Stèles de mai

(Commémorer mai-juin 68 ?)

Nicolas Stern

Tous les dix ans depuis 68, les médias, et plus particulièrement, les chaînes de télévision, sculptent des inscriptions commémoratives (ou plutôt funéraires) sur les stèles de mai. Il s’agit donc ici de suivre le fil de ces célébrations successives et tenter de saisir de quelle substance sont constitués ces ornements gravés dans la pellicule. Aborder un événement historique dont on a été le témoin et l’acteur — de second rôle — est une entreprise traditionnellement risquée. Les rencontres à l’intérieur de l’atelier Histoire, les discussions sur les multiples manières de mettre en scène les lieux de mémoire, la tentative de dégager quelques idées neuves sur ces questions, m’ont engagé à me livrer à cet aventureux exercice. Témoigner ce serait d’abord, s’attaquer à ses propres souvenirs, puis les mettre à distance pour faire la part de ce qui est resté (et qu’on a parfois romancé) et de ce que l’on a oublié ; ce serait aussi mettre une partie de soi-même, de ce que l’on croit savoir et ce qui a été vécu au service d’un projet plus universel afin d’éclairer un peu l’un par l’autre. Le fait d’avoir, été acteur et observateur enthousiaste de cette déferlante de mai 68 (j’avais 15 ans au Lycée d’Aubervilliers en grève) a été une des motivations qui m’ont poussé à faire un film sur ces événements en 1978. Revenir sur cette question et confronter systématiquement ce qui se passe continûment à cette période c’est aussi une façon de s’inscrire dans un travail de mémoire.

Pendant une dizaine d’années, le refus d’une logique de société et la remise en cause des rôles sociaux se sont exprimés dans des révoltes et des luttes qui ont traversé la France dans sa profondeur. Aujourd’hui, d’autres alternatives sont certainement à expérimenter. Comprendre ce qui est en jeu dans la logique des commémorations de ce « joli mai » c’est prendre conscience qu’il n’a été que le point d’orgue d’un mouvement prolongé de contestation qui a transformé profondément les mentalités. Se focaliser uniquement sur les événements masque l’ampleur de ses résonances. Comme le note Pierre Nora dans son livre Les Lieux de mémoire : « en fait d’action révolutionnaire, chacun s’est demandé après coup ce qui s’était bien passé. L’événement mai 68 n’a de sens que commémoratif ». C’est de cela dont nous voulons maintenant parler. En 1978, nous avions déjà tenté avec Frédéric Serror, de reconstruire, sans tomber dans le romantisme, une histoire de mai 68. Il s’agissait surtout de nous affronter aux représentations dominantes qui existaient lors de ce premier anniversaire.

Quand l’Esprit descend sur les chaînes

Dix ans après, l’événement était encore chaud. Les principaux acteurs étaient encore sur la brèche, même si un certain nombre d’entre eux projetaient de changer de carrière. L’idée récurrente à la mode cette année-là fut donc que Mai possédait un Esprit. Il s’agissait d’enfermer la compréhension des événements dans l’impénétrable : une sorte de coup de tonnerre dans un ciel serein. La télévision fut la première et la plus empressée, en même temps que la réédition de livres épuisés, à conforter cette idée. Ce fut donc Histoire de Mai, un film de Pierre-André Boutang et d’André Frossard, le seul documentaire important que la télévision acceptât de produire et de diffuser. Pour l’occasion, ils eurent même le droit de fouiller dans l’enfer des archives de I’INA et de les utiliser alors que, pendant dix ans, elles avaient été interdites d’accès (le hasard a voulu que ce soit moi-même qui aie fait visionner ces archives au documentaliste qui travaillait sur cette émission). Des extraits du découpage de la première partie de notre film réalisé en 1978 : D’un bout à l’autre de la chaîne montre bien que le fil conducteur de Histoire de Mai était de mettre à distance toute analyse possible.

La chaîne des générations

Dix ans passèrent encore et l’Esprit de Mai s’était entre temps dissous dans la crise. Une nouvelle génération avait germé. Les membres de l’ancienne génération avaient en grande partie ouvert des agences de publicité, des maisons de production et certains autres s’étaient reconvertis dans la presse ou dans les partis politiques traditionnels. Les nouveaux philosophes faisaient les beaux jours des librairies et les plus jeunes manifestaient dans les rues pour défendre Fun Radio. La génération Mitterrand frappait aux portes du pouvoir. Quelques films documentaires concernant de près ou de loin, les contrecoups des événements de mai 68 étaient diffusés en salle (dont, Le Dos au mur de Jean-Pierre Thorn en 1980 et 2084 de Chris Marker en 1984). À la télévision il s’agissait à nouveau de commémorer 1968. Deux films principaux furent donc produits en 1988. Le premier, réalisé par Daniel Cohn-Bendit : Nous l’avons tant aimée, la révolution, partait à la recherche des anciens « leaders » de la contestation aux États-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas, etc. Il avait l’avantage de nous montrer les réalités actuelles de ces anciennes personnalités de l’extrême gauche. La faible inscription de l’auteur Cohn-Bendit à la recherche de sa propre histoire, de sa propre famille, donnait à ce film sa tonalité : un film à voir après les vacances ! Nous avions reçu quelques nouvelles du front. Évidemment il n’avait pas pour objet de transformer, quoi que se soit, sauf peut-être de nous indiquer les voies du renoncement. La deuxième et aussi la plus importante émission était déjà en chantier. Adaptée du livre de Hamon et Rotman : Génération, cette série de films, un peu chahutée par les chaînes fut finalement diffusée en fin de soirée. Vingt ans après, les acteurs revenaient sur les traces de leurs aventures. Certes, mais le problème, c’est que dans ce retour sur une génération (déjà vieillissante) n’étaient convoqués que les responsables des anciens mouvements gauchistes. Où étaient donc passés les dix millions de grévistes, les travailleurs immigrés, les anciens militants de base, etc. ? Les interviewés parlaient de leur histoire, parfois ironisaient sur leurs anciennes activités. Beaucoup d’entre eux occupaient des postes importants : conseiller à l’Élysée, ministre du gouvernement socialiste, conseillers dans des ministères… À aucun moment, ils n’évoquaient d’où ils parlaient, ce qu’ils étaient devenus. Se pencher sur les anciennes révoltes d’une génération en pleine dégénérescence, tel était le propos de cette série. Un montage d’archives ponctuait ces émissions souvent à contresens. Pour prendre un exemple : l’Opéra de Pékin avec les ballets des gardes rouges, des films situationnistes détournant des films de Kung Fu illustraient les propos d’une responsable maoïste anciennement établie en usine sans organiser un lien quelconque avec ses propos. Elle parlait de son dégoût des odeurs qui exhalaient de l’atelier lors de son premier jour dans l’usine. Au lieu de la laisser évoquer ce qui avait été, pour elle, une plongée militante dans un milieu social qui lui était inconnu, un engagement politique (dont on peut contester peut-être l’intérêt, mais qui du moins, était dénué d’objectifs mercantiles), on lui avait coupé la parole à ce moment précis. Je me souviens des rires dans la salle de l’avant-première. S’agissait-t-il de la rendre burlesque ? Ou plutôt, comme pour l’ensemble de la série, de rendre obsolète tout propos militant ? Le clou de ce florilège revint à Alain Krivine déclarant dans la dernière émission qu’il n’avait pas changé. Et pourquoi donc ? Parce que le monde lui-même n’avait pas changé. Pardi ! Ce n’étaient plus les transformations puissantes qui s’étaient opérées depuis vingt ans qui étaient traités dans cette série d’émissions, c’était un adieu à toutes les illusions, à toutes les erreurs, à toutes les errances. Mai 1968, c’était il y a un siècle ! Disions-nous déjà dans le film de 1978 où nous avions aussi essayé de démonter quelques-uns des stratagèmes que les médias dominants utilisaient pour occulter les véritables enjeux des batailles sociales.

Soupe froide de printemps

Mai 68 est dépassé, c’est désormais de l’histoire. On nous l’a dit et répété : que veulent bien nous dire ces jeunes gens en colère (Cohn-Bendit, Sauvageot, Geismar) qu’on nous montre, filmés en noir et blanc, installés sur un vieux plateau de télévision face à des professionnels de la politique qui ne ressemblent pas du tout à nos politiciens médiatiques ? Tiens, ils fument tous sur le plateau, c’est anecdotique et rigolo. Des journaux exhument les notes secrètes des policiers sur les événements, des revues de cinéma nous parlent de l’actualité brûlante de la Nouvelle Vague, des éditeurs rééditent de nouveau les mêmes textes épuisés. Sur fond de chômage endémique, de libéralisme débridé, de violences désespérées, de sans-papiers, de SDF, de fusions et de concentrations forcenées, quelques éditeurs malins sortent d’anciens brûlots réunis dans un coffret cartonné en forme de pavé et les collectionneurs d’affiches marchandent leurs fonds. La chaîne Planète diffuse en boucle tous les films réalisés sur les événements de 68. Qui regarde ? Daniel Cohn-Bendit devenu Vert est invité sur tous les plateaux. Finalement Arte décide de fêter l’anniversaire. Tiens, c’est Pierre-André Boutang qui s’y colle. Et qui invite-t-il ? Dany-le-Rouge et aussi d’anciens patrons de la contre-culture allemande et puisqu’il faut actualiser, il invite aussi un responsable d’Agir contre le Chômage. Le débat est précédé d’un documentaire réalisé pour l’occasion : on assiste à un déluge de plans d’archives qui traverse toute la période des sixties : extraits de films de fiction, archives d’émeutes, de blousons noirs, du mur de Berlin, de la Chine de Mao, du Che, de Abbie Hoffman, de Jean Rouch, de Warhol, de Malcolm X, des clips musicaux « Love Generation », des images expérimentales, etc. Quelques idées fortes : à l’époque, ils se défonçaient grave, ils avaient les cheveux longs. On est presque étonné d’une telle insistance (y compris dans le commentaire) sur les questions de pilosité : entrelacs d’archives sur des, d’extraits de Hair, d’images de hippies en Californie, de Bob Dylan, cheveux ébouriffés, de Fidel Castro et de quelques autres barbus amusants : « Make love, not war ». Avec ce film, on nous sert de nouveau la même sauce : l’anecdotique l’emporte sur l’analyse, toute analyse est impossible, toute tentative de saisir le passé pour le projeter sur nos vécus est vouée à l’échec. Le plateau s’extasie sur tant de choses roboratives. Dany fait le beau, le représentant d’AC ! 1 est atterré, les spécialistes sont aux anges et l’homme d’Arte aussi. Bon anniversaire mai 68 ! Dans son livre Les Piètres penseurs édité en 1999 chez Flammarion, Dominique Lecourt écrit :

Je comprends, jeunes gens, votre perplexité, votre irritation, voire votre amertume. Vous venez de vous voir infliger par ceux qui tiennent le haut du pavé médiatique une commémoration de Mai 68 à couper le souffle. Vous avez reçu le message de plein fouet. Nous autres, vieux routiers, revenus de tout, en définitive, nous aurions tout découvert et tout compris ! Même nos erreurs, on devrait les porter à notre crédit. Elles sacraliseraient nos jugements de « repentis ». Bref, ce monde est notre monde. À vous d’y trouver place. Une seule condition : soyez sages ! Et ne vous plaignez pas.[…] Les trente années qui viennent de s’écouler n’ont pas vu la simple ascension sociale d’une génération sûre d’elle-même. Il faudrait rappeler le nom de tous ceux qui n’ont pas marché, et tous ceux aussi pour qui cela n’a pas marché. Les insoumis d’abord, et ceux qui se sont tenus à l’écart, en retrait ou sur la réserve. Il faudrait aussi saluer les éclopés qui ont, dans l’aventure, perdu l’usage de la parole, ceux qui un soir ont préféré se donner la mort — nos amis Nikos Poulantzas ou Michel Pêcheux et tant d’autres. Oui, tant d’autres ! Ceux qu’on a froidement assassinés [comme Pierre Goldman]…


  1. AC ! (Agir ensemble contre le Chômage) est une association militante réunissant salarié-es et chômeur-euses. (NDLR)

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 87, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0087, accès libre)