Laetitia Fernandez
Durant toutes ces années, on nous a souvent demandé où nous nous situions, si nous faisions du reportage ou du documentaire. Saga-Cités était probablement à la lisière, une sorte d’entre-deux, entre le documentaire qui nécessite un travail dans la durée, une mise en forme, la construction d’un regard, une écriture qui témoigne de la singularité de ce regard et le reportage, captation plus immédiate d’une réalité, forcément restituée de façon plus superficielle malgré la rigueur et l’honnêteté déployées. L’expérience et une certaine connaissance du terrain acquises au fil des ans permettaient de se situer dans cet entre-deux.
Saga-Cités a disparu du petit écran le 22 juin 2002. Ultime apparition pour ce magazine qui était le seul en France à traiter des questions urbaines, de la place des communautés étrangères, des luttes contre les discriminations et du « vivre ensemble dans la cité ». Les premières années du magazine furent marquées par le désir de renvoyer une autre image de la banlieue et de l’immigration que celle traditionnellement véhiculée par les médias et plus particulièrement la télévision. Loin des « voitures qui flambent » ou de la parole donnée à des jeunes s’enfermant eux-mêmes dans une image attendue d’eux, Saga-Cités avec un parti pris un peu volontariste décidait de mettre en avant la richesse et les initiatives positives foisonnant dans les quartiers dits « difficiles ». Et puis, au fil des ans, le magazine a posé les problématiques dans leur complexité, sans angélisme, sans nier les difficultés rencontrées, s’efforçant de comprendre plutôt que de s’attarder sur les seuls symptômes visibles.
Saga-Cités aura existé pendant onze années, occupant une place singulière à la télévision française. Ce n’était pas une émission de divertissement. C’était une émission citoyenne, au sens noble du terme, qui ne versait ni dans la démagogie ni dans le discours sécuritaire et donnait à voir et à entendre une réalité difficile à appréhender, souvent victime de préjugés de la part des médias. Une modeste fenêtre ouverte sur un univers et des êtres humains trop souvent stigmatisés ailleurs. Un espace loin du discours majoritaire où s’exprimaient les sans-voix, ceux qui ne demandent jamais la parole. Cet espace d’expression et de réflexion disparaît, comme si sa place qui a toujours été à la marge n’avait plus lieu d’exister ni de légitimité. Car Saga-Cités a toujours été relégué à la lisière des programmes dominants, des heures de prime-time.
Où verra-t-on désormais chaque semaine ces lueurs d’espoir incarnées par des êtres humains qui se battent pour un monde meilleur ? Cette parole différente, parfois subversive, a de moins en moins l’occasion de se faire entendre. Faut-il donner un sens « politique » à cette raréfaction des espaces ou n’y voir que la conséquence d’une logique qui privilégie chaque jour un peu plus le sacro-saint audimat ? Peut-on aller jusqu’à dire que cette parole est confisquée, bâillonnée ou simplement n’est-elle plus jugée suffisamment digne d’intérêt et « porteuse » par des directions d’antenne qui sauraient mieux que quiconque ce que souhaite voir et entendre le téléspectateur ? Ces voix-là pourront-elles continuer à s’exprimer ?
Le temps
C’était possible grâce à des conditions de travail exceptionnelles aujourd’hui à la télévision. J’ai travaillé pendant sept années à Saga-Cités. Une expérience unique. Sept années de rencontres privilégiées. L’occasion de pouvoir offrir un autre regard, différent du regard dominant, d’essayer de restituer aussi fidèlement que possible la réalité entr’aperçue, ressentie, analysée. Le facteur clé était le temps. Un temps de repérage aussi long que nécessaire — oscillant entre deux et trois semaines — un temps privilégié dont le journaliste disposait sur le terrain pour découvrir la réalité dont il allait rendre compte. Prendre le temps de se documenter, de lire, d’être avec les personnes qui allaient être filmées ensuite et de tisser un vrai lien de confiance. Aller chercher cette parole, la solliciter, aider à la faire émerger, faire comprendre qu’elle était nécessaire, qu’elle avait son importance, qu’elle pouvait aider à des prises de conscience chez celui qui allait la recevoir, l’entendre. Chaque « sujet » nous prenait environ deux mois, entre le repérage, le tournage et le montage. Deux mois d’immersion totale dans une réalité qui, au fil des années, se faisait de moins en moins étrangère, se révélait de plus en plus dans sa complexité.
Il arrivait rarement qu’une idée de reportage émise par un journaliste se heurte à une fin de non recevoir par la rédaction en chef. La liberté éditoriale était totale. Même si nous n’étions pas à l’abri de l’autocensure, autre forme de censure insidieuse qui fait souvent des ravages dans notre profession, nous n’avons jamais subi de pressions malgré les thèmes abordés souvent délicats, loin du politiquement correct.
Je pense ainsi à la double peine, cette sanction qui condamne les étrangers ayant effectué une peine pénale au retour dans le pays d’origine à leur sortie de prison en France. Aux anciens combattants marocains qui réclament à la France depuis des années leur dû, une réparation légitime après toutes ces années de vie au service d’un pays qui ne leur reconnaît pas même le droit élémentaire de disposer d’un traitement équivalent aux anciens combattants français.
Je pense encore au droit d’asile, question plusieurs fois abordée à travers des êtres humains, des hommes et des femmes qui attendent souvent pendant des années la réponse de l’Ofpra, l’organisme qui décide de leur accorder ou non le fameux statut de réfugié politique. Ils vivent pendant des mois, des années, avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, suspendus au bon vouloir des officiers de protection, sans avoir le droit de travailler. Au traitement infligé aux médecins à diplôme étranger, ces hommes et ces femmes qui assurent le bon fonctionnement du système de santé français, dans les hôpitaux, au service des urgences, mais qui n’ont ni la reconnaissance de leur statut ni un salaire équivalent à leurs homologues français. Des questions sensibles, qui questionnent le rôle de l’État, d’une République qui prône un modèle d’intégration à deux vitesses et génère des dysfonctionnements.
Une chose est sûre : si Saga-Cités présentait l’essentiel des caractéristiques d’un magazine traditionnel (échappant toutefois au présentateur ou au plateau souvent de rigueur) à travers la voix du rédacteur en chef qui lançait le sujet, le journaliste a toujours revendiqué un point de vue s’exprimant rarement par le biais d’un commentaire mais par la place donnée à la parole des gens et à son organisation ensuite en salle de montage. L’absence de commentaire ne marquait pas l’absence de point de vue mais un choix délibéré, celui d’un certain effacement du journaliste devant les personnes interviewées et filmées dans leur quotidien. La place donnée à la parole de ces hommes et de ces femmes était essentielle, c’est grâce à elle que le téléspectateur pouvait peut-être mieux comprendre une réalité a priori étrangère ou méconnue, grâce à elle qu’il pouvait se sentir plus proche. Le magazine privilégiait les scènes de vie en s’efforçant d’être dans une proximité, éphémère certes puisque limitée dans le temps, des gens filmés. Ainsi, dans un sujet sur les travailleurs célibataires migrants vivant en foyer, la place consacrée aux images de ces hommes vivant ensemble, à travers la prière, les repas collectifs ou les assemblées d’associations villageoises, est déterminante. À travers ces images de leur quotidien passe le message essentiel — le pourquoi du vivre ensemble dans des conditions souvent difficiles, la nécessité pour ces hommes exilés loin de leur famille et de leur pays de partager leurs solitudes, les coups durs et les espoirs.
Nous avons eu la chance, en tant que journalistes travaillant sur un magazine, d’être la plupart du temps à l’origine des Saga-Cités réalisés, de pouvoir proposer et souvent d’avoir l’aval et la confiance du rédacteur en chef pour nous lancer immédiatement dans l’aventure. Il ne fallait pas attendre des mois, voire des années avant qu’un projet n’aboutisse comme c’est malheureusement trop souvent le cas pour ceux qui réalisent des documentaires, suspendus aux financements et aux décisions des producteurs et diffuseurs. Entre l’idée, le désir du reportage et le début de l’aventure, de sa réalisation, il se passait vraiment très peu de temps.
Chaque Saga-Cités correspondait ainsi à un désir fort de la part du journaliste et amenait très souvent à une forte implication personnelle. Nous étions cinq journalistes à travailler régulièrement pour l’émission depuis des années : Daniel Bouy, Nathalie Dollé, Sylvie Gilman, Yasmina Yahiaoui et moi-même. Dans les lignes qui suivent, je parlerai en mon nom. Car même s’il y avait une entité, une identité de l’émission reconnaissable à travers une démarche commune et des contraintes similaires, chacun avait sa sensibilité, son approche et il me serait difficile d’écrire « nous » sans donner l’impression d’inclure un peu abusivement les autres. Et puis chaque journaliste avait la possibilité de creuser son sillon et de revenir sur ses thèmes de prédilection pour de nouvelles explorations.
Étrangers là-bas, étrangers ici
Je me suis ainsi beaucoup intéressée aux hommes célibataires migrants vivant en France. À ceux qui vivent en foyers (en provenance d’Afrique du Nord mais surtout d’Afrique Noire) recréant la vie communautaire et la structure villageoise au sein même du pays loin des leurs et qui font l’aller-retour entre le foyer sécurisant et l’extérieur, entre le « village » recréé et la société d’accueil. À ceux, également originaires d’Afrique du Nord, qui continuent à vivre dans des hôtels meublés après des années passées en France, venus à une époque où l’hexagone avait recours à la main d’œuvre étrangère pour assurer son développement et qui arrivés aujourd’hui à l’âge de la retraite ne rentrent pas dans leur pays d’origine. À tous ceux se sentant étrangers là-bas, étrangers ici.
C’est ainsi que j’ai été amenée à filmer des hommes et des femmes qui vivaient des situations similaires dans d’autres pays. Au Burkina Faso, des jeunes femmes dogons quittent leur village d’origine pour la capitale Ouagadougou, se sacrifient pour faire vivre la famille restée au village. Dans une logique de survie, elles s’entassent à plusieurs dans de grandes cours, acceptant des conditions de travail proches de l’esclavage, et finissent par se retrouver prisonnières de la ville, dans l’impossibilité de retourner chez elles ni de s’intégrer dans le lieu d’accueil. Ces jeunes filles, qui restent entre elles et ont très peu de liens avec la ville et ses habitants en dehors du travail, me rappelaient ces hommes en France vivant dans les foyers ou dans les hôtels meublés. Toujours au Burkina Faso, les hommes et les femmes qui ont donné leur vie et leur force de travail à la Côte d’Ivoire et sont contraints de revenir dans leur pays natal me rappelaient également ces hommes en France qui n’arrivent plus à rentrer chez eux après des années d’un exil qui devait pourtant n’être que provisoire. Victimes d’un retour forcé après un exil plus ou moins bien vécu, ils se sentent souvent étrangers dans leur propre pays et ont du mal à retrouver leurs repères.
Je me suis également passionnée pour ces hommes et ces femmes qui font office de passerelles entre la société d’origine et la société d’accueil. L’ethno-psychiatre Moussa Maman favorise le lien souvent rompu entre les deux cultures, la culture française occidentale et la culture traditionnelle africaine. Avec sa consultation au cœur de la Goutte d’Or et son action en milieu hospitalier auprès des malades africains atteints du SIDA, il s’efforce de faire comprendre au personnel hospitalier qu’il y a une autre façon d’approcher la maladie et la mort en Afrique et de convaincre les malades africains de l’utilité de prendre le « médicament des blancs », en l’occurrence la trithérapie. Je pense aussi aux « femmes-relais », à ces femmes de plus en plus nombreuses en France qui, patiemment, tissent le lien entre familles immigrées marginalisées et institutions (hôpitaux, écoles). D’une part, elles aident les femmes immigrées isolées à devenir plus autonomes, d’autre part elles aident les institutions à mieux répondre aux besoins de ces populations en les comprenant davantage.
J’ai toujours perçu mon rôle de journaliste comme celui d’un passeur entre des mondes souvent étrangers l’un à T’autre, souhaitant faire connaître des réalités, des démarches, des initiatives largement méconnues à un public, en l’occurrence des téléspectateurs, curieux de cet ailleurs. Un ailleurs souvent porteur d’espoirs, créatif, riche de propositions. Ma démarche ? N’étant ni anthropologue, ni sociologue, ni journaliste à qui l’actualité dicte ses sujets, j’ai le sentiment qu’en prenant le temps d’être avec les gens, de les écouter, j’ai été un témoin privilégié. Une espèce de position hybride, qui doit sans cesse se questionner pour ne pas être victime d’autres dangers inhérents à la démarche, ne pas tomber dans l’empathie naturelle facile, garder une juste distance avec les êtres et les événements.
Il était une fois… rue Léon
Pour évoquer ma démarche, je prendrai un exemple, celui du Saga-Cités réalisé à la fin de l’année 2000, Il était une fois… rue Léon. Ce 26 minutes est une fenêtre ouverte sur une rue, la rue Léon, entre Château-Rouge et Barbès, dans le XVIlle arrondissement, un lieu jugé comme l’un des plus sombres de la capitale en raison de la concentration des difficultés : logements insalubres, drogue, prostitution, conditions économiques et sociales extrêmement difficiles de la majorité de la population.
Anticipant les difficultés d’un tournage classique (peu de jours avec un preneur de son et un caméraman) dans un lieu qui nécessitait un autre type de relation que celui induit par une trop grande visibilité de l’équipe et du matériel, j’avais convaincu le rédacteur en chef de me laisser filmer seule avec une petite caméra numérique, pendant plus de temps que d’habitude, trois semaines au lieu des cinq jours habituels, avec l’aide de Mamadou Minte, jeune vivant depuis toujours dans le quartier et familier de la rue. Les conditions du tournage furent donc différentes des conditions habituelles mais la démarche était la même que d’habitude. Les conditions « extra-ordinaires » permirent seulement d’aller au bout de cette démarche, d’être le plus possible à l’écoute de la rue, de nous apprivoiser mutuellement pendant le temps imparti grâce à une visibilité moindre, moins imposante de l’équipe et du matériel. La présence de la caméra se faisait plus discrète, moins intrusive.
Petit à petit, elle a trouvé également sa place dans la rue Léon et auprès de ses habitants. Le fait d’être accompagnée tout le long par Mamadou Minte me permettait aussi d’être acceptée plus rapidement par la rue et de comprendre plus vite certains codes.
Trois semaines durant, j’ai donc arpenté cette rue où je n’étais pas venue par hasard. J’avais déjà eu l’occasion de découvrir le quartier de la Goutte d’Or quelques années auparavant à travers Mimi Barthélémy, conteuse haïtienne qui y vit, l’ethno-psychiatre Moussa Maman et Fred Trouve qui assurait la permanence logement de l’Association Habiter au Quotidien. Trois regards, trois façons très personnelles d’appréhender la relation au quartier et ses difficultés. Même si elle se défend d’être intégrée dans son quartier, Mimi Barthélémy, qui a affirmé son identité de conteuse et de femme loin de son île d’Haïti, y habite, y conte à l’occasion et y renouvelle sans cesse son imaginaire. Moussa Maman y travaille de concert avec sa femme Agnès Gianotti, médecin généraliste. Lorsque cette dernière se rend compte que ses patients somatisent et n’arrivent pas à formuler leurs difficultés, elle les adresse à son mari, originaire du Bénin, qui prend alors en charge leurs souffrances psychiques et s’efforce de concilier médecines occidentale et traditionnelle. Fred Trouve a également une réflexion passionnante sur la nécessaire participation des habitants à la réhabilitation de leur habitat. Ces trois personnes et leurs démarches, leurs capacités à sans cesse se renouveler et à inventer, m’avaient donné envie de revenir là, rue Léon, et d’y passer plus de temps. Cette rue me paraissait d’autant plus intéressante qu’elle représente un vrai axe nord-sud de la Goutte d’Or, que la réhabilitation y avait à peine commencé et qu’elle concentrait, me semblait-t-il, toutes les difficultés et les richesses du quartier.
L’unique parti pris de départ était de ne pas enfermer la rue dans une vision stéréotypée, lieu de tous les dangers, prisonnier de la drogue, de la prostitution et de la délinquance. L’idée n’était pas non plus d’idéaliser cette rue, d’occulter ses difficultés en n’en présentant qu’un visage avenant, « exotique ». L’idée de départ était seulement de témoigner de la vie rue Léon, d’essayer de restituer le plus justement possible la complexité, la richesse de cette rue. La rue en fête durant trois jours à la mi-septembre me paraissait être un bon point de départ pour ce témoignage.
Trois semaines durant, j’ai cherché à me laisser surprendre, à laisser cette possibilité de faire évoluer la trame du film en fonction des situations qui se présentaient ou des nouvelles rencontres. La place et la parole des jeunes du quartier ont ainsi pris progressivement plus d’importance que prévu. Témoin chaque jour d’un malaise persistant, des tensions, entre eux et la police, insupportables à vivre au quotidien, il m’a semblé nécessaire de laisser ce malaise s’exprimer par l’image et par la parole. Alors que ce n’était pas prévu au début, plus le temps passait, plus il m’a paru important que Mamadou Minte qui m’accompagnait en permanence donne lui aussi son point de vue. La permanence logement du 1 rue Léon, où s’expriment toutes les aberrations des conditions d’habitat, de logement, s’est également imposée comme l’un des lieux clés de cette rue Léon. On vient y parler du logement qui est trop petit mais aussi des conditions sanitaires, des maladies, des problèmes de santé des enfants, etc.
Le tournage n’a pas toujours été facile. Au contraire. Travailler dans un milieu a priori hostile — les caméras sont toujours mal perçues dans des lieux souvent stigmatisés par les médias et en particulier dans un lieu où certaines personnes ne souhaitent pas être visibles ni encore moins reconnues — faire comprendre une démarche qui demeure la vôtre à des personnes qui sont dans une autre logique relève parfois d’une gageure presque impossible. Le milieu, en l’occurrence la rue, vous rappelle sans cesse votre « étrangeté » et malgré la confiance et le respect qui s’installent progressivement, l’équilibre reste très fragile.
J’ai vécu ce tournage comme un voyage à quelques mètres de chez moi, à la rencontre d’êtres humains qui, chacun avec son cheminement singulier et son histoire, font de cette rue Léon une rue incroyablement riche et vivante. J’ai souvent senti que la rue pouvait donner le meilleur et le pire, que tout pouvait toujours basculer, que finalement l’instant était souvent le seul temps à prendre réellement en compte. Sentiment dérangeant que beaucoup — notamment les jeunes — fonctionnent comme s’ils vivaient en pays totalitaire, que le recours au droit en cas d’injustices n’a pas lieu d’être et ne peut que se retourner contre vous. Dans une situation de fait, il vaut donc mieux continuer à subir en silence ou organiser des défenses parallèles qui ne peuvent que s’inscrire dans la transgression…
J’ai souvent aussi senti l’enfermement, rue Léon. Comme dans tout village ou groupe, l’individu trouve difficilement sa place. Difficile d’avancer, de quitter le groupe sans pour autant donner le sentiment de se désolidariser, de T’abandonner, voire de le trahir. Or plus qu’ailleurs dans un lieu qui concentre des difficultés — problèmes de logement, d’emploi — le groupe est susceptible de tirer vers le bas… À côté de ces difficultés réelles — les perspectives d’avenir ne sont-elles pas sérieusement hypothéquées lorsque l’exiguïté du logement familial vous projette très jeune dans la rue ? La conviction que les meilleures énergies si elles sont canalisées produisent des richesses, une créativité, une capacité à tout réinventer en permanence. La rue Léon, c’est aussi un lieu où les marges peuvent s’exprimer, où les minorités sont tellement nombreuses qu’elles peuvent également devenir une force.
À la fin du tournage, sur la proposition d’Hervé Breuil qui se bat depuis des années contre vents et marées pour faire vivre des lieux où peuvent se développer une vie sociale et s’exprimer des tendances artistiques souvent différentes (responsable du Lavoir Moderne Parisien, seul théâtre du quartier, et du café l’Olympic), le reportage a été diffusé en direct à Olympic, au beau milieu de la rue Léon. Comme à chaque fois que cela a été possible, je suis venue montrer le résultat du travail accompli, l’occasion d’un retour et d’un échange avec les personnes filmées ou qui ont participé d’une façon ou d’une autre au reportage. Chaque fois, je l’ai vécu comme une épreuve. Les personnes filmées vont-elles se reconnaître dans l’image renvoyée ? Ne vont-elles pas se sentir trahies ? Des questions qui taraudent toujours un peu avant une projection, au moment de montrer aux principaux intéressés le résultat du travail. Car la vraie reconnaissance vient finalement de là, des personnes directement concernées. J’ai toujours été très sensible à leur regard et à ce qu’elles pouvaient exprimer par la suite, à ce qu’elles pensaient de la façon dont leur réalité avait été restituée.
Finalement, après cette aventure qui aura duré près de deux mois, j’ai eu comme à la fin de chaque Saga-Cités la conviction qu’il est possible d’être acceptée des semaines durant avec une caméra, même dans un lieu réputé très difficile, si la confiance est établie et la volonté affichée de ne pas se polariser sur les points noirs saillants. Qu’en décidant de partir du postulat inverse et en donnant la possibilité aux gens de prendre la parole et en lui donnant un sens, tout devient riche d’enseignement ; qu’en faisant passer ce message, en donnant à voir et à entendre des gens qui agissent, pensent différemment, ce pour changer les choses et poser les vrais problèmes, le téléspectateur apprend et s’enrichit. Que la télévision de service public remplit alors sa mission, informer, éduquer et faire réfléchir…
Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 155, 3e trimestre 2003)
