Reprises en salle

Simone Vannier

L’Association Documentaire sur Grand Écran s’est fondée sur la conviction que le documentaire ne trouverait sa juste place cinématographique que s’il était diffusé en salle et confronté à l’adhésion d’un vrai public.

Ce pari risqué de mettre les films documentaires en concurrence avec les films de fiction n’aurait pu être tenté sans l’appui d’institutions telles que le CNC, la Scam, la Procirep et la Drac Île-de-France. Une telle tentative de réhabilitation d’un genre ne pouvait adopter d’emblée un caractère commercial.

Tous les partenaires suivraient attentivement le développement de cette mise à l’épreuve. Le documentaire tiendrait-il la route ?

Bien entendu, il y avait, derrière cette programmation expérimentale un autre enjeu, celui de la production du documentaire, l’idée de vérifier s’il était possible d’inverser la tendance et de restituer une destinée cinématographique aux documentaires. Que la diffusion télévisuelle ne soit plus une condition sine qua non à la conception des films. Qu’il y ait l’alternative d’un autre circuit de distribution.

Utopie ? Pragmatisme plutôt, inspiré par l’urgence et la nécessité, et partagé par quelques producteurs lucides.

Paradoxalement, et compte tenu de la quasi disparition de la tutelle d’un service public, c’est en le soumettant de nouveau au verdict des spectateurs de salles de cinéma que le documentaire avait le plus de chance de retrouver une liberté de création, d’échapper aux dictats imposés par les chaînes de télévision : format (vidéo), durée limitée, façonnage standard où l’image sert de support à un discours, véhicule de savoir. Dictats eux-mêmes inspirés par la toute-puissance de l’audimat qui dénie au documentaire la possibilité de mobiliser une large audience, s’il ne revêt pas la forme d’un magazine ou d’un dossier.

Documentaire sur Grand Écran faisait le postulat inverse, celui de l’existence d’un public avide d’un autre type de documentaire que le modèle télévisuel, et qui accepterait de se déplacer pour découvrir un regard d’auteur.

Immédiatement, le public confirma notre attente. La réponse fut manifeste et régulière. Nous en étions d’autant plus gratifiés que la presse embarrassée par ce nouveau type de distribution, inhabituel, ne pouvant nous classer dans la rubrique des festivals nous passait le plus souvent sous silence.

Obtenir que les films soient annoncés correctement dans les programmes fut une longue bataille qui n’est pas encore gagnée.

De rares échos dans la presse, mais une moyenne de trente spectateurs par séance pour la saison 1992-93 dans les cinémas Utopia (à 18 heures) et l’Entrepôt (toute la journée du dimanche).

Qui étaient-ils ? De vrais amateurs, curieux et passionnés qui remplissaient volontiers nos questionnaires pour recevoir nos programmes chaque mois. Ainsi se dessinait petit à petit une photographie du public de documentaire. Pas d’homogénéité d’âge – de 20 à 65 ans – mais une même identité socioculturelle.

Ils étaient plus nombreux pour voir ou revoir les classiques (Franju, Resnais, Chris Marker, Rouch), attentifs aux documentaristes déjà connus (Johan van der Keuken, Pierre Perrault) et évidemment cinéphiles (Jacques Rivette, le veilleur de Claire Denis). Lecteurs du journal Le Monde ils firent honneur au premier film : DMB 91, d’un jeune cinéaste russe inconnu, Alexei Khanutin et furent plus circonspects, attendant le bouche-à-oreille pour des nouveaux talents, non encore touchés par la renommée (Bob Connoly, Artavazd Pelechian, Guy Olivier, Richard Dindo, Jorge Bodanski).

Ils furent très assidus aux débats qui prolongeaient certaines séances en compagnie des auteurs et de critiques de cinéma, ethnologues, historiens.

Bref, ils étaient présents, ils revenaient, ils nous encourageaient mais ils n’étaient qu’un échantillon du public potentiel. Des éclaireurs en quelque sorte. Allaient-ils se multiplier ?

Pour imposer le documentaire, il fallait dépasser ce phénomène de cinéphilie et tenter de toucher une plus large couche de spectateurs.

Dans cette perspective, un double choix de programmation a été fait pour la saison 1993-94. Hors cycle le film de Mark Achbar et Peter Wintonick : Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, en si parfaite résonance nous semblait-il avec le public – ce qui fut aussitôt confirmé – et un cycle De la Folie, quatre films sur le même thème : un classique du cinéma direct Regard sur la folie de Mario Ruspoli, un inédit du grand documentariste Fred Wiseman Titicut Follies, deux œuvres de jeunes cinéastes Histoires autour de la folie, 1 et 2 de Paule Muxel et Bertrand de Solliers, Traces de pas d’Anna-Célia Kendall, auxquels viendrait s’adjoindre fin mars l’admirable film de Renaud Victor : Fernand Deligny, à propos d’un film à faire.

Nous avons longuement débattu des avantages et des inconvénients d’une programmation à thème. Le principal avantage est l’indication du contenu, le spectateur sait ce qu’il va voir: effet d’annonce indispensable quand une manifestation n’est pas accompagnée d’un campagne de presse. Le risque est qu’il mette l’accent sur le sujet au détriment de la forme et éloigne ainsi le public d’une approche cinématographique du documentaire, passage obligé de sa réhabilitation comme film à part entière.

Quoiqu’il en soit, cette classification, commode pour informer les salles de province, fut adoptée dans un souci d’efficacité, en dépit de l’effet réducteur, prévisible, sur les débats de fond.

La nécessité d’une programmation régulière de documentaires dans les salles de cinéma ne pourrait être démontrée, si nous restions entre initiés. À long terme, elle devrait même prouver sa rentabilité.

Très rapidement, l’indice de fréquentation fut doublé par rapport à la saison 1992-93 sur une période de quatre mois (novembre 93-février 94). Il est difficile d’analyser la part de fidélisation au label Documentaire sur Grand Écran, conséquence d’une information permanente: envoi des calendriers mensuels aux personnes inscrites à notre fichier, distribution et affichage dans les universités… et de notre présence depuis janvier 1993 dans le même cinéma: l’Entrepôt (entre temps un changement de propriétaire nous ayant fait perdre notre deuxième salle : l’Utopia), et la part de mobilisation due au caractère brûlant des problèmes de santé mentale dans notre société…

Nous ne sommes pas redevables de cet engouement à la presse qui fit un sort enviable au film consacré à Chomsky mais fut plus réservée pour les autres titres, y compris vis à vis des signatures prestigieuses telles que Mario Ruspoli et Fred Wiseman. À noter le score plus qu’estimable de la première œuvre de Paule Muxel et Bertrand de Solliers, Histoires autour de la folie dont la seule rumeur publique est responsable.

Notre public est-il différent en 1994 ? Il appartient toujours à la même catégorie sociale, mais plus spécifique. De socio-culturel il est devenu socio-professionnel. En particulier, les étudiants sont nettement plus représentés que la saison précédente.

Et, à notre satisfaction, l’esprit ciné-club demeure. Pour le même film, les spectateurs sont nettement plus nombreux aux séances suivies de débats. La personnalité des intervenants ne joue que faiblement – chacun draine sa part de fidèles – sauf si Fred Wiseman ou son ami le cinéaste Robert Kramer viennent répondre en personne aux questions de la salle après la projection de Titicut Follies. L’important pour eux est l’échange après le film, la confrontation de points de vue et le temps d’une heure réservé à la discussion parait toujours trop court.

Notre objectif principal, la rencontre avec le public, est atteint. Nous avons le plaisir de voir les mêmes personnes revenir chaque semaine pour suivre l’intégralité du cycle. Conscients sans doute du caractère exceptionnel, militant de l’entreprise, ils viennent nous remercier et nous exhortent à continuer.

À la lumière des progrès enregistrés en presque un an et demi d’exercice, que conclure ? Certes, les résultats sont encourageants. Chaque dimanche, à l’Entrepôt, le public du documentaire confirme son indéniable vitalité.

Toutefois, l’expérience demeure fragile, à la merci d’un cycle mal perçu, d’une concurrence sauvage, d’un budget insuffisant.

Continuer d’offrir au public un minimum d’initiation : la présentation du programme avant chaque séance, l’édition d’une plaquette technique pour chaque film, l’organisation et l’animation des débats, l’envoi d’un mailing mensuel d’information, représente un capital financier et humain difficile à assurer.

Documentaire sur Grand Écran a commencé un travail de fond qu’il ne pourra gagner que sur la durée. Il y faudra l’obstination conjuguée des institutions et du public. Souhaitons qu’elle ait lieu.

Le plus grand motif d’espoir ? La palpitation de la salle, perceptible au moment où la lumière se rallume après la projection, la participation intense des spectateurs aux débats, et leur jubilation, leurs signes d’intelligence quand ils arrivent au cinéma.

La tribu des documentarophiles s’agrandit. Un public, divers, intelligent, passionné affirme chaque dimanche son désir par sa présence à l’Entrepôt.

En eux, la conscience de l’importance du documentaire d’auteur qui est à la fois la mémoire et l’identité du monde et le sentiment que sa disparition progressive, semble-t-il, programmée à la télévision serait une véritable perte pour les citoyens qu’ils sont.


  • DMB 91 – Au cœur de l’Armée rouge | Alexeï Khanutin | 1990 | Russie | 56’ | 35 mm
  • Fernand Deligny, à propos d’un film à faire | Renaud Victor | 1989 | France | 1h07 | 16 mm
  • Histoires autour de la folie | Paule Muxel, Bertrand de Solliers | 1993 | France | 1h40 | 35 mm
  • Jacques Rivette, le veilleur – 1. Le Jour | Claire Denis | 1990 | France | 1h13
  • Jacques Rivette, le veilleur – 2. La Nuit | Claire Denis | 1990 | France | 57’
  • Regard sur la folie | Mario Ruspoli | 1962 | France | 47’ | 16 mm
  • Titicut Follies | Frederick Wiseman | 1967 | États-Unis | 1h21 | 16 mm
  • Traces de pas | Anna-Célia Kendall-Yatzkan | 1985 | France | 29’ | 16 mm

Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 85, 3e trimestre 1994)