Rencontre avec Patrick Vuitton
Michael Hoare
Il est significatif de la fragilité de l’ensemble du secteur de la télévision locale que Patrick Vuitton ne soit plus à sa poste depuis le début de l’année 2000. Victime de sa dépendance vis-à-vis d’instances politiques locales et départementales qui lui étaient hostiles, Patrick est un des pionniers de la télévision locale de service public en France. Même si sa volonté de faire apparaître le lien local dans ses coproductions a été critiquée par certains, il a contribué activement à la constitution d’un espace de création partagé entre documentaire et télévision locale. Nous ne pouvons que lui souhaiter la continuation de son action ailleurs.
L’histoire de Téléssonne
Téléssonne est née en 1989 et a maintenant dix ans. Au démarrage, c’était un projet sur six villes du département de l’Essonne dans la banlieue parisienne. Il est né d’une volonté politique forte qui voulait, dans la multiplication d’images et des chaînes, une expression du local dans le paysage télévisuel. L’idée n’était pas d’encourager les gens à rester encore plus chez eux, mais à avoir une télévision qui puisse relayer toutes les initiatives qui peuvent se produire au niveau local. Au départ, la réflexion était sans traduction concrète, sans idée préconçue sur ce qu’il fallait faire. Assez vite, on est arrivé à un concept de chaîne centrée sur l’information locale, à la fois l’information de service en infographie : des petites annonces, les programmes de cinéma, des choses comme ça, et puis des journaux et des magazines d’information qui sont ou généralistes ou centrés sur le sport, etc. Le principe de diffusion était d’occuper tout un canal en multidiffusant ces émissions pour être disponible à toute heure pour des gens qui sont dans notre environnement audiovisuel. Notre public a le choix entre 8 et 35 chaînes et l’idée est d’être le plus disponible possible, à l’image de France Info ou LCI. Pour nous, il s’agit d’un journalisme au sens noble, pas seulement un véhicule pour T’information municipale mais qui ferait œuvre d’indépendance, de responsabilité éditoriale dans les choix, dans le traitement des sujets, qui caractérise toute réelle entreprise de journalisme. L’esprit était contraire à un certain nombre de projets qu’on voit émerger aujourd’hui où ce sont les services communication de la ville qui font une chaîne locale.
La structure elle-même est une société d’économie mixte, ce qui veut dire qu’il y a effectivement un rapport avec les collectivités locales. De toute manière, il n’y aurait pas eu de chaîne s’il n’y avait pas eu de volonté politique, mais il existe un certain nombre de cloisons entre les politiques et la chaîne, de la même manière qu’au niveau des chaînes publiques nationales financées par la redevance, les administrateurs sont désignés par des représentants de l’État mais ce n’est pas le Ministre de la communication qui décide ce qui va passer ou non dans le journal.
L’initiative provenait de villes qui avaient la volonté de se câbler et qui en même temps voulaient ce canal local, les deux dossiers étant pensés en commun. Le câble était pensé comme un outil qui permettrait de financer et de diffuser la télévision locale. Au départ, il n’y avait pas du tout de financement des collectivités, ce qui a facilité la mise en route de notre politique d’autonomie rédactionnelle.
Mais les choses ont évolué. Le câblo-opérateur a changé. France Télécom a construit le réseau. Au début, la Générale des Eaux l’exploitait. Puis la Générale l’a vendu à France Télécom Câble, une filière de France Télécom. Aujourd’hui, il a été revendu à une autre société avec des capitaux américains, NTL. Avec ces opérateurs on n’a jamais eu des problèmes de contenu, ce ne sont que des problèmes financiers, des difficultés pour qu’ils continuent à soutenir la chaîne locale. Aujourd’hui le premier financeur de notre chaîne locale est toujours l’opérateur du câble, ce sont donc indirectement des gens qui regardent et payent leurs abonnements à l’opérateur du câble. Ils nous ont toujours laissés libres in fine au niveau de la structure éditoriale. Mais la gestion est entre les mains d’une société d’économie mixte, donc les collectivités locales et l’opérateur sont parmi les actionnaires et administrateurs de la structure.
L’histoire de la chaîne, c’est l’approfondissement de ces concepts de départ. C’est aussi l’histoire plus douloureuse de nos problèmes financiers. On a traversé un moment de crise et d’interrogation sur la survie de la chaîne. Il y a aussi les divers changements politiques qui ont eu lieu en dix ans. Plusieurs communes ont changé de couleur politique. Pour l’instant, on a réussi à passer au travers de ces changements en maintenant ce qui nous semblait important.
En 1994, nous avons étendu notre couverture à d’autres communes pour des raisons financières. Il nous semblait que notre existence était liée à un développement sur un territoire plus grand puisque l’opérateur tout seul ne voulait plus soutenir le financement tel qu’il avait été initié sur une si petite zone, les six communes d’origine. Aujourd’hui, nous sommes en discussion avec d’autres communes pour aboutir à une couverture totale de la partie la plus urbaine du département. Je ne sais pas si on y arrivera Il y a beaucoup de discussions en cours autour de l’intercommunalité. On assiste à des projets de regroupement de communes créant des centres où des villes passeraient de quelques milliers ou de dizaines de milliers de personnes à des centres ayant 50 ou 200 000 habitants. C’est une évolution en cours qui va structurer très différemment la région parisienne et qui va avoir un fort impact sur notre environnement.
Quant à notre audience, il y a un chiffre qu’on connaît bien : celui du nombre de gens qui peuvent nous recevoir. On arrive aujourd’hui à 90 000 personnes sur une zone câblée représentant 210 000 personnes, un peu moins que la moitié des gens des onze communes peuvent nous recevoir. Une bonne partie habite en HILM, puisque le câble, au-delà des abonnements individuels, est aussi commercialisé collectivement, en particulier dans le secteur social sous forme d’un service très restreint de huit chaînes, les six nationales, une autre chaîne et la chaîne locale pour 20F par mois et desservant tout immeuble. Donc, en fait, 70% des gens logés en HLM dans nos onze communes reçoivent la chaîne. On rejoint ainsi notre philosophie de chaîne publique. C’est aussi une évolution importante de ces dernières années.
En ce qui concerne l’audience réelle, un sondage a été effectué par Médiamétrie en décembre 99 auprès de 1300 foyers sur neuf réseaux diffusant une chaîne locale par le câble. 48,6% des sondés sont des spectateurs réguliers, dont 15,3% déclarent regarder la chaîne tous les jours ou presque. 30,6% sont des spectateurs occasionnels. Ce pourcentage, appliqué à l’ensemble des chaînes, indique que les chaînes locales du câble ont un million de spectateurs réguliers et plus de 600 000 spectateurs occasionnels ! Avec notre politique de multidiffusion, on sait ce qu’ils regardent puisqu’on diffuse toujours la même chose dans la journée. Le boucle infographique fait quinze à vingt minutes, et la partie infos et magazine qu’on diffuse le soir en continu fait à peu près vingt minutes quotidiennement.
La programmation du documentaire
Nous avons commencé très ponctuellement à programmer du documentaire en 1992, plus régulièrement à partir de 96. On s’est rendu compte qu’il y avait un espace pour des programmes plus longs que des journaux et magazines et qui n’étaient pas strictement locaux. Ils était ou coproduits avec d’autres chaînes locales, ou en réponse à des projets de producteurs qui sollicitaient notre participation dans des choses plus longues et pas strictement sur l’information locale. On a préféré créer une plage nouvelle le dimanche soir, un peu différente du reste de la semaine. Le dimanche, la programmation est un peu plus ouverte en thématique et aux programmes plus longs, 26 ou 52 minutes. On est arrivé à cette idée progressivement à travers d’autres enquêtes d’audience, en discutant avec des gens pour savoir comment ils regardaient la chaîne et ce qu’ils en attendaient réellement. Donc, le dimanche soir, on alterne des magazines faits avec d’autres chaînes locales, un magazine sur les sciences tourné par la Cité des Sciences de la Villette, un magazine qui s’appelle Amateur produit avec un caméra-club de notre environnement et qui reprend des vidéos faites par des amateurs. Et des documentaires qu’on coproduit pour la plupart ou qui circulent à travers le réseau Label créé avec d’autres chaînes locales.
Quel est le principe de ce réseau ?
Il y a une dizaine de chaînes qui participent au moins sur le papier. En principe, elles négocient avec le producteur pour que le documentaire qu’elles coproduisent puisse circuler sur les autres chaînes locales. C’est possible dans la très grande majorité des cas. Parfois, c’est plus difficile parce qu’il y a un autre producteur à l’extérieur ou parce qu’il y a des droits d’archives qui sont plus complexes à négocier quand il y a une plus grande diffusion. Dans la quasi-totalité des cas, cette diffusion chez les télévisions locales ne pose pas de problème parce qu’il n’y a pas de marché des télévisions locales ; donc que le produit circule est a priori une bonne chose pour le film, pour son réalisateur et pour sa vie ultérieure. On a des mécanismes qui assurent que ça ne bloque pas une diffusion nationale.
Dans la dizaine de chaînes signataires de Label, certaines produisent régulièrement, d’autres moins. Certaines font appel effectivement à des documentaires produits par d’autres, et d’autres pas parce qu’elles ont une vision plus strictement locale, ou parce qu’elles programment très peu et se contentent de ce qu’elles coproduisent. Le bilan est plutôt mitigé.
Les discussions autour de l’idée de Label datent de 96, et le fonctionnement a commencé en 97. Notre objectif était d’essayer d’enrayer un certain nombre de dérives. Un certain nombre de chaînes avaient créé une case documentaire, avaient besoin de la remplir et du coup signaient à tour de bras des contrats sans avoir les moyens de discuter réellement avec les producteurs et les réalisateurs. Sont apparues alors un certain nombre de sociétés de production spécialisées dans ce créneau-là. Les films, globalement, étaient sous-financés et produits probablement trop rapidement. Label permet aux chaînes qui avaient cette case documentaire d’être plus sélectives dans leurs choix. C’était aussi une manière d’envoyer un signal au CNC qui s’inquiétait fortement de voir que chaque chaîne locale pouvait se mettre à produire 20, 40 et pourquoi pas 60 ou 80 documentaires par an. Cela ne s’est pas produit, mais rien ne l’empêchait. Il y avait des chaînes qui nommément produisaient plus que TF1 par exemple. C’était une manière de sauvegarder la mécanique, en fait.
Sur le câble en tout cas, aucune chaîne à part TV10 Angers ne fait d’achat de programme. La plupart d’entre nous pensons qu’il vaut mieux multi-diffuser quinze fois le journal local, que de le diffuser deux fois et avoir, entretemps, des films, des séries etc., parce que notre mission, c’est de parler du local. Il y a un aspect miroir, un aspect information, un aspect débat à notre travail, dosés chaque fois un peu différemment peut-être, mais notre mission, c’est ça. Sur le câble et maintenant sur le satellite, il y a plusieurs centaines de films par semaine, à quoi sert la diffusion d’un film de plus ? Dans une perspective de public local, ça n’a pas vraiment de sens. En plus, nous n’avons pas spécialement de l’espace publicitaire à vendre. On n’est pas dans cette démarche-là. Et le documentaire est une des rares choses, sans être strictement locale, qui ait une place sur les télévisions de proximité. Je ne pense pas que ce soit un hasard ni un problème de coût. On peut trouver des programmes, même gratuits, sans trop de difficulté. Mais on a le sentiment que nous sommes des télévisions du réel. Le réel local, mais le réel. C’est notre matière première. Et le documentaire vient prolonger des choses qu’on n’arrive pas à faire dans les magazines et dans le news. Il répond à une frustration qu’on peut avoir lorsqu’on est confronté à des situations, des gens, des problématiques qui sont riches et qu’on traite sous forme brève, certes de manière permanente, c’est notre force, mais on ne fait que les effleurer. Un documentaire prend le temps, développe un point de vue, et permet de parler d’enjeux que nous suggérons seulement.
Nous avons voulu aussi que nos équipes de télévision locale puissent participer à des productions plus longues. Pour de multiples raisons, ça ne s’est pas fait. L’existence de ces deux régimes fait monter aussi des frustrations. Car nos équipes aimeraient, elles aussi, passer trois ou quatre mois à monter un sujet, et non pas trois heures. Mais c’est un problème qui traverse toutes les rédactions de tous les médias, support écrit, radio ou télé, la différence entre les « brèves » quotidiennes et les reportages en profondeur.
Entre nos coûts de production habituels et le coût de ces documentaires, même si ceux qu’on coproduit sont loin d’être des coûts élevés pour la profession, il y a un tel hiatus que cela nous pose réellement des problèmes. Il se peut qu’on arrête complètement un jour ou l’autre, parce qu’il y aura trop d’écart entre les deux.
Par exemple, nous valorisons nos apports en industrie aux coproductions documentaires à des tarifs qui sont des tarifs de prestataires de services – la caméra c’est mille francs ou quinze cents francs par jour. Si on calculait ainsi notre propre journal, on multiplierait notre budget par dix. On se trouve avec des aberrations de réglementation ou de simple comptabilité qu’on maîtrise assez difficilement.
Parlez-moi un peu de votre politique de coproduction. Vous n’avez jamais signé un contrat pour dix ou douze documentaires.
Non, jamais. Pour nous le documentaire c’est quelque chose d’unitaire. Il y a plusieurs critères de choix. Cela dépend aussi du nombre de choses qu’on reçoit, du moment, etc. Il faut que le projet fasse écho au local. Soit c’est ancré localement par le sujet ou par le lieu de tournage, soit ça répond aux préoccupations de nos téléspectateurs en tant qu’habitants. Et on essaie d’ailleurs dans les discussions des projets de voir comment ils peuvent quelquefois s’infléchir pour entrer dans cette logique sans dénaturer la visée initiale. À titre d’exemple, des gens voulaient faire quelque chose sur les Maliens qui en France se regroupent pour financer des écoles là-bas. Ils avaient déjà commencé à tourner au Mali. Nous avons dit : ça nous intéresse si vous trouvez des Essonniens qui participent à ce type d’activité. Certes, ce n’est pas l’essentiel du film, mais ça donne une accroche au film, et on espère que les spectateurs se sentent plus concernés en le voyant chez nous que sils voient quelque chose qui parle du même sujet mais sans aucun repère par rapport à leur vie à eux. Il n’y a aucune raison pour qu’un documentaire fasse plus d’audience s’il est diffusé sur Téléssonne que sur Arte. Un documentaire reste un documentaire. Nous espérons que, parce qu’il a des références locales, parce qu’il s’accroche à une problématique locale, cela lui permettra de trouver une audience supérieure. C’est l’enjeu pour nous. De la même manière, dans les informations qu’on traite, l’aspect miroir, le fait qu’on reconnaisse des visages, des lieux etc., fait que les gens s’intéressent à des problématiques qui peut-être leur passeraient au-dessus de la tête au niveau national. C’est notre pari.
Est-ce que la programmation du documentaire influe sur l’image de votre chaîne ? Est-ce que vous discutez avec les gens en demandant ce qu’ils pensent de tel ou tel film ?
Pas trop. Sincèrement. Je n’ai pas les chiffres, mais je suis assez sûr qu’on a dix fois moins d’audience sur un documentaire que sur le compte rendu d’un match de foot. Ce n’est pas une raison pour ne pas en faire. C’est assez étonnant d’ailleurs. Les gens cherchent avant tout une télé-miroir. Pour notre anniversaire, nous avons fait des interviews de jeunes, de gens tout à fait lambda sur ce qu’ils regardaient, leurs critiques, etc. Nous sommes sur onze communes. Les gens d’Évry nous disaient : vous parlez toujours de Massy. Les gens de Massy : vous parlez toujours des Ulis, etc. Chacun donc a l’impression qu’on ne parle pas de soi mais qu’on parle toujours du voisin, même à cette échelle-là. Un autre exemple, c’était des jeunes d’un quartier qui nous disaient : quand j’ai aperçu qu’il y a une équipe de télé dans le quartier, c’est sûr que le soir je me branche dessus pour regarder. C’est quand même paradoxal parce qu’il a d’autres moyens de savoir ce qui se passe dans le quartier que de regarder la télé. Notre stratégie, ce n’est pas de s’arrêter à la télé-miroir. On ne va pas faire que les fêtes et les cérémonies, etc. L’enjeu, c’est de prendre cette accroche-là pour aller plus loin. C’est pareil pour le documentaire. On sait où sont les attentes, etc. Mais on essaie d’aller un peu plus loin.
Est-ce que tu visionnes systématiquement avant mixage ?
Presque toujours. Je suis très peu interventionniste, car il faut reconnaître que nos apports sont extrêmement réduits. On essaie de se mettre d’accord dans les discussions préalables. J’ai une discussion quasi systématique avec le producteur et le réalisateur – et si possible ensemble – avant de signer la convention pour le film. Après, assez souvent, j’assiste à la version presque définitive. Là, il s’agit uniquement de donner un point de vue comme d’autres sur le film, de corriger une inexactitude, mais c’est ce n’est pas une intervention lourde comme certaines chaînes où, pour telle raison de marketing, il faut orienter le film de telle ou telle manière.
Mais ce n’est pas inexistant non plus.
Ce n’est pas inexistant parce que je pense qu’on a une responsabilité en tant que diffuseur. On reçoit énormément de projets et on n’en retient que quelques-uns. Ce n’est ni un hasard ni une loterie. Je n’interviens qu’exceptionnellement, ou alors s’il y a un hiatus entre ce qui est écrit, discuté, et le film produit. Ceci a dû arriver deux fois sur une quarantaine de films qu’on a coproduits. Les conflits sont vraiment exceptionnels. Par contre, oui, on a un regard.
D’où vient votre intérêt pour le documentaire scientifique ?
On est dans une zone où il y a énormément d’établissements de recherche. Beaucoup de gens travaillent dans ces établissements à tous les niveaux, des chercheurs, mais aussi des techniciens, des standardistes, etc. On sait qu’il y a une attente particulière parce que ce sont des programmes qui ne sont pas extrêmement diffusés sur les chaînes nationales, encore que la situation se soit améliorée depuis une dizaine d’années. On choisit donc une couleur scientifique sur certaines émissions. Nous avons coproduit six ou sept documentaires, ce n’est pas énorme.
Vous avez quel rythme de coproduction, cinq ou six documentaires par an ?
Voilà. En moyenne. Des fois, on passe par une période de vaches maigres où on ne sort rien d’intéressant. Et quand on traversait une période de grosses difficultés, lorsqu’on pensait couler, il y a quelques années, on n’a rien fait pendant quelques mois. On ne voulait pas amener des gens dans cette galère, et puis on a repris après. Cela m’étonnerait qu’on fasse beaucoup plus. Beaucoup dépend aussi de ce qui se fait avec d’autres chaînes.
Et, bien sûr, de la politique du CNC. Depuis un an, il y a un projet qui n’est toujours pas sorti, mais qui baisse l’aide du Cosip uniquement pour les télévisions locales. Les chaînes thématiques pourront aussi faire leur apport en industrie, mais ne sont pas pénalisées de la même façon.
Avez-vous protesté contre cette réforme ?
Sincèrement, non. On a des soucis par rapport à des enjeux nationaux qui sont beaucoup plus importants. Mais je pense qu’on devait le faire. Nous n’avons jamais été officiellement informés de quoi que ce soit. C’est les producteurs qui nous disent : il y a une discussion, i y a un décret en cours. Nous avons été reçus une fois au CNC, on a expliqué ce mécanisme qu’on voulait mettre en place au niveau de Label. On s’expliquait franchement sur ce qui se passait, sur nos motivations. On leur a dit que si y avait une exigence de fourniture de cash pour les coproductions documentaires, les chaînes n’en feraient plus du tout parce que ce n’était pas dans nos priorités, qu’on est déjà sous-financé pour le travail qu’on nous demande.
Même si, à Téléssonne, nous avons un gros budget par rapport à la plupart des chaînes – un budget de quatre millions, plus quelques recettes des prestations qu’on fait – avec ces quatre millions on doit faire 365 jours par an. La priorité restera toujours dans l’action locale, le rapport au terrain, etc.
La télévision locale et la loi
Je suis président de l’Union des Télévisions Locales Câblées, une association qui existe depuis trois ans. Au départ, c’était un groupe de travail au sein de l’Association des Villes Câblées. Et puis, à un moment, il a fallu prendre notre propre autonomie parce que nous voulions nous positionner y compris par rapport aux villes justement, sur la clarification des financements… Ce sont des débats qui peuvent parfois être tendus. Cela dit, on garde des liens très étroits, on est toujours hébergé dans les locaux de l’Avicam, etc.
De cette place-là donc, comment vois-tu l’évolution des chaînes ? Quels sont les paramètres qui vont peser sur leur développement ou leur étouffement, puisqu’on a des signes contradictoires ? Le CSA nous dit qu’il y a une soixantaine de chaînes locales maintenant et que le développement est formidable. Par contre, des chaînes ferment, les câblo-opérateurs réduisent ou retirent leurs investissements.
C’est difficile d’y voir clair, parce qu’effectivement il y a des mouvements extrêmement contradictoires. Il y a un développement des supports. Il y a de plus en plus de réseaux câblés et il y aura une grosse augmentation du nombre de prises parce qu’il y a d’autres enjeux autour du câble que la télé – les télécommunications, l’internet rapide, etc. En conséquence, aujourd’hui on trouve des investisseurs qui n’existaient pas il y a quelques années. Concernant les prévisions, aujourd’hui on a à peu près 6 millions de prises construites, six millions de foyers qui pourraient s’abonner s’ils estimaient que ça valait la peine. Il y a 9 millions de prises signées, des contrats en cours et en train d’être réalisés. Les prévisions du Ministère sont arrivées à 13 millions d’ici cinq ans. Donc, en fait, il y a une grosse expansion prévue. De toute façon, quand on regarde les autres pays proches comme la Belgique ou l’Allemagne, il y a un certain nombre de raisons de penser qu’il y aura un développement du support câble. Il y a d’autres supports qui sont en développement, ainsi notamment, Internet. Je ne crois pas beaucoup à la télévision de proximité sur Internet, il y a d’autres usages très intéressants mais pas celui-là. Il y a le numérique hertzien, on ne sait pas encore dans quelles conditions il va se développer.
De toute manière, il y a de plus en plus de supports techniques qui permettront de multiplier les chaînes, y compris les chaînes locales.
Ensuite, le gros problème, c’est qu’il n’y a jamais eu aucun débat politique nulle part sur le type de chaîne locale que l’on veut. Les chaînes locales peuvent être des chaînes à l’italienne. Par exemple, à Milan, il y a peut-être quinze chaînes locales liées à des réseaux nationaux qui leur fournissent du programme, puis elles se débrouillent pour trouver la pub locale et faire un petit peu d’info, le strip-tease des ménagères, ou des jeux. C’est un certain type de chaîne locale. Aux États-Unis aussi les chaînes locales sont extrêmement importantes, un peu dans le même système de réseau. Pour alimenter les infos, on prend un hélicoptère et on surveille les fréquences de la police. C’est un modèle qui existe aussi là-bas, très centré sur le fait divers. En Belgique, il y a beaucoup de chaînes locales dans un système complètement différent où ce sont des chaînes communautaires, obligatoirement associatives. Le territoire est réparti dans des zones de cinq cent, six cent mille habitants à peu près, et ces chaînes couvrent pratiquement toute la partie francophone. Il y a des modèles très divers. Mais chez nous, jamais il n’y a eu de débat à l’Assemblée Nationale ou au Sénat impulsé par un gouvernement de gauche ou de droite pour dire : qu’est-ce qu’on veut ? Quel modèle veut-on ? Quelle place pour la télévision publique ? Quelle place pour les services publics locaux ? Est-ce qu’il y a uniquement l’État qui fait de la télévision publique ou est-ce que à l’échelon régional. Peut-il y avoir des initiatives ? Quelle place pour les associations ? Pour le moment, une association n’a pas le droit d’avoir une fréquence hertzienne, c’est hors-la-loi. Pourquoi ? On ne sait pas. Aujourd’hui, on n’a pas le droit de faire de la publicité pour la distribution à la télévision. Du coup, les ressources commerciales sont relativement restreintes. Il y a un tas de conditions, de verrous pour la télévision de proximité parce que jamais on n’a dit : voilà ce qu’on veut et voilà le cadre dans lequel on va réfléchir.
Il y a un fonds de soutien qui existe et qui permet à 500 radios associatives d’exister. Ces radios pèsent peut-être très peu dans le paysage radio national mais localement quelquefois elles ont vraiment une audience, font vraiment une action de formation, d’information. Il n’y a aucun fonds de soutien pour la télévision. Pour aucune raison de fond. C’est uniquement qu’il n’y a pas eu de débat.
Cette situation est le fruit du centralisme à la française, le fruit du lobbying d’un certain nombre d’acteurs qui ne veulent surtout pas que ça se passe. France 3 estime que le local c’est lui, M6 estime que lui aussi peut faire du local. Donc, les chaînes nationales bloquent. Chacun défend ses intérêts, c’est normal. Mais c’est justement au législateur, au gouvernement de fixer une politique dans l’intérêt général.
Ce que nous demandons, c’est tout simple. Qu’il existe, comme pour les radios, des catégories de télévision locale avec des droits et des obligations différents. On peut dire : telle catégorie, c’est du commercial, ils ont le droit de faire de la pub, mais ils n’ont pas droit à des aides publiques ; telle autre catégorie, ce n’est pas commercial, ils n’ont pas le droit de faire de la pub mais ils ont droit aux aides publiques. Ils peuvent se structurer sous telle ou telle forme. Ceci suppose de savoir ce qu’on veut. Et pour le moment, on ne le sait pas.
On a donc des débats complètement faussés où chacun fait pression pour ses intérêts à court terme. La PQR, la presse régionale écrite, dit : pour survivre, je suis le monopole local, j’ai besoin de me diversifier, donc j’ai droit à une fréquence hertzienne. Ou M6 dit : les petites télévisions n’ont aucune viabilité économique, il faut procéder par décrochages. Alors, faute de ces débats-là, il y a des trous dans la législation. Est-ce que M6 a le droit de faire de la publicité locale ? On ne sait pas trop. Pendant des années, le CSA refusait de lancer des appels à candidature sur le hertzien. Il estimait que tant que les conditions économiques n’étaient pas réunies, tant qu’il n’y avait pas la publicité pour la distribution, tout le monde allait au plantage. Le CSA craint la constitution de réseaux occultes, la revente de fréquences, des gens qui mettent la clef sous la porte.
Finalement, le CSA applique ce qu’il veut. Il fait des appels à candidature pour une petite commune dans les Vosges mais pas à Paris. Le CSA autorise des fréquences temporaires, commence à en autoriser avant même que cela soit dans la loi. Chacun fait ce qu’il veut, faute de débat.
Le CSA a un certain point de vue. Si le gouvernement en a un, on ne le connaît pas.
A titre d’exemple, il y a une consultation sur la télévision numérique hertzienne en ce moment. On met en avant, bien sûr comme à chaque fois, la télévision locale et la télévision de proximité en disant : voilà, c’est le support rêvé pour permettre de faire la télévision de proximité. Alors qu’on en a déjà un. Dans le rapport du gouvernement qui appelle au débat, ce rapport dit qu’il n’y a pas de cadre économique, juridique aujourd’hui pour la télévision de proximité. Donc le gouvernement reconnait ses propres lacunes.
D’un côté, il propose de réformer la loi sur l’audiovisuel. Il y a une loi en cours qui passe devant le Sénat. Le même gouvernement dit : il n’y a aucun cadre juridique et économique pour la télévision locale ; et il ne fait rien pour en proposer un. On marche sur la tête.
Nous avons fait passer dans la réforme un amendement sur la notion de service public local ; c’est une petite révolution qui reconnaît, c’est important pour nous, la possibilité donnée aux collectivités locales et régionales de financer, sur des contrats pluriannuels de moyens et d’objectifs, des chaînes de télévision. On essaie de se démarquer du national en parlant de contrat d’objectifs et de moyens, les collectivités locales doivent préciser ce qu’elles attendent, et les moyens qu’elles peuvent mettre financièrement pour atteindre ces objectifs. Elles confient ces moyens à une structure pour les mettre en œuvre, comme ce qui existe dans le domaine culturel. Il est extrêmement rare que les villes gèrent elles-mêmes directement un gros équipement culturel, elles marchent par associations interposées. Le but est d’arriver à la même chose au niveau des chaînes locales. Il faut cette précision sur comment on finance, pourquoi faire, etc., car il y a toujours une tentation d’intervention politique. Ceci explique qu’aujourd’hui la plupart des chaînes locales créées sur le câble soient directement éditées par le service communication de la municipalité. Nous pensons que ce n’est pas une chose excellente pour la démocratie. C’est commode effectivement pour faire juste de l’infographie, il n’y a pas beaucoup d’enjeu, la télévision locale devient une sorte de panneau d’informations municipales. C’est ce qui se passe à Montreuil par exemple. Mais qu’est-ce qui va se passer en période électorale ? On voit mal le service communication organiser un débat entre le maire, son employeur, et les challengers. Pendant cette période-là, ça va être profil bas, au mieux. Au pire, ça sera télévision Monsieur le maire. Mais ça sera tellement visible que je ne pense pas qu’il y en aura beaucoup.
Le résultat sera que, pendant ces moments où on a le plus besoin de débat, la chaîne va être paralysée. Ce sera la même chose sur les dossiers les plus importants, les plus critiques, les plus polémiques. La chaîne ne peut être que paralysée s’il y a une véritable controverse dans la commune qui met en jeu le pouvoir du maire. Personne aujourd’hui ne proposerait que France 2 devrait être contrôlée par des fonctionnaires du Ministère de la Culture et de la Communication. Il faut qu’on arrive à penser la même chose au niveau local. Pour l’instant, cette réforme a été passée à l’Assemblée Nationale.
À I’UTLC et Avicam, est-ce que vous essayez de faire des démarches auprès de Mme Trautmann pour pousser dans ce sens ?
Bien évidemment, ça fait des années qu’on travaille dessus. Sous le gouvernement précédent, on avait réussi à faire passer quelque chose de voisin, mais qui parlait un peu moins de service public. Au Sénat, il y a eu une première lecture d’une loi sur l’audiovisuel, suivie malheureusement par la dissolution de l’Assemblée. Cela fait quatre ans qu’on y travaille. Et c’est toujours par le biais d’une mobilisation de certains représentants des collectivités locales qu’on a pu aboutir. Sinon, au niveau du Ministère, il y a toujours eu une oreille peu attentive ; au niveau de Bercy, la réaction, c’est : « Oh la la, les villes rentrent dans un mécanisme où elles vont encore dépenser plus d’argent et la télé, c’est un gouffre financier donc il ne faut rien faire ». Ils mettent des freins.
Par contre, on a toujours trouvé quelques parlementaires qui étaient prêts à se mobiliser pour défendre cette idée-là. Mais le soutien politique reste toujours fragile. Alors, on espère que cette fois-ci, en maintenant la pression, on réussira à obtenir cette reconnaissance légale.
Une notion importante, c’est que, dans l’amendement, on parle de contrat d’objectifs pluriannuels et qui doivent également être évalués. Cela me semble important de dire : il y a de l’argent public, à quoi a-t-il servi ? Qu’est-ce qui a été fait ? Avec quel impact ? Pour quelle audience ? Et quelles émissions ? Cela va dépendre des objectifs fixés par la ville. Mais il ne faut pas non plus que nous vivions sous un couperet tous les ans, parce qu’il y a effectivement des risques d’autocensure ou d’interférence. Donc, se baser sur des contrats de trois ans est un moyen de se doter d’un minimum de sérénité de part et d’autre. Ce n’est pas en fonction de toutes les échéances budgétaires et politiques qu’on est jugé. Avec cet amendement, nous avons peut-être réussi à inscrire dans le fond quelque chose d’important. On verra si ça produit des effets.
Faire ce travail était aussi, pour nous qui étions un peu novices en la matière, une belle leçon de politique. Notre projet a été repris par la plupart des groupes politiques de droite et de gauche. Chacun a repris le texte qu’on leur avait envoyé, en changeant une virgule ici ou là parce que tel est le jeu parlementaire : impossible que les divers groupes politiques présentent le même amendement. Si tout le monde est à peu près d’accord, c’est celui de la majorité qui passe. On le propose en tête de Tordre du jour, il y a tout un jeu qu’on commence à comprendre. L’amendement est passé avec l’accord et l’avis favorable du ministère, mais cela peut être remis en cause. Parce que le ministère ne voulait absolument pas qui y ait la moindre discussion sur la télévision locale dans ce projet de loi. Cela avait été dit, affirmé, et le PS a évidemment verrouillé la discussion sauf sur ce seul amendement qui a pu passer.
Si le ministre dit ça, est-ce que c’est parce qu’elle pense qu’il doit y avoir une loi cadre là-dessus ?
Oui, mais le ministère dit : oui, d’ailleurs, nous avons lancé un groupe de réflexion. Cela fait deux ans que cette loi sur l’audiovisuel est annoncée tous les trois mois. Quelquefois on annonce que la mesure proposée pour la télévision locale, c’est une réflexion. Une réflexion dont on ne voit même pas l’amorce.
L’idée, chez les politiques, c’est qu’il faut réformer la loi pour qu’il y ait une télévision de proximité, qu’on pourra légiférer là-dessus avec la télévision numérique hertzienne par exemple. En réalité, on est toujours en retard. Mais c’est un trait constant des lois sur l’audiovisuel, on est toujours très en retard sur la réalité. C’est ce qui a permis la constitution de groupes comme NRJ. On fait un réseau, ou deux, avant que cela ne soit autorisé. Puis Carignon arrive et dans la loi, on pourra en faire trois. Pour nous, c’est pareil. Cela fait quand même quinze ans que les collectivités locales financent les télévisions locales. Ça va être légal l’année prochaine. Tant mieux.
Les télévisions associatives ?
Il y a un grand espace de développement. On n’en a pas parlé, mais il y a toutes les initiatives militantes autour de la télévision associative, l’apparition de nouveaux acteurs. Même si, à partir de mon expérience dans la radio locale, je pense que c’est quelque chose de très compliqué, extrêmement lourd et difficile.
Le bilan que font les radios Locales elles-mêmes, c’est que les exigences de l’activité entraînent toujours un problème de professionnalisation. Il y a tous les statuts de CES, d’emplois jeunes, etc. qui permettent d’avoir un minimum d’appareil permanent, mais l’essentiel, c’est quand même du bénévolat. Et, dès qu’on commence à grossir, se pose le problème des ressources et donc du changement de l’esprit de la station. Je pense que cet effet-là est encore plus fort en télévision parce que c’est un média plus lourd, plus technique, moins basé sur la parole et l’immédiateté. À la télévision, tu ne peux pas faire appel à des ressources comme la musique comme on fait à la radio qui permet d’alléger la charge de la programmation. C’est un sérieux problème. Un deuxième problème, surtout ici à Paris, c’est celui de la division entre les acteurs. Dire qu’on va faire huit ou quinze télés associatives, c’est une aberration quand on sait ce que c’est de faire une télé. Il vaudrait mieux que les gens se regroupent, partagent la fréquence. C’est vrai qu’il faudrait construire un pôle un peu alternatif. Il y a une envie d’expression autour de la télé qui est quelque chose de positif. Mais notre expérience sur la télévision locale, c’est que vu la lourdeur de ces médias-là, il y a très peu d’initiatives associatives pour élaborer des produits, régulièrement ou pas, pour se servir de la télé comme moyen d’expression. Parce que la vidéo, ça ne s’apprend ni en une heure, ni en trois semaines.
Le plateau, c’est toujours possible à faire, le problème c’est de tenir dans la durée.
Mais si c’est pour faire du plateau en continu comme Canal Ouvert à Berlin, est-ce qu’il faut le faire en télé ? Si n’y a que la parole, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux le faire en radio ? Honnêtement, je crois que c’est une vraie question. Autre problème, en fragmentant les initiatives, est-ce qu’on n’aboutit pas à une télé où chaque communauté s’adresse à sa propre communauté ? Cela a peut-être un sens à Paris où il y a beaucoup de communautés qui sont relativement fortes, et pourquoi pas ? Mais dès qu’on arrive dans une ville de 20 000 ou 50 000 habitants, est-ce que ce n’est pas plutôt dans une logique d’ouverture et d’échange qu’il faut produire ? Pas une télé où les végétariens s’adressent aux végétariens mais à tout le monde. Ça suppose une mise en forme, pas seulement la captation de la parole, et la vidéo est quand même un peu compliquée, un peu lourde, même si les outils techniques sont moins chers et plus accessibles aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Il n’empêche qu’il faut y passer beaucoup de temps si on veut qu’un programme soit bon.
Propos recueillis le 26 octobre 1999 par Michael Hoare.
Depuis cet entretien, Paul Lorident, maire (MDC) des Ulis et Président de Téléssonne a été révoqué en novembre 1999. Patrick Vuitton a été licencié par Vincent Delahaye, maire (divers droite) de Massy en décembre 1999.
Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 117, 2e trimestre 2000)
