Adriana de Miranda Brandão
La notion de télévisions communautaires, apparue au Canada au début des années 70, a fait école. Aujourd’hui, il y a un essor mondial de ces expériences. On parle déjà d’un phénomène communautaire pour contrebalancer la globalisation. Plusieurs autres définitions se sont greffées à la définition de télévision communautaire : télés locales, de proximité, télé brouette, de rue, pirate, vidéos alternatives, militantes, populaires, projets de contre-information, etc. Chaque pays, chaque expérience a sa spécificité étant donnés un espace géographique et des structures de fonctionnement très variables.
Au Brésil, tout le champ des communications s’est structuré selon la logique et en fonction de l’économie de marché. Depuis le début, le marchandage du culturel, la privatisation de l’accès à l’information et à la culture est une réalité au pays. En suivant la tendance mondiale de monopole et de concentration dans le secteur stratégique de la communication, neuf groupes familiaux contrôlent à eux seuls 90% de tout ce qui les Brésiliens lisent, écoutent et regardent 1. Ces moyens de communication de masse ont mis en place un système symbolique de médiation qui légitime un mode de croissance et de développement dominants et nie la diversité culturelle du pays. Un modèle qui, en fonction de « l’apartheid social » avéré au Brésil, bénéficie seulement à un tiers de la population pendant que les autres y participent, selon Mattelart 2, par l’« entremise de l’imaginaire aux bénéfices de la société moderne ».
Face à cela, un mouvement, issu de la société civile, se structure au début des années 80. Il a comme ultime but de transformer cette société d’objet en agent, de la rendre capable de se prendre en charge elle-même, et de se donner une image de soi-même. L’outil pour cette prise de conscience sociale ou culturelle n’est pas le cinéma, mais la vidéo.
Ce mouvement brésilien « pour la démocratisation de la communication » a deux fronts de lutte. Un front institutionnel qui vise à changer la législation en vigueur en proposant une nouvelle réglementation du secteur qui serait plus démocratique et qui permettrait l’accès à d’autres acteurs sociaux à l’espace public médiatique. L’autre front est alternatif, où des acteurs marginalisés se prennent en charge eux-mêmes et mettent en place des projets de « vidéo populaire », de contre-information au système dominant.
Même si nous considérons cette définition de « vidéo populaire » comme assez ambiguë, nous allons l’utiliser parce qu’elle est devenue une véritable institution au Brésil. Ambiguë parce que le mot populaire peut aussi renvoyer à la notion des produits culturels qui plaisent au peuple, au plus grand nombre et donc à la culture de masse qui est justement contestée par ce mouvement. De toute façon, cette définition est employée au Brésil parce qu’au départ, au début des années 80, ce front alternatif s’appelait « la vidéo dans le mouvement populaire », en renvoyant d’emblée à son contexte de production. Puis, il y a le raccourci qui permet l’entrée d’autres acteurs dans le mouvement, notamment de réalisateurs indépendants, et qui renverrait plutôt au contenu de ses productions « basées sur la vision ou les intérêts des classes populaires. » 3
Les vidéastes brésiliens qui intègrent ce mouvement n’aiment pas l’expression « vidéo militante », mais à notre avis, elle désigne bien le travail développé.
Au Brésil, une grande partie de la population n’a jamais été intégrée à la nation selon les principes de la citoyenneté. Certes, il y a eu une intégration symbolique, puisque la brésilianité, la notion d’identité nationale, est basée sur un modèle consensuel de mélange de races qui a « anéanti » les différences (culturelles), tout en gardant intouchables les inégalités sociales. Face à la faillite de l’état-nation d’un côté et à la globalisation du système de communication de l’autre, et qui mettent en question l’identité nationale et son modèle consensuel, la démocratie ne représente pas seulement l’affirmation de ces différences, mais aussi la possibilité qu’ont ces acteurs populaires de manifester leurs particularités et leur autonomie.
L’avènement de la vidéo populaire
À partir des années 80, dans le contexte de la transition politique et de la banalisation de la technologie, les mouvements syndicaux et populaires brésiliens commencent à utiliser la vidéo légère comme moyen de communication. Actuellement, il existe au Brésil environ 200 groupes qui utilisent ce dispositif comme instrument d’analyse critique, d’enregistrement et de divulgation de leurs images-messages pour renforcer leur action politique. Ils sont rassemblés autour de l’Association Brésilienne de la Vidéo Populaire (ABVP – Associação Brasileira de Video Popular), une organisation non-commerciale, créée en 1984, qui entend défendre les réalisateurs face aux « difficultés de post-production, de distribution et de circulation d’informations » 4.
Depuis 1986, en collaboration avec le Cinéma Distribution Indépendante (CDI), l’ABVP met en place un système alternatif de distribution de vidéo en format VHS qui rassemble des produits réalisés par ses associés. Cette initiative, inédite en Amérique latine, réunit la grande majorité des réalisateurs de vidéo populaire du pays autour d’un outil commun afin de divulguer et distribuer des travaux qui se confondent avec les intérêts des mouvements sociaux. Ainsi se crée une sorte de magasin de la vidéo alternative proposant la location et la vente de ces produits avec un triple objectif : la promotion d’échange d’expériences, de méthodologies et de modèles de production entre ses membres; la vulgarisation de ces modèles auprès de l’opinion publique, et la rémunération des réalisateurs, pour permettre la continuité de leurs projets.
La plupart des associés de l’ABVP sont des associations, des syndicats, des organisations non-gouvernementales (ONG) et même des sociétés de production ou des producteurs indépendants. Parmi ceux-ci, une minorité développe un travail de « micro-télévision » locale ou télévision communautaire 5. La plupart, comme l’ABVP elle-même, sont des organismes non-commerciaux, sans objectif de bénéfice. En général, ces groupes ne sont pas autosuffisants et dépendent de subventions. Comme l’État brésilien n’investit jamais dans le secteur, la seule possibilité de survie est le financement par d’autres organisations non-gouvernementales, notamment internationales.
Le statut non-commercial et le financement assuré par des organisations qui poursuivent les mêmes objectifs garantissent une certaine autonomie à ces projets. Ils sont à l’abri de l’emprise du système de marché et peuvent échapper à la configuration contradictoire publicité/propagande qui caractérise la télévision brésilienne traditionnelle. Le fait de ne pas être autosuffisant leur pose cependant le problème de la survie de ces projets, dès lors que les contrats de financement sont d’une courte durée (normalement, au maximum, de 3 ans).
Une analyse du catalogue de cette « vidéothèque populaire » qui rassemble plus de 300 titres donne une idée des principaux thèmes développés par la vidéo populaire au Brésil : les réalités que les téléspectateurs ne voient presque jamais sur les chaînes traditionnelles. Les œuvres sont organisées par blocs thématiques comme, par exemple: mouvements syndicaux; étudiants et communautés; la réforme agraire; les minorités (les noirs, les femmes et les indiens); les mineurs; l’éducation et la culture populaire; les droits de l’homme; etc. Les documentaires et les reportages sont les genres les plus utilisés. Cela confirme cette tendance du mouvement d’appréhender le réel, de montrer des aspects de la réalité brésilienne habituellement négligés par les circuits de communication traditionnels.
À titre d’exemple, on peut citer une enquête réalisée en 1992 6, qui porte sur les contenus des téléjournaux brésiliens. Pendant un mois, les émissions en « prime time » des quatre principaux réseaux nationaux Fornal National/Rede Globo, TJ Brasil/SBT, fornal da Manchete/Rede Manchete et Fornal Bandeirantes/Rede Bandeirantes) ont été suivies dans le but de « connaître l’espace occupé par les divers thèmes, ainsi que les acteurs sociaux, pour en faire une analyse. » Les résultats des thèmes qui ont eu les plus hauts scores : 29,92 % des informations portent sur le gouvernement fédéral, 19,5 % sur l’économie, 16,58% sur la violence et 12,04% sur les entreprises, tandis que les sujets plus populaires sont répartis de manière suivante: 2,14% portent sur les syndicats, 3,32% sur les mineurs, 2,57% sur l’éducation, 2,18% sur les femmes, 0,61 % sur les indiens et 0,35 sur les noirs. Ce sont ici les résultats totaux, mais chaque téléjournal a connu des scores plus au moins semblables.
La plupart de ces vidéos populaires n’ont jamais été diffusées par le petit écran brésilien. Au Brésil, contrairement à d’autres pays, il n’existe pas un marché primaire où les groupes autorisés à émettre achètent des émissions nationales comme cela arrive sur des marchés internationaux, puisque les grands réseaux produisent essentiellement ce qu’ils émettent.
La spécificité de la vidéo populaire ne se définit pas seulement par rapport au contenu, au choix des thèmes. Ces projets veulent surtout changer le modèle instrumental de la communication et rendre possible la participation de leur public-cible à tous les stades de production des messages : la mise en place d’une communication bi-directionnelle, horizontale et participative. S’ajoute à cela que, contrairement à la télévision commerciale et traditionnelle qui homogénéise les divers segments sociaux dans un « grand public », la vidéo populaire vise un public très défini : des groupes sociaux ou les communautés à l’intérieur desquels elle s’est investie et s’est développée. Cette proximité rend possible la création d’un langage, un langage plus spécifique, plus proche du contexte et de la réalité vécue par chaque groupe, plus proche du parler des acteurs sociaux en question.
Tout au début, cette production était fort critiquée pour son amateurisme, pour sa mauvaise qualité, mauvaise qualité bien sûr par rapport aux produits dominants, par rapport auxquels, cependant, ces projets prenaient une position antagonique. Quel peut être le degré d’autonomie pour la construction d’un langage spécifique de la vidéo populaire ? Quel est le degré d’interférence de la télévision sur ce processus ? Jusqu’à quel point le langage télévisuel est-il copié ou critiqué ? À travers les séminaires et les cours de formation offerts par l’ABVP, ces nouveaux venus du paysage audiovisuel apprennent à maîtriser techniquement le format vidéo et centrent leur débat sur la définition d’un langage et d’une esthétique propre, qui prend en compte leur projet politique, mais aussi le bagage télévisuel des téléspectateurs brésiliens, habitués à un produit audiovisuel sophistiqué et de qualité.
Sans accès aux chaînes traditionnelles, ces projets développent aussi des formes alternatives de diffusion. La projection collective est privilégiée dans des espaces publics, où l’émission peut être discutée et comprise (par opposition à être entendue) par le public. Dans ce sens, nous pouvons citer les « micro-télévisions » syndicales ou communautaires. Avec l’aide d’un magnétoscope et d’un moniteur ou d’un grand écran, ils diffusent leurs bandes vidéo soit dans un espace fermé, comme dans le syndicat ou le siège de l’association du quartier, soit dans la rue, sur une place publique ou dans la cour d’une usine.
La pratique : deux télévisions communautaires dans l’état de Rio de Janeiro
Aujourd’hui, les vidéastes ont acquis une maturité en termes de qualité technique. Les produits ne sont plus « marginaux » face à la culture audiovisuelle du pays. L’analyse de quelques-unes de ces vidéos populaires nous permet d’affirmer qu’il n’y a pas une rupture par rapport à ce que nous appelons télévision. Pourtant, il y a des différences sensibles. D’abord, la parole qui soutient ces images n’est pas celle d’un commentateur extérieur, mais celle des propres acteurs sociaux de la réalité médiatisée. Ensuite, le rythme du montage est beaucoup plus lent que celui du « vidéo-clip » qui habite généralement les petits écrans. Étant d’emblée considérées aussi comme un outil de l’éducation populaire, les images de ces vidéos s’enchaînent plus lentement. Enfin, il y a le changement des contenus qui met en évidence d’autres « légitimités culturelles ». Celles-ci seraient plutôt ancrées dans le vécu des publics-cible respectifs, ce qui garantirait la fidélisation des spectateurs. Les télévisions communautaires ici analysées essayent de mettre en scène des réalités et des cultures populaires dans une perspective qui s’intéresse plus aux éléments de la permanence et de la tradition, qu’à ceux du changement dans une aventure collective qui englobe le passé et le présent. Elles ne livrent que des images des communautés où elle sont basées. Même s’il n’y a pas de rupture à travers cette posture critique par rapport au modèle conventionnel, il y a un approfondissement de la fonction culturelle et pédagogique de la télévision.
Le première exemple est celui de la TV Maré. Basée dans un bidonville de Rio de Janeiro depuis 1989, elle n’a pas de partenaire financier régulier. La diffusion des émissions produites est assurée soit par un moniteur placé dans les rues ou au siège des associations de quartier du bidonville, soit « en pirate », avec l’aide d’un émetteur. La TV Maré reste encore un projet amateur mais ce qualificatif désigne seulement le fait que l’équipe ne vit pas du travail développé, que ses membres ne sont pas rémunérés comme professionnels pour cette tâche. À cette notion d’amateurisme s’ajoute la quasi inexistence de moyens de production ainsi que le format (VHS) utilisé. Devenir professionnel, c’est-à-dire avoir les moyens de rémunérer non pas toute l’équipe mais du moins quelques membres et garantir une régularité du travail, est un désir proclamé. À présent, et malgré toutes les difficultés, la TV Maré a réussi à mettre au point un produit qui dépasse l’esthétique amateur (terme utilisé ici comme synonyme de produit mal fait, de mauvaise qualité) tout en gardant son côté alternatif. Ce pas vers un produit de qualité garantit non seulement l’intérêt du public cible, culturellement accoutumé à des produits audiovisuels sophistiqués, mais aussi l’attention d’un public plus large même si l’élargissement du circuit de communication n’est pas un objectif de l’équipe.
Les jeunes qui font la TV Maré sont des militants locaux, partisans de la prise de conscience et de la mise en commun d’une identité collective par le biais de la vidéo. Localement, ils ne s’engagent pas dans un mouvement social, mais animent un mouvement communautaire visant une action plus défensive qu’offensive. Il ne s’agit pas de créer une contre-culture mais de valoriser et de récupérer une culture populaire traditionnelle en affichant des modèles culturels authentiques. Néanmoins, le but de ce mouvement communautaire n’est pas le renfermement sur soi-même ni la négation des valeurs extérieures à la communauté, mais la recherche du pluralisme dans un paysage audiovisuel homogénéisé. En donnant à cette communauté marginalisée un droit de cité, en recréant son identité, c’est son intégration qui est visée. L’expérience de la TV Maré témoigne de la prise de conscience que la mobilité sociale rêvée a échoué, que cette communauté n’est pas implantée provisoirement, qu’elle a bel et bien une identité et que c’est à partir de cette conscience que les changements sont possibles.
La TV Maré ne présente pas encore toutes les caractéristiques d’une télévision communautaire puisque la population ne participe pas à tous les stades de fabrication des bandes vidéo. Néanmoins, même si les membres de l’équipe peuvent être considérés comme une élite locale, même s’ils sont les seuls à savoir manier le langage audiovisuel, nous ne pouvons pas affirmer qu’ils établissent un rapport hiérarchique avec leurs interlocuteurs : ce qui distingue leurs émissions de celles qui sont habituellement faites sur des sujets semblables, c’est qu’ils n’adoptent pas un regard extérieur et qu’ils ne font parler que ceux qui de toute évidence n’ont jamais appris à s’exprimer au petit écran. Indéniablement, les membres de l’équipe font partie et s’identifient à cette communauté. Voila la différence subtile entre la vidéo de militant et la vidéo militante.
L’autre exemple est celui de la TV Maxambomba, la télévision communautaire la plus ancienne de l’État de Rio de Janeiro. Créée en 1986, elle est basée dans la banlieue nord de la ville de Rio, la Baixada Fluminense, plus précisément à Nova Iguaçu, connue comme une des régions les plus violentes du Brésil. Elle diffuse sa programmation, avec l’aide d’un grand écran, sur les places publiques de cette ville-dortoir de plus d’un million d’habitants.
La TV Maxambomba a mis au point un produit de qualité. Sa forme respecte les règles techniques de base de la télévision, mais ne reproduit pas le système formel de la télévision brésilienne; elle le met, au contraire, toujours en question. Sa spécificité ne se résume pas seulement au contenu de ses émissions, mais aux procédés qu’elle a développés pour mettre en image cette communauté marginalisée et pour faire passer son message.
De toute évidence, la TV Maxambomba n’est plus le « porte-parole » du mouvement des associations des quartiers, auquel elle était liée au début de son action. Le point de vue de cette télévision qui régit son discours dans les émissions s’est radicalement déplacé. Même si la mise en scène privilégie les témoignages des acteurs locaux et la reproduction de la vie quotidienne en donnant une image davantage plurielle de la communauté, ces faits ne sont jamais livrés sans une analyse.
En ce sens, la TV Maxambomba a un parcours inverse de celui de la TV Maré. Commençant par un style non-narratif, elle évolue néanmoins, avec le temps, vers la narration. Son idéologie, réfléchie par ses émissions, est explicite.
Il faut rappeler que les membres de l’équipe, même s’ils ne sont plus liés aux associations de quartiers, en demeurent des militants. Ils sont partisans de la prise de conscience sociale qui est censée conduire à la mobilisation populaire, désignée comme le seul moyen capable d’agir et de changer la réalité. Cette dimension politique ressort et traverse toutes les émissions de la TV Maxambomba.
La facture des émissions de la TV Maxambomba est spécifique et souligne cette dimension politique. Son rythme n’est pas événementiel; ce qui régit la programmation n’est pas l’actualité, mais la mise en mémoire. Ensuite, les émissions tendent à démystifier à la fois le modèle de communication dominant et le pouvoir de l’image. Enfin, il y a l’humour, la parodie, présents dans presque toutes les émissions de la Maxambomba, qui s’approprie ainsi un trait caractéristique de la production culturelle brésilienne, principalement la culture cinématographique. En suivant l’analyse de João Luiz Vieira du cinéma brésilien, nous croyons que la fonction de l’imitation comique et de l’auto-dérision dans les œuvres de la TV Maxambomba dépasse la simple figure de style et devient aussi un « instrument du renouvellement et de la démystification, une manière de se débarrasser par le rire de formes tombant en désuétude » 7.
Toute la pratique de la TV Maxambomba est basée sur la croyance en l’efficacité pédagogique de l’outil vidéo. L’idée n’est pas de remplacer le professeur par la télévision ou de combler une faille du système éducationnel du pays, mais d’établir une sorte d’école parallèle, de donner d’autres références à son public et de développer son esprit critique.
La TV Maxambomba a donc une action plus offensive que la TV Maré et elle démontre son ambition d’animer un mouvement social qui, en faisant appel à l’identité, à la culture et à la communauté, défendrait, selon Alain Touraine, « le sujet personnel et collectif contre les systèmes de domination et de gestion » 8. Mais comme l’efficacité politique de ces produits reste encore à prouver, pour le moment, ce que nous pouvons dire, c’est que la TV Maxambomba s’engage bel et bien dans un mouvement communautaire. Car en donnant à cette communauté des images d’elle-même, elle valorise sa culture tout en recréant son identité.
Il est évident que la TV Maré et la TV Maxambomba sont des télévisions communautaires. Qu’elles fassent un travail professionnel ou amateur, toutes deux ont développé, en vertu des contraintes d’une diffusion publique – quoique limitée à un échelon local – un produit élaboré qui tient compte et reflète le contexte social et culturel des communautés dont elles sont issues. Puisque leurs diffusions et leur action sont essentiellement tournées vers le local, leur portée est certes limitée et leur contribution à un changement plus large de la société brésilienne reste hypothétique. Néanmoins, il devient clair que dans l’immédiat, ces télévisons renforcent et recréent des identités éclatées et affaiblies par le système de communication et d’exclusion du pays. Et donner à la population marginalisée et aux exclus brésiliens une conscience individuelle et collective est le point de départ indispensable à un changement social plus large.
Mais comment expliquer qu’avec les mêmes présupposés politiques, la TV Maré et la TV Maxambomba, sont arrivées, pour faire passer ce message, à mettre au point des produits si différents ? À notre avis, la première explication pour le choix non-narratif de la TV Maré vient du fait que les jeunes de la TV Maré s’identifient beaucoup plus à cette population marginalisée; ils sont de la « favela » et donc des favelados. Ainsi, ils laissent les acteurs de leurs bandes vidéos s’exprimer comme ils voudraient s’exprimer eux-mêmes: sans intermédiaire, sans être soutenus par un discours exogène. Comme « favelados », étant toujours confrontés soit à des images négatives, soit à des discours professoraux, ils croient désormais à la non-narrativité comme le seul moyen d’approcher le réel. L’équipe de la TV Maxambomba, en revanche, semble, en se professionnalisant, avoir pris une petite distance avec sa communauté afin de mieux l’analyser et de rejoindre par là la vidéo de militants. Mais l’explication qui saurait peut-être le mieux embrasser toute la question se trouve du côté économique. Car si la TV Maré avait un partenaire financier et faisait un travail plus soutenu, elle aurait probablement développé un langage à l’exemple de la TV Maxambomba qui, avec le grand écran, doit tenir compte de l’attente d’un public plus nombreux.
La TV Maré et la TV Maxambomba ne sont que deux exemples de l’ensemble du mouvement de la vidéo populaire au Brésil. Leurs productions organisent des énoncés qui reflètent bien les règles établies par ce mouvement : « être basé sur la vision ou les intérêts des classes populaires ». En général, la plupart des projets liés à l’Association Brésilienne de la Vidéo Populaire (ABVP) sont encore voués à la sphère privée, leurs produits n’étant consommes que par un public d’initiés. Les télévisions communautaires, en revanche, dépassent cette sphère privée. La définition même de « télévision communautaire » est révélatrice d’une dualité : d’un côte la communauté, la place publique; de l’autre la télévision représentante d’un espace plutôt symbolique. Cette polarité rend bien explicite l’enjeu de ces projets : faire le pont entre le local et le national, par le biais de ce médium qui est un des principaux acteurs de l’espace public contemporain. Y participer en donnant une visibilité publique à ces communautés et à la diversité culturelle du pays sans tomber dans le folklore ou l’exotisme revient à exercer le pluralisme démocratique, le but final de ce mouvement.
De toute façon, la participation effective à la télévision reste une ambition de ces projets : ces acteurs populaires sont encore à la marge du système médiatique puisque le mouvement politique pour la démocratisation de la communication n’a pas encore amené les changements institutionnels revendiqués.
La diffusion est le point central de ce mouvement. Néanmoins, l’important n’est pas de participer à la programmation des réseaux nationaux, mais de créer aussi un contre-réseau de diffusion. Même si l’intégration de ces bandes vidéo dans la programmation des chaînes nationales pourrait être un « triomphe » pour le mouvement – quand bien même ceci est plutôt improbable au regard des stratégies actuelles des réseaux brésiliens – le résultat serait plutôt symbolique puisque les messages, la spécificité de ces bandes se perdrait immanquablement dans le flux des grilles traditionnelles.
Au terme de l’analyse, sélective par rapport à l’univers de la vidéo populaire au Brésil, mais à notre avis représentative, s’est dégagé le côté spécifique et alternatif de ces bandes. Dans le contexte actuel de production et de diffusion, ces petits films ne reproduisent pas les normes de la télévision dominante et représentent même un contrepoids aux produits culturels diffusés par le petit écran brésilien. Quant à l’efficacité politique, si, concrètement, elle est encore limitée au niveau local, au niveau national l’ensemble de ces acteurs populaires animent un mouvement politique qui est en train de créer les conditions structurelles nécessaires pour les changements revendiqués. Maintenant, la question qui se pose est si, en intégrant le système médiatique traditionnel, ces projets vont réussir à garder leur spécificité, leur différence de forme et de fond (ce qui serait la seule manière d’atteindre le pluralisme démocratique recherché). Ou si, au contraire, face à la concurrence et pour garantir leur survie, ils capituleront pour s’accorder au marché. Dans ce cas, ils ne feront que reproduire le système dominant.
- Abravanel (Sistema Brasileiro de Televisão), Bittencourt-Nascimento Fornal do Brasil), Bloch (Manchete), Civita (Abril), Frias-Caldeira (Folha de São Paulo), Marinho (Sistema Globo), Mesquita (O Estado de São Paulo), Saad (Bandeirantes) et Sirotsky (Rede Brasil Sul). In, COSTA, Caio Túlio. O rel, COSTA, Caio. São Paulo, Siciliano, 1991 (page 223).
- Mattelart, (Armand). « Communication et médias, matière à risque » (page 22). In Charon, Jean-Marie) (sous la direction de), L’État des Médias. Paris, La Découverte/Médias-pouvoirs/CFPJ, 1991.
- Santoro, Luiz Fernando, A imagem nas mãos : o vídeo popular no Brasil. São Paulo, Summus, 1989 (page 61).
- Acte de fondation de l’Association Brésilienne de la Vidéo du Mouvement Populaire, réalisé le 21 décembre 1984 et officialisé au Sétimo Cartório de Registros de Titúlos e Documentos, Saõ Paulo, n° 64, 8 février 1985.
- Jusqu’à présent on a répertorié 13 expériences des télévisions communautaires ou syndicales, dont neuf ont un travail continu. Six sont basées à Rio, trois à São Paulo, une à Belo Horizonte, une à Recife, une à Santarém (région de l’Amazonie). Le dernier, Rede Pixurum, est un petit réseau formé par des ONG de petits agriculteurs des trois états du sud du pays.
- Sondage réalise du 1er au 28 février 1992, par l’IBASE et la Faculté de Communication Hélio Alonso, Impresa, Ano V, mês 3, n° 55, 1992.
- Vieira, João Luiz), « La fonction et la place de la parodie et du carnaval dans le cinéma brésilien », Positif, avril 1987, n° 314 (page 55).
- Touraine, (Alain), Production de la Société, Paris, Seuil, 1993 – édition révisée (page 19).
Publiée dans (page 89, )
