Jean-Marc Manach
« Je crois qu’il y aura un cinéma, toujours, qui coûtera cher, et qui sera forcément un peu classique, et puis il y aura un autre, je dirais champ visuel, audiovisuel puisque c’est l’expression d’aujourd’hui, qui circulera, comme ça se fait déjà maintenant d’ailleurs, par les musées, par les cassettes, par des chaînes ou non câblées. », Jean Douchet*
Il existerait aujourd’hui plus de lieux de diffusion en vidéo qu’en cinéma, en ce qui concerne la création différente, indépendante (si toutefois l’on considère que l’art et essai n’est, ou quasiment, plus qu’une appellation), et le milieu de l’art vidéo ne cesse de prendre de l’ampleur. Le câble, les CDI, CD-Rom, et autres développements technologiques, vont modifier les modes de création et de conservation des films, des bandes, comme leurs diffusions, comme leurs rapports aux spectateurs.
La réalité virtuelle perturbe, questionne, redéfinit; à l’origine, et en ce qui concerne les applications les plus constructives, images et sons créés pour développer les potentiels humains, prothèses comme projections du sujet, identités éclatées; en somme, et aussi, quelque chose qui n’est guère éloigné des problématiques cinématographiques, de la création vidéo, des problèmes ou redéfinitions survenues avec la télévision.
Et puis, de toute façon le cinéma n’existe plus, n’existent plus que des cinéastes, de gré ou de force isolés, et continuant à travailler leur image du cinéma, image et cinéma, comme tout, émiettés; existe maintenant un univers fragmenté en différents genres esthétiques, modalités économiques.
Et l’on parle de « survie » du cinéma, de résistance massive à opposer (mais à quoi, ou contre qui ? pour la première fois dans l’histoire de l’art probablement, on accepterait ad vitam aeternam une façon de faire et de penser ?). Le sujet n’est vraiment plus là; bien sûr, tout cela pose problème, mais il s’agit avant tout de construire cette mutation, plutôt que de s’en effrayer, aux noms de revendications protectionnistes, identitaires ou nostalgiques.
Il s’agit de profiter des questions esthétiques, des développements économiques liés aux nouvelles modalités de diffusion, des redéfinitions du statut de spectateur, que cette mutation propose, ou permet, pour sortir des piétinements contemporains. Il s’agit de partir de l’image et de sa multiplicité afin d’investir cette mutation. De contrer l’émiettement en le redynamisant, pour le considérer comme éclatement. Il s’agit de pouvoir redéfinir son identité en la confrontant à d’autres, passage du collectif aux communautés, en interactions, diffractions.
Les Cent Lieux, réseau informel comptant en fait aujourd’hui plus de cent cinquante lieux de tous types, diffusant par moniteurs ou vidéoprojecteurs de l’art vidéo, mais aussi du documentaire, d’art ou non, des fictions, « etc. ». Exemple de réseau, comme on dit réseau câblé, ou FM, ou virtuel. Les réseaux non structurés de l’expérimental, du documentaire, du narratif différent – certains groupements régionaux de salles de recherche -, certains festivals ou rencontres, réseaux non-commerciaux, ou alternatifs, indépendants ou institutionnels. L’access public américain ou allemand, où, par câble et satellite, la diffusion s’organise de façon indépendante, critique, avec des programmations ouvertes. « Etc., etc. »
Un peu dans tous les sens et un peu partout, éclatement de la diffusion comme éclatement des référents touchant à l’esthétique, à l’économie, au social. Le narratif 35 mm en salle s’épuisant, on peut s’apercevoir de l’acuité de ces réseaux parallèles, communautés éclatées, qui sont moins des ghettos, miettes d’un gâteau mort à jamais, que les ferments de nouvelles identités politiques à même de nous emmener ailleurs, et autrement.
On ne peut plus raisonner la notion de public qu’à l’image de la création comme de la diffusion contemporaines, notions d’éclatement, d’ouverture: le public n’existe plus, il ne s’agit pas de cibler, il n’est plus constitué que de spectateurs, épars. Beaucoup ne viennent plus en salles, au vu aussi de l’ennui qu’on y trouvait, un « grand nombre » sont passés de l’art au culturel, mais, surtout, d’autres participent de ce refus « du » cinéma, parce qu’il ne s’y passe plus rien, ou si peu, passant de l’un au pluriel, s’en nourrissant. (De même, l’importance grandissante de la notion de programmation, pour confrontations, regards non unitaires).
Spectateurs cherchant un « jeune cinéma », comme on le disait de la modernité il fut un temps (révolu), une création qui construit la contemporanéité plus qu’elle n’en revendique la « valeur », donc forcément s’ouvrant aux images quelles qu’elles soient, n’en restant pas exclusivement à un genre donné (culture télé aussi), attitude trop insatisfaisante.
Multiplicité de la création contemporaine, de ses diffusions, mettant d’autant plus en évidence le problème de l’information et de sa circulation, tant à un niveau structurel qu’économique; et puis c’est de cela dont il s’agit aujourd’hui, pour qui veut agir, le pouvoir ne se définissant plus par les seuls financements obtenus ou accordés.
Si, en écho à Jean-Luc Godard, il n’y a plus de cahier, les marges n’ont plus de raison d’être, tout du moins pas comme telles. Il serait donc temps de les resituer dans l’espace de la création différente, indépendante, contemporaine, afin que l’addition de tous ceux qui œuvrent en ce sens puisse en constituer un autre pôle, plus indépendant parce que plus structuré, moins soumis aux aléas et isolements qu’entraîne la dépendance (directe, indirecte) aux systèmes ciné-télé institués, issu tant de la multiplicité des réseaux, des pratiques, que de l’éclatement de la notion de spectateur.
Alors D’un Cinéma l’Autre, association indépendante travaillant à développer l’« autre » pôle de la création en cinéma et vidéo, tentant la confrontation, les synergies entre les milieux, les genres. Tentative de créer un réseau des réseaux, informel bien sûr, parce qu’éclaté entre les différents genres, supports, esthétiques, économies, réseaux alternatifs ou institutionnels, commerciaux ou non, en cinéma, vidéo, nouvelles images, narratifs, documentaires ou expérimentaux, en art vidéo, animation, ou du côté du cyberspace, « etc., etc. », et dans l’ordre que l’on veut.
Deux volets principaux, à visées internationales: un forum, résurgence des Rencontres Internationales du Jeune Cinéma de Hyères, où, quels qu’en soient les genres, les supports, les durées, les financements, seront présentées de multiples approches de la création contemporaine. Cinq week-ends à Paris, avec le samedi des programmations d’œuvres récentes, et le dimanche des interventions de divers partenaires de la création « autre », présentant leurs recherches et leurs travaux autour de thèmes tant techniques, économiques, qu’esthétiques. Un label sera créé afin d’inciter les diffuseurs, et quels qu’ils soient, salle, musée, cave, galerie, télé câblée, à s’occuper des œuvres sélectionnées, leur facilitant l’accès aux publics, comme aux médias.
D’autre part, D’un Cinéma l’Autre compte publier un répertoire, présentation de toutes les structures œuvrant au sein de cette « virtuelle » communauté, créant un instrument de travail à destination des créateurs, producteurs, diffuseurs et autres partenaires, outil d’aide au développement des synergies comme des pratiques de chacun. Publication également d’un périodique présentant les programmations de tous ces lieux autres, outil de plaisirs plus que de travail, avec tout ce que cela peut comporter de découvertes, au-delà des clivages « du » public ou des « milieux ».
Affirmations de l’étendue et de la multiplicité des pratiques « autres » pour avoir également plus de poids face aux interlocuteurs financiers ou institutionnels, pour passer de politiques de résistance (aux systèmes audiovisuels normatifs, au Gatt ou à ceci-cela) à une politique constructive de réseau.
Si tant est que l’on puisse raisonner et travailler aujourd’hui, et de façon efficace, à partir de ce constat que le documentaire, l’expérimental, l’animation, la réalité virtuelle, le narratif, l’art vidéo… dans « l’ordre » qu’on voudra, n’existent pas, sinon comme spécificités, qu’ils auraient d’autant plus de sens aujourd’hui comme possibles ajoutés fonctionnant en interactions, et pouvant construire cette mutation globale, comme on peut parler ici de stratégie globale.
Quitter alors cette histoire centenaire « du » cinéma pour se décider à ce qu’il rentre enfin, qui dans l’histoire de l’art et ses fonctionnements, qui dans les communautés virtuelles et leurs possibles, tout du moins quitter l’ennui de ces années (post-)quatre-vingt et construire cette mutation qui nous guette, ne pas la laisser faire sans nous, puisqu’elle en passe par des redéfinitions de l’image et de ses identités.
Jean-Marc Manach, D’un Cinéma l’Autre
* L’ARmateur n°6 : « Que pensez-vous de l’état actuel du cinéma en France ? », p.20.
Publiée dans (page 111, )