La réalité de l'existence effective
Rina Sherman
Si l’on doit s’interroger sur le rapport qui peut exister entre la Télévision d’Accès Public (TAP) et le Film Documentaire, ne doit-on pas d’emblée s’interroger sur ce qu’est l’une et sur ce qu’est l’autre ?
Dans l’abstrait, la TAP se réfère à ce droit qu’à chaque citoyen à la libre expression par quelque moyen que ce soit pour que toute personne ou tout groupe ait la possibilité d’exprimer son point de vue. Dans le concret, cette forme d’expression a, selon les moyens disponibles, de nombreuses manifestations, comme celles que nous ont montrées les expériences qui ont lieu depuis bien des années dans des pays ou régions aussi différents que les États-Unis, l’Australie, l’Allemagne ou l’Andalousie. Depuis le 1er Juillet, 1971, la télévision d’accès public par câble est une réalité à New-York, ville où il est arrivé qu’un propriétaire de bar installe une antenne sur le sommet d’une colline voisine qu’il relie par câble à son bar. La télévision par câble s’y est trouvé alors inventée. En Andalousie, les habitants d’un village ont installé le câble dans le village entier, et aujourd’hui la télévision de communauté y est chose vivante.
La télévision d’accès public se distingue de la télévision commerciale en ce qu’elle est seulement motivée par le désir de communiquer. Le producteur de programme d’accès public n’a comme souci principal que le désir de toucher au monde de l’autre et de s’enrichir en s’y faisant.
Quant au film documentaire, lorsque l’on affirme aujourd’hui avec confiance qu’il est un genre, ne peut-on, par la même occasion, s’interroger sur son rôle, voire sa capacité de servir de vecteur du réel ? On sait bien qu’il s’agit d’un genre qui se distingue des autres par quelques propriétés définies. Mais peut-il prétendre refléter la réalité ? Y parvient-il sans que la forme qui est le propre de son identité n’ait d’influence sur l’objet du regard, notamment dans le domaine de l’interprétation ?
Si l’œil du spectateur a déjà compris le documentaire comme une forme en soi, cet œil, ne serait-il pas aujourd’hui prêt à chercher d’autres présentations de ce qu’on appelle la réalité avec plus ou moins de précision ?
Regardons dans un premier temps ce que dit Lotze de la réalité dans Mikrokosmus, vol. III, livre IX, chap. Il et III : « De même que les événements arrivent effectivement (wirklich), quoiqu’ils ne soient pas ; de même que la lumière brille effectivement, bien que ce ne soit pas en dehors du sens qui la perçoit; de même que la puissance de l’argent et la vérité des lois mathématiques ont une valeur effective, bien qu’elles ne soient rien, la première en dehors de l’estimation des hommes, la seconde en dehors de ce qu’on nomme le réel auquel elles se rapportent; de même l’espace a une existence effective, quoiqu’il ne soit pas, mais que toujours il apparaisse. Car l’existence effective… ne comprend pas seulement l’être de ce qui est, mais aussi le devenir de ce qui arrive, la valeur des relations, l’apparition de ce qui apparaît; la seule erreur est de vouloir donner à l’une de ces espèces d’existence effective précisément le genre d’existence qui ne peut convenir qu’à un autre. » – « Ainsi, la réalité est ce genre particulier d’existence effective, que nous attribuons aux choses en tant qu’origine au but du devenir ou que nous cherchons pour elles. Nous avons vu que cette réalité dépendait de la nature de ce à quoi elle doit s’attribuer : elle est l’existence de ce qui est pour soi. »
Et c’est bien sur la notion de la valeur des relations que nous voulons revenir: Lors d’une récente réunion de savants de la communication audiovisuelle, une chose frappante nous parvient à l’oreille alors qu’un spectateur averti relate une expérience de TAP dans une cité d’HLM en France et qu’il se permet, « sous forme de plaisanterie » de dire que l’expérience nous a tellement bien montré l’intérêt de la télévision de communauté, que l’on peut presque dire qu’il est bien d’avoir des ghettos afin de motiver une telle action. Très dangereuse devient alors la notion de télévision d’accès public lorsqu’elle est considérée comme dispositif calmant d’êtres agissant tant bien que mal dans les voies sans issue que représente aujourd’hui le quotidien dans des cités moins privilégiées qui cernent nos belles villes.
Qu’il s’agisse de voie de diffusion valorisante et directe pour le film documentaire ou qu’il s’agisse de la prise en charge immédiate de la représentation de soi, la télévision d’accès public n’a pas pour but de créer des poches d’expression où ceux qui s’expriment n’auront d’espoir que d’être vus par leur semblables. Elle représente plutôt une opportunité unique d’ouverture de canaux, pénétrant la vie des spectateurs de manière interactive, dans le but de fournir une texture de vie qui se distingue de la vision uni-dimensionnelle que nous montre quotidiennement la télévision commerciale.
Si la question de la télévision d’accès public se pose de façon urgente en France aujourd’hui, se pose de façon encore plus urgente, la question de ce que pourrait comprendre une telle programmation. L’expérience nous a montré que, dans certains cas, l’on conçoit le programme de télévision d’accès public comme une sorte de parent pauvre du programme de télévision commerciale. Il serait plus utile, si l’on veut réellement penser autrement la programmation tout court, d’effacer, dans la mesure du possible, l’idée que l’on s’est faite jusque-là de la programmation en général. Aussi, la palette vide, ce que l’on aurait envie d’exprimer, pourra prendre la forme qui lui est propre, sans a priori. Et ainsi, la notion de la télévision d’accès public, peut devenir une voie d’expression dépourvue du poids des idées fixes dont souffre notre éducation à bien des égards.
Publiée dans Documentaires n°4 (page 19, Août 1991)