Heike Hurst
Étrange début pour un film sur une armée : vous êtes dans le noir, dans un noir absolu. Vous commencez par entendre des crépitements, des sifflements, des bruits, vous percevez l’impact des balles, des tirs, des explosions et des déflagrations. De ce noir surgissent petit à petit de minuscules lumières qui vous signifient que vous êtes dans un studio d’enregistrement. Quand vous saisissez cela, après avoir traversé le noir, le bruit, le vacarme, vous n’avez pas seulement identifié ces lumières comme voyants qui clignotent, voyants de couleurs différentes, agencés comme des colliers de perles luisantes dont toutes les surfaces ne seraient pas colorées, vous êtes dans la lumière. Vous vous êtes approchés de la lumière artificielle, réglée, dosée, pensée du cinéma.
Les projecteurs éclairent un studio d’enregistrement. Après les voyants allumés des pupitres, un homme apparaît dans le champ de la caméra. Cet homme est assis tranquillement devant ses consoles qui ont transmis froidement ces bruits qui vous ont fait trembler. Trembler de quoi ? Réminiscences de guerres, de violences, de combats. Mémoire de guerre. Et c’est là où le cinéaste, maître de son film, met les choses au clair : vous êtes devant un écran. Vous regardez un film. Cette lumière est réglée pour une caméra, mise au point par un opérateur qui exécute cette mise en scène, car tout cela est orchestré par Claude Lanzmann.
Non, vous ne verrez pas la guerre.
Dans Tsahal 1, il n’y a pas la guerre. Claude Lanzmann ne montre pas la guerre. Le film ne fait pas l’apologie d’une armée. Il ne montre pas Israël triomphant.
Le début du film est une entrée en matière très réfléchie, voire même préméditée, (cf. l’entretien), car nous passons de la perception de la guerre comme vacarme et tirs assourdissants à un homme qui dit sa peur. Il en décrit même les manifestations physiques : jambes en coton, sueur au front, souffle coupé. L’armée, ce sont des hommes, des hommes ordinaires.
L’armée d’Israël est une armée de citoyens, d’anti-héros par excellence. Les Israéliens sont un peuple de conscrits.
Ainsi le ton est-il donné : Tsahal privilégiera des témoins, des hommes ayant connu la peur qui ont su la surmonter, mais pour lesquels le courage est une conquête et non une donnée de base qui ne serait plus interrogée. En quelques plans, le vrai projet du film est dévoilé. Point d’apologie de l’armée, ni des armes, alors que Lanzmann professe volontiers sa fascination pour leur beauté et son enthousiasme inconditionnel pour le char, le tank israélien Merkava. Il est dit dans le film que « l’armée est un foyer et le char une maison ».
Ce parti pris rigoureux permet d’entendre en premier la peur, éprouvée pendant la guerre de 1973 (la guerre de Kippour), que ce soit par l’ingénieur preneur de son ou par un militaire israélien retranché dans son bunker quand les égyptiens traversent le canal de Suez, puis la douleur et l’oubli impossible évoqué par l’un des rares rescapés. Quatre-vingt-dix pour cent de ses camarades sont morts, et sa compagnie a été entièrement anéantie dans ces affrontements.
La caméra enregistre, visite les tombes de ces jeunes tués, s’attarde sur les dates – moyenne d’âge vingt ans. Aucun commentaire, aucune parole ne soulage le spectateur, l’image se fait obsédante d’intensité.
Avoir su nous faire revivre – uniquement par l’évocation, par le langage, sans avoir recours à une seule image d’archives – l’extermination des Juifs, c’était l’exploit de Shoah. En effet, ce vécu se transformait par la rigueur de l’enquête menée en images obsédantes. Les hommes qui l’ont aidé à traverser cet océan de souffrances n’étaient pas des survivants ordinaires. Tous membres des Sonderkommandos, affectés aux travaux de cette industrie de la mort, ils devaient tous être tués, pour que jamais, ils ne témoignent, justement. Ce sont donc des miraculés qui nous parlent. Toutes ces qualités réunies ont fait de Shoah le film incontournable sur la question. Ce film est et reste l’œuvre majeure de Lanzmann.
Paradoxalement, ce film, alors qu’il met à nu tous les mécanismes de la machine d’extermination, a eu un effet libérateur pour les Allemands. Au lieu d’être écrasé par une culpabilité collective, chacun pouvait cerner sa responsabilité, l’affronter, s’y confronter.
Le lien avec Tsahal ? Il est là. Dans ce lien entre la Shoah, Israël, et son armée. Israël s’est fait avec les survivants de la Shoah. Israël se doit d’être à la hauteur de cette mémoire, se construire, en défendant la vie comme valeur et Tsahal, son armée, doit être cet ensemble de citoyens combattants, capable de mener le combat à un niveau éthique très élevé, engendrer une nouvelle espèce de soldat « doux et vigilant » encore adolescent, mais déjà marqué par la gravité.
L’éthique de l’auteur, peut-elle être celle d’une armée ? Est-elle celle de l’armée Tsahal ? Elle est, en tous cas, celle du film. Cette haute tenue morale détermine sa construction, les questions incessantes que les Israéliens réfléchissent, renvoient, analysent à la lumière des événements. Ce sont les Israéliens eux-mêmes qui disent leur trouble par rapport à cette armée qui leur vole leur adolescence et les mobilise tous, même après le service militaire, quarante-quatre jours par ans. Ils jugent très sévèrement les pratiques de cette armée. Le film ne cultive aucune ambiguïté là-dessus : la torture est dénoncée, non par Lanzmann, mais par des Israéliens eux-mêmes, penseurs, écrivains et hommes d’état s’exprimant avec virulence « il n’y a pas de viol gentil », Amos Oz ; leur propre ambivalence est mise à nu : David Grossman « la guerre du Liban, j’étais contre, mais ça ne me serait jamais venu à l’esprit de refuser de la faire ». Et d’insister sur les termes justes, « qu’un territoire occupé est un territoire militairement occupé » et sur le fait que beaucoup de mots sont devenus sales. Subsiste une question complexe : celle de l’éthique de l’assaut-réflexe (se jeter sur les fusils qui te tuent) où Lanzmann fait le lien avec l’Holocauste.
Claude Lanzmann déclarait, il y a quelques années, qu’il n’aurait jamais accepté la direction des « Temps Modernes » s’il n’avait pas réalisé Shoah. « Cela m’a donné une autonomie très réelle. Ayant fait cela, je me sens libre par rapport à Sartre ». 2
Alors que Tsahal est un film très personnel qui ne fait d’emprunts qu’à Claude Lanzmann lui-même et à sa méthode documentaire éprouvée dans Shoah, il s’inscrit de par ses raisonnements dans la lignée de la pensée sartrienne. Sartre disait dans un numéro spécial des « Temps Modernes », consacré au conflit israélo-arabe, qu’il était inadmissible que ces deux peuples tremblent, l’un dans sa tente de réfugiés (les Palestiniens) et l’autre dans son Kibboutz armé (les Israéliens) 3. Qu’il fallait arriver à une solution négociée, acceptable par les deux pays. C’est dans ce sens qu’intervient, dans Tsahal, le chef d’État-Major. C’est dans ce sens qu’œuvre le film.
Film libérateur pour les Arabes ? Oui, parce que Tsahal révèle l’homme sous l’uniforme, la peur de ces hommes, qu’ils soient officiers ou simples citoyens conscrits. Qui sait, peut-être certains ne peuvent vouloir la paix qu’après avoir fait la guerre et forcément une sale guerre. Claude Lanzmann déclarait récemment à propos de l’intellectuel et de l’engagement que « contrairement à Sartre, nous ne prenons plus nos plumes pour des épées ». 4
Tsahal nous fait comprendre que l’emploi de l’épée ne se justifie que dans les cas de figures que dégagent le film.
- Le mot « Tsahal » est formé des initiales en hébreu du nom officiel de l’Armée de Défense d’Israël.
- Le Monde, 1er juin 1990
- « Les Temps Modernes », Numéro spécial, Le conflit israélo-arabe, préface de Jean-Paul Sartre, mai 1967. « On voit aux alentours de Gaza, la mort lente de réfugiés Palestiniens, les enfants blêmes, dénourris, nés de parents dénourris, avec leurs yeux sombres et vieux ; si, de l’autre côté, dans les kibboutzim frontaliers, on voit les hommes aux champs, travaillant sous la menace perpétuelle des abris creusés partout entre les maisons, si l’on parle à leurs enfants, bien nourris, mais qui ont, au fond des yeux, je ne sais quelle angoisse, on ne peut plus rester neutre ; c’est qu’on vit passionnément le conflit et qu’on ne peut pas le vivre sans se tourmenter sans cesse, l’examiner sous tous ses aspects et lui chercher une solution tout en sachant fort bien que ces recherches sont vaines et qu’il en sera – pour le meilleur et pour le pire, comme les Israéliens et les Arabes décideront. »
- France Culture, 17 décembre 1994
Tsahal est le dernier volet d’une trilogie, précédé de Pourquoi Israël et Shoah.
Heike Hurst est l’auteur de Tendres ennemis, cent ans de cinéma entre la France et l’Allemagne, édition l’Harmattan, 1991.
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Tsahal
1994 | France | 5h | 35 mm
Réalisation : Claude Lanzmann
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 141, 1er trimestre 1995)