Retrouvailles

Simone Vannier

Le cinéma est né documentaire et chaque fois que le besoin se fait ressentir, il revient à sa substance première comme à un bain de jouvence.

Projeter le documentaire sur grand écran c’est sans doute mettre en évidence une telle filiation à un moment où l’évolution du cinéma l’impose, c’est aussi retourner à la case départ en redonnant au documentaire son public premier, le public des salles.

Cette action, ce désir d’une expérience qui est un retour aux sources correspond à une triple nécessité.

Nécessité pour le documentaire de trouver son public

Public potentiel, immense que la télévision lui dénie, paradoxalement, après’ le lui avoir offert.

Le petit écran, dans la jubilation de ses premiers pas, quand il avait vocation d’être avant tout fenêtre sur le monde, fit la part belle au documentaire éclipsé par la fiction dans les salles de cinéma.

Puis la télévision changea de nature, devint elle-même lieu de représentation; véhicule de mythologie domestique et le documentaire, ce témoin du vif, y devint incongru, trouva malaisément sa place dans les grilles de programmes. D’où son exil. Soit à des heures tardives, soit dans une chaîne culturelle, où il ne touche, dans un cas comme dans l’autre, qu’un public restreint.

La seule manière d’échapper à cette fatalité, créée par l’Audimat, est de faire sortir le documentaire de son ghetto en prolongeant l’éphémère programmation des chaînes, en lui offrant une confrontation avec le public.

Il est urgent d’établir une complémentarité entre télévision et cinéma.

Complémentarité déjà amorcée entre Documentaire sur Grand Écran et la SEPT, alliance naturelle avec un producteur qui depuis sa création fait un travail de recherche sur le documentaire.

Une telle confrontation avec le public peut paraître risquée – l’habitude est perdue de se déplacer – et paradoxale au moment où le cinéma lui-même est en crise.

Par la nature de sa relation au réel, c’est dans les périodes de grande confusion que le documentaire est le plus à même de jouer son rôle. Il tend au spectateur un miroir qui lui redonne une identité. Grâce à la subjectivité de ses auteurs, il propose une distance. Face aux images gloutonnes de la télévision qui collent à l’événement, il restitue au temps sa durée. Par la diversité de ses formes et de ses propos, par un langage propre qui touche à l’imaginaire, par sa singularité même, il agit comme un révélateur.

Le goût de plus en plus déclaré du public pour le documentaire exprime la nostalgie d’un regard juste, d’un son vrai face au melting-pot informatif. La conscience d’une perte de sens ne peut qu’engendrer le désir d’aller voir autre chose, ailleurs.

Nécessité pour le documentaire de retrouver une liberté d’expression

Si le genre est en péril ce n’est pas faute d’auteurs, mais en raison des conditions aberrantes de création. La télévision souveraine impose partout dans le monde un modèle draconien. En amont de tout repérage, il lui faut la preuve noir sur blanc de la validité d’un film. Avant même d’être confronté à la réalité, les auteurs s’épuisent et épuisent le sujet en fournissant copie sur copie.

Il faut vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué

Ce qui est contraire à l’essence même du documentaire qui est découverte, défrichage, incertitude et doit pour être juste avancer dans l’inconnu. Un bon documentariste ne peut savoir à l’avance ce que sera son film.

La beauté du métier réside précisément dans ce risque qui coïncide avec le risque pris par le producteur à l’égard du réalisateur, et du public à l’égard du film.

Le retour au grand écran est une manière d’oxygéner la profession en la libérant des normes publicitaires, en suscitant une audience qui ne soit pas liée à la vie domestique, qui soit au contraire le fruit d’un élan de curiosité à l’égard du monde, le même élan qui a poussé l’auteur à tourner son film.

Seule une telle synergie peut faire naître des œuvres : le désir d’un auteur, le flair d’un producteur qui vont à la rencontre du spectateur.

Il y a dans l’air, perceptible, la demande d’un dialogue avec le réel qui ne soit pas codé, un besoin d’étonnement qui donne toutes ses chances à la libre parole des auteurs.

Une expérience commerciale de ce type ne peut qu’enrichir le petit écran, en l’éclairant sur les amateurs du genre – si difficiles à cerner, semble-t-il – et en instaurant les conditions d’un échange permanent entre cinéma et télévision.

Bizarrement, Paris plutôt en bonne position sur l’échiquier international dans le domaine du cinéma est en recul à l’égard du documentaire puisqu’il ne possède pas comme les autres capitales une seule salle spécialisée.

Il a fallu à Documentaire sur Grand Écran deux ans d’efforts soutenus pour mettre en place les conditions d’une programmation continue en salles. À partir du 20 janvier 1993, « le documentaire va au cinéma ». Le public suivra-t-il ? L’enjeu est de taille et nous attendons le cœur battant le résultat de ces retrouvailles. Nous ne rêvons pas, pas encore, de grandes fêtes médiatiques, mais de petites fêtes intimes, intenses qui sont la récompense de paris fervents.

Que tous les passionnés de documentaires nous fassent signe en honorant le courage des deux salles d’avant-garde de Paris : l’Utopia et l’Entrepôt.

D’avance, bravo et merci.
Simone Vannier


  • L’Utopia, 9 rue Champollion, Paris 5e
  • L’Entrepôt, 7, rue de Pressensé, Paris 14e

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 161, 1993)