Marie-Christine Peyrière
Le regard de cette écriture critique, ouverte au sein de la revue, n’a pas encore de boussole. On connaît le constat mélancolique de Serge Daney dans son livre testamentaire sur la situation du cinéma 1 : « le cinéma n’est plus là où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire au milieu du monde ». Et c’est vrai. Le cinéma, une forme de cinéma, née des discussions politiques et morales qui suivirent la Deuxième guerre mondiale, quitte le centre de la pensée du monde. Une autre forme, nommée provisoirement « documentaire », située dans le réel, un réel souvent négatif, campe à nouveau à la périphérie. Son écriture est orpheline de théories sans pour cela renier ses filiations cinéphiliques. Elle n’a plus de figures tutélaires, tout juste quelques guetteurs, curieux du cinéma comme trajectoire, orientation de nos courbes, inclinaison de nos orbites personnelles.
Ma réflexion affronte les doutes du déplacement des territoires bien balisés, et dans les conjonctions unitaires aux cultures diverses d’images, recherche le sentiment commun. L’égarement n’a d’égal que le désir de déceler le mouvement profond, brutal, de ces années quatre-vingt-dix. Les parcours résonnent des discussions, au hasard des rencontres, sur la définition du cadre, espace du possible, appel à une mémoire passionnelle et spirituelle capable de traverser les remontées d’images inquiètes. Les lignes sont multiples, imparfaites par leur tracé, dans ces contributions de Heike Hurst, Didier Coureau, Alok b. Nandi. Elles tentent d’éviter le ressassement de la spatialité abstraite qui gèle les limites de la Vérité et du Mensonge. Elles suivent les lignes brisées, les diagonales, les angles et les spirales que dessinent des films, des souvenirs de films, en prise avec la vie, avec la mort et le concret de plusieurs lieux. Sans perdre de vue, nous l’espérons, le lecteur.
Ce travail d’orientation dégage, pour le moment, l’axe oriental. L’orient du sens et des émotions s’est substitué à l’horizon technique et spectaculaire de la modernité américaine. Mais ce détour de la pensée nous donne l’accès à des mots clés : lien, complexité, mémoire.
L’étendue des réalités brasse les influences (Godard, Eustache, Tarkovski, Ouedraogo), repère les avancées (Chris Marker et Robert Kramer…). Les lectures témoignent d’emprunts (à la littérature, aux sciences humaines, à l’actualité, à la peinture, au théâtre) de l’intérêt scientifique pour la nature de l’image, et du souci de vivre mieux.
Qu’est-ce que regarder ? Une force d’attention. Cette exigence de l’écriture fraie le passage dans les dérélictions de l’Est filmées par Chantal Akerman et guide le tissage de Didier Coureau, poète en correspondance avec Edgar Morin.
Nous proposons une lecture documentaire de l’itinéraire de Satyajit Ray. Dans un article paru en 1993 dans Libération 2, Edouard Waintrop, invité au festival All India de New Delhi, remarquait qu’en dépit de son aura, ce cinéaste avait peu d’émules. Cet héritage est à reconsiderer si l’on interroge cette tradition, l’effet document de la fiction. Alok b. Nandi, nourri d’une expérience indienne en Europe, auteur d’une photo-biographie sur Ray, emprunte ce chemin de mémoire.
Ce n’est pas la seule manière de rejouer sa mémoire. Pour certains d’entre nous, génération des années soixante, le cinéma a donné le nom de passe à la question juive. Films d’archives d’Auschwitz, Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls, Shoah de Claude Lanzmann. Et le travelling entre Berlin et Jérusalem d’Amos Gitaï traça le sillage d’une avancée au Proche-Orient sur la question israélienne. Quelle est la mise en scène qui travaillerait cette vision qui se souvient des camps de concentration sans introduire le mythe ? Question difficile qui ne se résoudra pas en une intervention.
Heike Hurst, analyste en France des liens culturels du cinéma entre la France et l’Allemagne, examine les partis-pris de Lanzmann interrogeant la réalité du dogme de Tsahal, l’armée d’Israël. Complexités documentaires sur une matière peu claire, indocile.
Écriture encore, cette présence tenace des uns et des autres, bouleversée.
Creuser les mots, sans leur ôter leur poids d’images intimes, les faire sonner, rebondir dans une langue mobile, à l’écoute du rythme intérieur du cinéma.
- L’exercice a été profitable Monsieur, de Serge Daney, P.O. L., 1993
- Son nom de Ray dans Calcutta amnésique, Libération, le 24 février 1993
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Berlin-Jérusalem (Berlin-Yerushalaim)
1989 | Israël | 1h29
Réalisation : Amos Gitaï -
Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville française sous l’Occupation
1969 | France, Suisse, Allemagne de l'Ouest | 2 épisodes de 135 minutes | 16 mm
Réalisation : Marcel Ophüls -
Nuit et Brouillard
1956 | France | 32’
Réalisation : Alain Resnais -
Shoah
1985 | France | 9h30
Réalisation : Claude Lanzmann
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 133, 1er trimestre 1995)