Brnthm
Ce texte a été rédigé en octobre-novembre 2003 par « brnthm, inter-mutant précaire en short », comme il se présente lui-même, participant au PAP puis peu de temps plus tard à la CIP-IDF. Le PAP, collectif des Précaires Associés de Paris (collectif d’intermittents du spectacle, chômeurs, employés, précaires), occupait le 26 juin 2003 le théâtre de la Colline, ou il fut rejoint — ce même soir de signature du protocole — par les intermittents en mouvement.
Il fut écrit en vue d’une sortie de l’Intermutin n° 2 — matériaux pour le précariat — numéro qui ne vit jamais le jour.
Cette brochure, boîte à outil pour repenser le travail, rassemblait des textes sur le précariat, sur l’intermittence comme modèle de prise en compte de la précarité de l’emploi, et sur l’idée d’un revenu garanti pour tous.
Ces thématiques furent par la suite discutées au sein de la coordination des Intermittents et Précaires, sans trouver de consensus.
La coordination travailla dès l’été 2003 à l’élaboration d’une proposition d’un Nouveau Modèle d’indemnisation du chômage des salariés du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, modèle qui par sa scolie D pourrait être étendu à d’autres catégories sociales.
CIP-IDF, juin 2006.
Fabriquer du sensible, ce n’est pas poser la question « quel type d’art voulons-nous faire ? » mais « dans quel(s) monde(s) voulons-nous vivre ? » Andreas Inglese
Travail : activité de l’homme appliquée à la production, à la création, ou à l’entretien de quelque chose.
« Le travail constitue le lien essentiel entre l’individu et la société.
Imaginons un naufragé isolé sur une île déserte. Il travaille pour assurer sa survie. Robinson Crusoé est là pour nous dire que chacun de ses actes a une signification égocentrique. L’idée de loisir lui vient sans doute difficilement à l’esprit.
Au contraire le travailleur dans le monde moderne, alors que la finalité de ses actes reste la même, assurer sa survie, la réalise dans un cadre social où cette finalité s’estompe. C’est en fait la société qui prend en charge d’assurer son existence et lui demande à lui, individu, de participer à la survie de la société. » 1
Cette définition du travail humain par le biologiste des comportements Henri Laborit, pose trois problèmes majeurs : De quelle société le travailleur assure-t-il la survie ? Cette société assure-t-elle la survie de tous ses travailleurs ? Comment le travailleur vit-il la dissociation de son travail et du sens de celui-ci ?
Travail : ensemble d’opérations, de tâches propres à un domaine particulier.
Toujours selon Henri Laborit, « L’homme est un être de désir, le travail ne peut qu’assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. » 2
En effet la division du travail dans les sociétés industrielles a profondément bouleversé le rapport du travail au désir. Alors que l’animal humain se caractérise par son besoin de donner du sens au moindre de ses actes, l’industrialisation n’a eu de cesse de favoriser le geste réflexe, la tâche conditionnée.
« Le travail qu’exigent de l’individu les sociétés modernes est rarement resté un travail » créateur « dans le sens de création personnalisée. L’artisan des jours passés travaillait à une œuvre qu’il marquait de son sceau individuel, unique. Le cerveau humain est organisé de telle sorte que son fonctionnement aboutit forcément à l’imagination de nouvelles structures.
Cette imagination, passant par ses mains, se concrétisait autrefois dans l’objet de son travail qui par cela même n’en était plus un, car il actualisait au contraire l’ensemble de ses motivations les plus inconscientes. L’objet de son travail reflétait ainsi ce qu’il savait du monde, son expérience, sa culture.
Le geste spécialisé de nos jours laisse rarement la place à la fantaisie individuelle et à l’expression de la personnalité. Aucune activité ludique ne peut y prendre place. Il devient un travail au lieu d’être un loisir. », écrit encore Laborit. 3 Et cette sur-spécialisation des gestes touche de nos jours la plupart des travailleurs, qu’ils produisent des biens matériels ou immatériels.
Travail : élaboration progressive, lente évolution.
Heureusement, certaines activités humaines laissent encore place à la création personnalisée, à la fantaisie individuelle, à l’activité ludique. Mais toujours plus rares sont les privilégiés qui exercent un tel travail.
Parmi ces travailleurs « privilégiés », on peut encore compter en France de nombreux travailleurs du sensible, qu’on les désigne comme « intermittents du spectacle » (pour insister sur la discontinuité de leurs pratiques), professionnels de la culture (si l’on se réfère aux catégories socioprofessionnelles institutionnelles) ou artistes (si l’on aime les jugements de valeurs).
La fabrique du sensible exige en effet un travail sensible, c’est-à-dire qui soit intimement lié au désir, où le geste ludique qui fabrique fait sens et où le « produit » immatériel, la « création » de ce travail est un objectif en soi. Non pas que le sensible puisse se résumer à l’œuvre d’un individu, mais il ne peut que naître d’un ensemble de gestes personnels, mêlant de multiples sens et expériences. Un tel travail sensible et discontinu ne peut supporter la division classique du travail productiviste.
Travail : activité professionnelle, régulière, et rémunérée.
Alors même qu’il ne jure que par le « plein emploi », le gouvernement Raffarin juge qu’il y a trop d’intermittents du spectacle, trop de ces travailleurs dont les pratiques et les fabriques font sens.
C’est que ce gouvernement, et plus généralement tous les travaillistes, de gauche comme de droite, de parti comme de syndicat, ne reconnaissent comme travail que le travail « productif », c’est-à-dire le travail qui produit des biens, matériels ou immatériels, immédiatement échangeables, c’est-à-dire vendables. Le salariat rentable à court terme. L’emploi subordonné aux entreprises, publiques ou privées. Leur plein emploi n’a en tous cas rien à voir avec un travail entier, sensible, créateur de lien entre l’individu et le monde.
Travail : effort que l’on doit soutenir pour faire quelque chose ; activité déployée pour accomplir une tâche, parvenir à un résultat.
Il est évident que l’attaque portée contre le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle vise à empêcher que ce régime puisse devenir un modèle pour d’autres pratiques de travail non subordonné.
En effet le régime français d’assurance-chômage des intermittents du spectacle, en prenant en compte la discontinuité de leur activité, c’est-à-dire en rémunérant les périodes non employées directement par les entreprises, autorise des pratiques sensibles et sensées, en dehors des contraintes productivistes imposées par les entreprises.
Non pas que les intermittents du spectacle travaillent tous à la fabrique du sensible dans un rapport au travail désaliéné. Certains, prêts à tout pour écraser la concurrence, s’adapteraient très bien à une réforme libérale de leur régime telle que le MEDEcFDT la souhaite, même s’ils ne survivaient pas tous.
Mais de nombreux intermittents sont moins intéressés par leur carrière que par la libre pratique de leur activité sensible. Ils dissocient alors le plus souvent une part de leur travail qu’ils qualifient d’alimentaire, activité qui leur permet d’assouvir leurs besoins fondamentaux justement grâce à leur régime d’assurance-chômage, et leur travail sensible du sensible, souvent pratiqué sans contrepartie financière, mu essentiellement par leur désir. Ainsi les courts-métrages ou encore tout le théâtre non institutionnel, ne peuvent exister que par le travail bénévole d’intermittents, qui assurent leur survie grâce à des contrats alimentaires avec des entreprises du spectacle marchant.
Apparaît dans cette intermittence une dissociation entre le temps consacré à gagner de l’argent et celui à fabriquer du sensible, entre l’activité alimentaire salariée par les entreprises et le travail sensible librement choisi.
Et si la culture française connaît encore de la richesse et de la différence, c’est bien grâce aux droits collectifs de ces intermittents. L’obligation pour ceux-ci de consacrer toujours plus de temps à l’emploi dans des entreprises spectaculaires ne pourra qu’être nuisible à la diversité du sensible qu’ils fabriquent.
Travail : activité laborieuse de l’homme considérée comme un facteur essentiel de la production et de l’activité économique.
Que les syndicats et partis politiques de tous bords n’aient d’autre projet d’avenir que le retour au plein emploi, c’est-à-dire le travail subordonné et insensé pour tous, est une aberration. À la survie de quelle société cet emploi des humains par les entreprises travaille-t-il ? Le temps rémunéré des intermittents est employé par le spectacle marchant, mais il ne travaille le plus souvent qu’à la survie de la société de consommation spectaculaire et marchande.
Aussi lorsqu’ils ne sont pas payés, les intermittents du spectacle travaillent peut-être à d’autres sociétés.
Considérons une jeune monteuse qui partage sa semaine entre son enfant, la duplication d’émissions institutionnelles pour TF1, et le montage bénévole d’un premier court-métrage. Quel est le travail qui produit de la richesse pour les sociétés humaines ? Son emploi par une société de télévision marchande ? Son travail continu à l’éducation de ses enfants ? Sa participation à la fabrique de nouvelles formes de sensible ?
Le travail subordonné aux entreprises ne contribue qu’à la survie et la reproduction de la société-entreprise.
Or, l’emploi subordonné ne concerne pas seulement la production de biens matériels. Il domine déjà nombre de formes de travail immatériel, comme la recherche scientifique. Désormais soumis à la concurrence et à l’efficacité technique à court terme, les scientifiques ne peuvent en effet plus pratiquer de recherche fondamentale, forcément sensible et discontinue, et n’ouvrent plus qu’au développement technique, au détriment de l’enrichissement du savoir humain.
Travail : manière dont un ouvrage est exécuté.
Mais ce serait une erreur de croire que seuls des domaines comme la culture, la science, l’éducation ou la santé devraient échapper aux lois du profit à court terme. Il faudrait définir des champs intouchables par le marché, « exception culturelle » et autres « biens communs », et laisser les entreprises gérer les autres champs.
Chaque jour se révèlent de plus en plus l’impasse et le danger que constitue la production insensée de biens marchands, matériels ou immatériels, production basée sur le travail subordonné aux entreprises, danger pour l’humanité bien plus que pour la planète. La nocivité de l’agriculture sur-productive, pour la Terre comme pour les agriculteurs et les consommateurs, ou encore la soumission des espaces industrialisés à la voiture et au béton au détriment de leurs habitants, suffisent à montrer qu’il faut arrêter de laisser les lois du profit dominer la politique des hommes. Il ne faut plus laisser les entreprises, qu’elles soient privées ou publiques, créer des emplois à tous prix, produire toujours plus de biens, quels qu’ils soient.
Car c’est bien le système de production-consommation soumis au dogme du profit qu’il faut remettre en cause, et pour cela il faut sortir de la civilisation du travail. Choisir ce que l’on produit et sur quoi l’on travaille.
Ne pas protéger seulement quelque « bien commun » comme la fabrique du sensible, mais permettre un travail sensible et sensé dans tous les domaines. Le geste créateur n’est pas le propre de l’artiste, mais bien de l’humain.
Les Français ne doivent donc pas se remettre au travail, mais se le réapproprier librement, pour s’affranchir de la société de l’emploi et décider enfin de ce qu’ils veulent produire, des sociétés dans lesquelles ils veulent vivre. Pour cela il semble aujourd’hui indispensable de dissocier nos gestes, nos activités, notre travail sensible, de nos conditions d’existence, notre revenu.
Travail : ouvrage réalisé ou qui est a faire.
L’augmentation des capacités de production de l’humanité de ce siècle a été telle qu’il serait largement possible, aujourd’hui, de contenter les besoins fondamentaux de tous les humains, y compris nombre de besoins immatériels plus liés au désir qu’à la survie. Pourtant d’innombrables humains ne peuvent toujours pas subvenir à leurs besoins matériels les plus fondamentaux. Alors que le plein emploi par les entreprises est quasiment unanimement présenté comme la seule solution à ce problème, nombre de ces humains qui arrivent à peine à survivre passent leur vie à travailler, notamment dans les États — entreprises les plus riches. Car il ne s’agit pas d’un problème de production, mais bien plutôt de répartition des richesses. Il n’est pas question de « droit au travail » mais de nécessité urgente de rendre possible l’existence décente et l’activité libre et sensible de tous.
La richesse et la diversité de la fabrique du sensible en France, rendue possible par le système d’assurance-chômage des intermittents, mais également la vitalité des milieux associatifs ou l’expérience des logiciels libres, prouvent que les humains peuvent travailler en dehors de toute compétition marchande, avec pour seuls moteurs le désir et la coopération. Aujourd’hui, il semble même que seul ce travail sensible et non subordonné fabrique encore ce fameux « lien essentiel entre l’individu et la société » dont parle Laborit.
Car au fond, la seule condition pour que l’animal humain travaille sensiblement et librement est qu’il ne soit pas obnubilé par sa survie.
On reproche souvent aux défenseurs de la dissociation du travail et du revenu de faire le jeu du capitalisme, qui s’adapterait sans doute à un revenu garanti pour tous. Ce n’est pas impossible, mais la dé-subordination du travail semble en tout cas un premier pas indispensable à la ré-appropriation non seulement de nos pratiques, mais aussi de ce que l’on choisit de produire ; et cela ne peut se faire en dehors de la garantie inconditionnelle de conditions d’existence décentes pour tous, sous la forme d’une juste distribution des richesses, aussi bien matérielles qu’immatérielles, sans aucun rapport avec un quelconque assistanat palliatif.
Assurer les besoins fondamentaux de tous grâce à un revenu inconditionnel, non subordonné à l’emploi par les entreprises, n’est pas une fin en soi ni un remède-miracle, mais une réponse d’urgence. Réponse qui n’est pas définitive, mais qui contredit le pseudo — réalisme marchand et pose enfin de vraies questions, sur le choix de nos sociétés, la répartition du travail et des richesses, notre rapport au temps, à l’activité, à l’échange, au collectif, à l’existence.
Travail : ensemble des phénomènes physiologiques qui conduisent à l’expulsion de l’enfant lors de l’accouchement.
- Henri Laborit, Biologie et structure, p115, Folio essais.
- Henri Laborit, Éloge de la fuite, p109, Folio essais
- Henri Laborit, Biologie et structure, p117, Folio essais
Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 35, 3e trimestre 2006)
