Tribune libre

Richard Leacock

J’ai passé ma vie à faire des films documentaires et une grande partie de ces vingt dernières années à en enseigner la réalisation. Je suis toujours dérouté par des gens, souvent des jeunes, qui me disent: « je veux travailler dans le documentaire… et j’aimerais travailler avec vous sur votre prochain film ». La réponse à la dernière proposition est facile : « Non », puisque je ne tourne pas en équipe. La réponse à la première est plus compliquée parce que je ne sais pas ce qu’elle veut dire.

Supposons que quelqu’un vous dise: « Je voudrais travailler dans l’automobile… », mais personne ne dirait cela… Si on les interroge, la plupart d’entre eux disent qu’ils veulent « réaliser », et certains qu’ils veulent tenir « la caméra ». J’ai besoin d’en connaître davantage sur leur intérêt pour le documentaire. Veulent-ils gagner de l’argent ? Beaucoup d’argent ? Veulent-ils travailler pour la Télévision ? Ont-ils un besoin urgent de communiquer, même sans gagner de l’argent ? Ont-ils envie de saisir et de partager les situations dans lesquelles ils se trouvent ? Vont-ils dans des endroits juste pour voir ce qui s’y passe ? Leur arrive-t-il de faire des croquis de gens et de situations ?

Prennent-ils des photos – ce qui est une autre façon de partager des expériences ? Est-ce quelque chose qui les a mordus ?… que leur est-il impossible de ne pas faire ?

Je pose ces questions parce que ce que nous faisons est très, très difficile. Il y a des années, quand j’étais enfant, je voulais jouer d’un instrument de musique. Imprudemment, j’ai choisi le violon. Je n’étais pas mauvais, mais je n’étais pas assez bon. Je n’aimais pas m’entendre jouer. Je ne m’exerçais pas suffisamment. Sept ans après, je me suis rendu compte que je n’étais pas assez intéressé. J’ai abandonné cet instrument. N’importe qui peut acheter un bon violon, mais mieux vaut ne pas louer un auditorium avant un certain temps… avant pas mal de temps.

C’est facile de faire un mauvais film. C’est peut-être cela qui attire les gens. La plupart des films sont mal tournés et mal montés. La plupart des gens ne voient même pas la différence (et j’inclus les critiques dans cette catégorie). Si vous voulez vraiment faire des films, il faut filmer, filmer et filmer, et puis monter vous-même ce que vous avez filmé. C’est la seule manière d’apprendre. Ne suivez pas des cours. Ne lisez pas des livres… Faites-le !

Autrefois on pouvait dire « mais c’est trop cher… ». Aujourd’hui avec la V8, ce n’est plus vrai. Je travaille uniquement en V8. Je me sens libéré. Je peux expérimenter; essayer mille façons différentes de filmer et quand je suis satisfait, je peux rentrer à la maison et monter, monter. Il n’y a pas de contrainte. Je soupçonne les gens qui ne tournent que lorsqu’ils sont payés; sont-ils profondément motivés, vraiment intéressés ?

Robert Flaherty, auteur de Nanook en 1921 et de Moana en 1925, était mon maître. Il était à la fois son propre opérateur et son propre monteur. La première fois que je l’ai rencontré en 1936, il est venu à notre école pour rendre visite à ses filles. Il a passé tout l’après-midi à filmer une jeune irlandaise en train de peigner ses longs cheveux blonds ! Filmer et filmer, pour le plaisir ! Je croyais qu’il était fou ! Des années après, je me suis rendu compte que c’était moi qui étais fou !


Publiée dans Documentaires n°2 (page 12, Mars-avril 1991)