pareil avec une équipe. Je n’aurais pas le même rythme, la même attention mêlée de disponibilité, les mêmes pensées que je ne maîtrise pas.

Il est également arrivé que je tourne seule par manque de moyens. Mais, comme toute contrainte de départ, cela génère de nouvelles et belles questions, cela devient stimulant.

1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION

  • a- Toujours seule ? J’ai travaillé avec des équipes, parfois de vingt-cinq personnes, parfois juste trois.
  • b- Autres pratiques en solo ? Je n’ai jamais songé à cela, jamais fait ce lien. Mais peut-être oui : l’écriture.
  • c- Quand j’ai commencé, à 16 ans, d’une manière encore très artisanale avec le Super 8, ce n’était pas vraiment une décision. C’était juste comme ça. Mais cela sédimente une pratique. Je la poursuivais en pointillé plus tard, en vidéo, de manière confidentielle, tandis que je tournais mes films en équipe, la plupart en pellicule. Pour réjouissant qu’ils furent, ces tournages me laissaient de plus en plus le sentiment d’être à côté de moi-même. J’ai réduit les équipes au minimum : deux personnes. Isabelle Ingold prenait le son, moi je devenais une femme caméra. Cela a correspondu au moment où je m’engageais davantage dans une démarche documentaire. Bien sûr, c’était également lié à une question de budget. Mais cette donnée est de manière indiscernable autant une cause qu’un effet. L’intimité, la souplesse, la qualité de présence ainsi (re)trouvées me convenaient, devenaient essentielles, constitutives de la démarche elle-même. Bien plus tard, le GREC et Documentaire sur Grand Écran m’ont proposé (ainsi qu’à neuf autres cinéastes) de réaliser une lettre en vidéo de trente minutes maximum. Il n’y avait pas un rond, très peu de temps. J’ai donc tourné ce film toute seule cette fois. Et ce fut très joyeux, et cela m’a libérée je crois.
  • d- Oui. Des fictions en équipe nombreuse : de quinze à vingt-cinq personnes ; des documentaires en équipe réduite : de quatre à deux.
  • e- Oui successivement et parallèlement. Et aussi à l’intérieur d’un même film. Pour mon long métrage Le Vertige des possibles, j’ai tourné certaines scènes avec un ingénieur du son, une assistante, des “comédiens” et d’autres, toute seule.

2- TOURNAGE

  1. La toute première fois
    • a- Le budget était réduit au minimum : deux cassettes DV, un jour de mixage, quelques heures d’étalonnage pour un film de 25 minutes.
    • b- Une PD 150, un micro K6 avec une capsule hyper directionnelle, un mini-disque avec un petit micro stéréo son.
    • c- J’ai ressenti un vif sentiment de présence, présence au réel, à l’imprévisible, à ce qui surgissait. Je pouvais prendre mon temps, rester longtemps dans un lieu, sentir le lieu. C’était une manière de vivre en tournant. Cela me permettait également de concilier exigence et hasard.
  2. Différences et spécificités
    • a- Le sentiment d’être plus en face de ce que je filme, d’en faire partie, d’y être inscrite.
      Le sentiment d’y mettre ma peau. Le sentiment à la fois d’une concentration plus acérée et d’une disponibilité plus grande. Le sentiment d’être plus libre dans le rapport au temps, dans la manière de suivre des intuitions, des associations intempestives d’idées ou de me caler sur des changements atmosphériques, météorologiques, mes sautes d’humeur. Le tournage est moins séparé (pour aller vite) de la vie. De la vie de mon corps aussi, postures et aussi bien sensations. Je filme dans un café et bien, je suis assise dans ce café, j’habite le lieu, les lieux pour les filmer. Et cela n’implique ni une fascination de l’immédiateté, ni du pris sur le vif. Au contraire : on prend du temps pour s’immerger, pour composer le cadre, on prend du temps pour capter les temporalités d’un lieu. Il y a justement un travail préparatoire supplémentaire qui se joue pendant le tournage lorsqu’on tourne seule. Une mise en disposition, une imprégnation. Alors qu’en équipe sur le tournage, le temps avant la prise est souvent un temps de mise en place technique. L’absence de gêne à traîner, à m’entêter sur des détails. Le plaisir de ne pas parler des fois, d’être juste des yeux et des oreilles. Être libérée de jouer un rôle. Être soi et en même temps personne. Le sentiment d’être à la fois, là, vraiment là, et de disparaître. La possibilité de concilier la rigueur et l’imprévu. La possibilité de fabriquer autrement les questions, les problèmes à affronter, de pouvoir autrement les résoudre : par exemple se focaliser sur la question du point de vue, sur la lumière, mais d’une manière sensible, pas technique. Même si la technique importe évidemment.
      Un tournage seule me semble plus physique encore, c’est éprouvant, c’est une épreuve.
    • b- Caméra « outil de résistance ? » Oui, aux manières standardisées de taire, car on peut chercher, chercher ce qu’on cherche. On définit ses propres protocoles à chaque fois. On ne peut éviter les questions éthiques, et elles vous convoquent sans ménagement, sans tampon, personnellement, physiquement. Comment approcher les gens ? Cela est toujours vrai, sans doute, mais avec une petite caméra on ne peut pas ne pas être intimement mis en jeu, questionné. On n’est pas derrière la caméra. La caméra est un mode de présence, de vécu. On s’immisce parmi, on fait partie de ce que l’on filme. On peut plus facilement ne pas céder aux habitudes, aux modes. Tout est mis en question, depuis la pratique elle-même, depuis les situations dans lesquelles on se trouve, depuis la topographie des lieux, les rencontres de hasard. On n’exécute pas, on interagit. Alors le réel se révèle comme point de vue, comme perspective, non comme un fait, comme des faits, comme une fatalité. Plutôt comme une construction de faits. Mais cela étant dit, je crois qu’une grande caméra peut aussi jouer comme résistance.
    • c- Les deux vont de pair : la résistance et l’invention. Inventer c’est sortir des rails, c’est donc résister à une manière dominante de faire, et de voir. Et par conséquent, voir autrement, voir autre chose. Les évidences vacillent.
      Pour moi, il s’agit moins d’une introspection que de devenir une surface plus sensible.
      Être engagée oui, mais afin d’atteindre un anonymat, un fonds commun.
      Un outil de mémoire oui aussi, mais non pas au sens d’explorer des souvenirs personnels, mais plutôt de s’ajuster à la manière non linéaire avec laquelle procède la mémoire : associations d’idées, reprises.
      Au sens également de constituer des archives, mais ras du sol, dans les replis du quotidien. Écrire autrement l’Histoire. La re-monter.
  3. La caméra tourne
  1. Ce qui déclenche le geste de tourner :
    • a- Improvisation ou préparation ? La conjonction des deux, précisément leur conjonction. Il faut une grande préparation, notamment des repérages, une réflexion, des lectures de toutes sortes, afin d’accueillir le hasard, d’en faire quelque chose. Il faut un cadre ferme pour que le réel se révèle, comme en science, on définit un protocole d’expériences. Comme à la pêche : quel filet, quelles grosseurs pour les mailles ?
    • b- Oui tout cela. Pour autant que “voler” veuille dire capter quelque chose de quelqu’un dont il n’a pas forcément conscience. Comme dans l’amour. Sûrement observer. Avoir le temps d’observer et pas selon une distance froide. Apprendre à observer. Filmer seule me permet d’apprendre.
    • c- Oui mais pas systématiquement. En fait c’est un va et vient : une thématique et une idée préalable au montage, des intuitions, puis le tournage qui les bouscule, les relance, inspire de nouvelles idées parfois très précises de montage.
    • d- Les deux.
  2. Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
    • a- Tout cela oui, comme dans une vraie relation. L’intimité est cruciale, car il s’agit, même dans une optique épique, de filmer des êtres dans leur singularité, pas dans la généralité des données psycho-sociales. Elles sourdent bien sûr mais je ne crois pas qu’on filme une identité. Moi, dans tous les cas, cela ne m’intéresse pas.
      Et puis, même s’il y a de l’empathie, elle doit s’accompagner d’une tendre cruauté. L’étoffe des êtres est moirée, il ne s’agit pas de lisser. J’aime d’ailleurs ne pas tout à fait comprendre ceux et celles que je filme. Qu’ils/elles conservent leur énigme. C’est pour ça que j’aime de plus en plus filmer des animaux. Il y a un lien et une différence radicale. Je ne peux faire semblant d’être dans leur tête. C’est un autre monde. Et cela m’aide avec les humains.
    • b- Droit à l’image ? Pas vraiment une indifférence. Mais selon, je demande l’autorisation ou pas.
    • c- Partenariat : Il peut y avoir la proposition d’un partenariat – chaque film est un prototype, avec son protocole spécifique – mais le cabotinage est quelque chose que je préfère éviter. Cela ne me touche pas. En revanche, de mettre en regard des moments où un personnage joue un rôle, endosse un costume, est rattrapé par des stéréotypes, cela m’intéresse pour autant que le montage déplie différentes facettes. Surtout ne pas figer l’autre. Que le film soit même l’occasion que la personne s’explore, explorer d’autres possibilités d’elle-même, d’autres légendes d’elle-même.
    • d- Retournement : Cela n’est jamais arrivé jusqu’à présent. Mais cela deviendra possible, en tous les cas je le souhaite dans mon prochain film.

3- L’IMAGE

  • a- Petite caméra, mais jamais en automatique. Rien en automatique.
  • b- Réglages : Oui. Je trifouille dans tous ces paramètres.
  • c- Souvent, un pied caméra, parfois un réflecteur, une lampe.
  • d- Une esthétique ? Peut-être oui, l’esthétique liée à des plans longs, où alternent des non-événements et des événements minuscules. Je filme davantage en plans fixes.

4- LE SON

  • a- Micro extérieur branché sur la caméra + selon, un enregistreur stéréo Roland et /ou HF.
  • b- Stéréo ou mono ? Les deux, selon ce que je filme.
  • c- Limite ? En effet, c’est la question. Tourner seule induit des contraintes qui parfois ne conviennent pas, par exemple une distance par rapport à ceux que l’on filme. Des fois, j’aime justement être amenée à enregistrer le son après. Quand il ne s’agit pas d’êtres humains, je peux poser mon enregistreur stéréo et l’enclencher simultanément à la prise de vue. Cela engage d’autres rapports entre image et son. Mais je me heurte parfois, oui, à un problème technique : avoir un son synchrone d’une qualité qui en capte le grain, la sensualité. Je ne sais pas bien me servir des HF. C’est peut-être pour cela que je préfère un son perché. Et seule évidemment, cela est impossible.
  • d- Preneur de son ? Lorsque je filme plusieurs personnes qui parlent.

5- LA PRODUCTION

  • a- Les deux.
  • b- Dans le domaine de la production, je décide seule quand commencer à tourner, combien de temps, avec quel matériel. Mais je discute avec le producteur de ces choix ; avoir à les formuler me permet d’y voir plus clair, mieux voir ce que je cherche. De la même manière, je discute avec lui de mes partis-pris esthétiques. Quant à la “stratégie” de financement, c’est une discussion avec le producteur, mais je l’écoute davantage et suis ses intuitions.

6- LES RATAGES ET LES EXTASES

  • a- Extase ? Oui. Parce que j’étais impliquée, parce que je vivais le moment, les surprises.
  • b- « Rater » ? Choisir entre la vie et le cinéma ? Cela est arrivé. Des fois, je ne le vis pas comme un ratage. Cela fait partie de l’éthique du tournage. Mais j’ai pu aussi regretter d’être submergée par une émotion qui me faisait arrêter de tourner. Il y eu cette scène où un personnage était si ému, et ce qu’il disait était si beau, qu’au lieu de continuer à tourner, de filmer le silence après les mots, je me suis précipitée pour le prendre dans mes bras. Je l’ai fait autant parce que j’étais submergée que pour lui. Mais je le regrette.
  • c- Pas certaine de comprendre la question.
    En tous les cas, cette triade (timidité, peur et audace) fait partie de la démarche, même en dehors de la question de sortir ou pas du cinéma commercial. C’est particulièrement prégnant dans le documentaire. Aller vers des gens que l’on ne connaît pas, qui ne vous ressemblent pas, vers un monde si différent, et oser leur demander : comment ça va chez vous ? Comment vous faîtes ? Qu’est-ce que vous voyez de là où vous êtes ? C’est ce que j’aime (en tremblant) : sortir de l’entre soi. Et risquer la rencontre.

7- MONTAGE ET ÉCRITURE

  • a- Monter seule ? Seule et pas seule. Même lorsque je travaille avec une monteuse, j’ai besoin de mettre les mains dans la matière. En ce moment, je désire plutôt travailler avec quelqu’un.
  • b- Retravailler le « direct » ? Oui. Dans tous les sens. Le montage est pour moi une étape essentielle. C’est un matériau au même titre qu’une musique, qu’un son seul. Il y a une autre temporalité que je travaille, recherche en montage. Et un autre rapport entre image et son.
  • c- Changement ? Une plus grande liberté qui permet notamment de mélanger des temps : être en montage et repartir tourner ou simplement enregistrer des sons, des ambiances. Le montage donne des idées et stimule d’autres circuits cérébraux. Un autre changement a consisté à filmer davantage en plans fixes.

8- FIN DE LA SOLITUDE

  • a-b- Au moment de l’écriture : aller-retours avec des collaborateurs ou le producteur. Au moment du montage parfois. Au moment du mixage toujours.

9- DIFFUSION

  • a- La sortie de mon long métrage Le Vertige des possibles m’a ouvert une voie vers le public. J’étais présente à de nombreuses séances. M’importaient les échanges après, la co-présence. C’était ma responsabilité, je leur disais que c’était aussi la leur, et ce fut une grande joie, un petit miracle, une réalité nouvelle. J’essayais d’éviter un jeu de questions-réponses. Je voulais les entendre, qu’ils parlent, qu’ils se parlent. Que la salle se transforme en lieu de présence. Et j’ai eu l’impression d’assister à un chœur. La séance ne se terminait pas avec le générique de fin. À un moment, on a même prolongé les échanges dans un café tout près. Et ce qui me ravissait, c’est que des gens très différents se rencontrent.
  • b- Je présente mes films et le ferai de plus en plus. Le Vertige des possibles est resté cinq mois à l’affiche, et ce fut une expérience qui m’a bouleversée. Il arrivait que je demande à un-e ami-e, ou même quelqu’un que je ne connaissais pas, de m’accompagner. Je lui proposais de faire une petite “performance” à l’issue de la projection, juste avant d’échanger avec le public. Je lui demandais quelque chose d’intime à partir du film. Je voulais surtout que ce soit des gens très différents : des écrivains, des psychanalystes, des géographes, des philosophes, etc. Créer des passerelles, des résonances. Ces personnes avaient un savoir mais aussi un charme. Et la générosité de s’exposer. Ou bien je sollicitais des comédiens (pas ceux du film) pour lire une scène du scénario, une séquence non montée par exemple. Françoise Lebrun notamment est venue.

10- CONSÉQUENCES

  • a- Personnelles et/ou intimes : Oui. Parce que les frontières se brouillent, s’estompent. Frontières entre le temps de la vie et celui du tournage, entre la sphère intime et celle du travail. C’est sans doute toujours vrai, mais quand on filme seule, c’est vertigineux.
  • b- Dans le cinéma, les médias ? Peut-être une radicalisation. Et donc, une marginalisation. À la fois la presse, du moins certains journalistes, ont eu le courage de soutenir mon long métrage. Un grand article dans Le Monde, une page dans Libération, pour un film sorti dans une seule salle.
  • c- J’ai gagné en liberté, en audace, en sensations. Je me permets de tout questionner, et dès lors de repenser à chaque fois les configurations pour le tournage, le montage, le mixage, les tempos. Repenser la manière de collaborer. Je travaille avec plus de temps, sur le temps. Mais pour les financements, c’est difficile. Vous avez beau avoir de l’exigence, ils se disent que vous n’avez pas besoin de sous. Et si j’aime bien faire avec peu, peu n’est pas rien. Il faut des sous, mais pas aux endroits habituels. Les sous, c’est pour le temps par exemple en tournage, mais aussi en montage et en mixage. Je ne peux dire que j’ai perdu, mais j’aimerais filmer à nouveau en travelling. J’en ai fait beaucoup seule, avec quelqu’un qui conduisait la voiture. Mais parfois, cela nécessite davantage de personnes et un autre matériel. Et là, je sens que je dois repenser ma configuration et l’économie qui va avec. Des fois, il m’arrive aussi de désirer la collaboration ponctuelle d’un-e chef op. Sûrement d’un machino.

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 276, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)