Un cinéma sans stars

Autour du film Des rêves sans étoiles

Mina Saïdi-Sharouz

À Téhéran, dans un centre de détention et de réhabilitation pour mineures, une quinzaine d’adolescentes détenues pour crimes et délits en attente de verdict par le juge des enfants sont filmées par le réalisateur Mehrdad Oskouei.
Dans ces instants fragiles, prises entre une vie provisoire contrainte et la peur de ce qui les attend dehors, elles vivent un quotidien incertain au gré des rires, des chants et des peines.
Le film révèle hors-champ une relation qui se construit progressivement lors du tournage entre ces jeunes filles et le réalisateur. En gardant une certaine distance avec elles, Mehrdad Oskouei permet leur participation à la construction d’un récit collectif émergeant de leurs expériences de vie.

Séquence 11 (13 min 43) 

Nous sommes dans le réfectoire du centre de détention pour mineures de Téhéran. Filmées de dos, trois filles se dirigent vers une grande table

« Ça vient de chez “Good-Father’s ; on ramène des pizzas.

Shaghayegh se lève :

– À Good-Father’s !

Tout le monde applaudit.

Shaghayegh dit en avalant sa pizza :

– Arrêtez de manger comme des paysannes.

Masoumeh s’adresse à sa voisine Khatereh :

– Tu ne prends rien ?

– Non, lui répond cette dernière, je ne me sens pas très bien. »

Face caméra les filles mangent avec appétit, bavardent et haussent la voix. On perçoit de la chaleur et de la douceur entre les filles. Somayeh, jeune femme mince et sérieuse, distribue les parts qui restent. Auprès des filles elle joue le rôle de la grande sœur. Elle est en prison depuis plus longtemps que les autres, pour le meurtre de son père.

Plan large puis plan rapproché sur le visage triste de Khatereh. On entend la voix enjouée de Masoumeh :

« Ce micro me donne envie de chanter. »

Aussitôt elle s’empare du micro du preneur de son qui jusqu’alors captait les voix des filles attablées, monte sur une chaise et entonne une chanson « Mon amour… »

Les autres l’accompagnent chantant en chœur en tapant dans leurs mains :

« Oh mon amour fais que mes vœux soient exaucés

Mets fin à ma souffrance. Mon cœur est tellement seul

Mets fin à ma souffrance. Mon cœur est tellement seul

Personne ne se soucie de ma gentillesse

Si tu m’aperçois seule, joins-toi à moi et partage ma souffrance

Regardez-moi, je suis malheureuse

Mais ne vous moquez pas de moi

Avant j’étais quelqu’un

J’étais jeune et amoureuse

Mais aujourd’hui je suis vieille

Je suis lasse de cette triste vie »

Cette séquence est le moment où s’opère une bascule. Jusqu’alors le récit présentait tour à tour les jeunes détenues dans leurs diverses activités au sein de la prison, la cour, le dortoir, le réfectoire, et recueillait leurs confidences sur leurs vies d’avant avec beaucoup d’attention et d’empathie. Les filles étaient regardées et écoutées par l’équipe du film, et cela leur plaisait. Tout à coup l’ordonnancement qui détermine les rôles entre filmeurs et filmées est dérouté : Masoumeh s’autorise à se servir du micro-perche comme d’un accessoire de comédienne qui s’invente, sous le regard de la caméra, un personnage de chanteuse, son utopie. Le film qui jusqu’alors documentait l’âpre réalité quotidienne des détenues entre tout à coup dans une séquence jouée pour la caméra, pour les trois hommes qui filment et prennent le son et peut-être à l’adresse des futurs spectateurs. Par ce geste qui détourne le micro de son utilité première les jeunes filles font entrer le film dans une fiction, ce qui trouve sa confirmation dans la seconde partie de la même séquence :

Séquence 11 (15 min 31) 

Masoumeh tend un verre d’eau à Shaghayegh (surnommée Hishkas) qui le prend et commence à en jouer comme d’un micro. À sa codétenue elle pose une série de questions très personnelles :

Shaghayegh : Pourquoi es-tu allée à l’infirmerie ?

Masoumeh : Parce que je suis folle.

Rires…

Shaghayegh : C’est à cause d’Hassan que tu as fait ça ?

Masoumeh : Non, jamais de la vie, je l’ai fait pour amuser les filles. Je suis parfaitement saine d’esprit.

Shaghayegh : Pourquoi ta mère ne vient jamais ?

Masoumeh : Elle n’aime que mon grand frère. C’est un criminel, un voleur, un drogué. Il est en prison, mais ma mère l’adore. C’est son préféré des onze enfants.

Shaghayegh : Elle ne t’aime pas ?

Masoumeh : Personne ne m’aime.

Rires…

Toutes les deux se mettent à fredonner une chanson en riant « Personne ne m’aime… »

Shaghayegh : Tu as beaucoup volé ?

Masoumeh : Autant que tu as de cheveux.

Shaghayegh : Qu’as-tu volé, Masoumeh ?

Masoumeh : Au début j’ai volé des sacs avec ma sœur, puis avec mon frère, sur sa moto. Après on a fait des maisons et des pigeons.

Shaghayegh : Des pigeons ?

Les filles s’esclaffent.

Masoumeh chante : « Oh somptueux pigeon, oh mon…

Shaghayegh l’interrompt : Comment te traitait ton frère ?

Masoumeh : Il me battait pour l’argent de sa drogue. Il m’a fait quitter la maison, et j’ai terminé avec Hassan l’Idiot.

Shaghayegh : Tu veux des enfants avec lui ?

Masoumeh : Non, une voleuse engendre des voleurs.

Shaghayegh la regarde avec compassion : Pauvre de toi…

Masoumeh : Une mère qui mange du pain volé nourrira ses enfants avec du pain volé.

Shaghayegh poursuit, tenant toujours le verre en guise de micro : Si tu as une fille comment l’appelleras-tu ?

Masoumeh : Si j’ai une fille, je la tue. Elle fait signe de lui couper la tête.

Shaghayegh : Et si c’est un garçon ?

Masoumeh : Un fils est un joyau pour sa mère.

Shaghayegh : Est-ce qu’Hassan t’aime ?

Masoumeh : Oui pourquoi ?

Shaghayegh : Il ne t’a jamais agressée ? Forcée à coucher avec ses amis ?

Masoumeh : Non.

Shaghayegh : Tu dis avoir eu une mauvaise mère. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

Masoumeh : Une fille ne peut qu’aimer sa mère.

Shaghayegh : Elle te prenait dans ses bras ?

Masoumeh : Non jamais, mais je l’aime, malgré tout. »

Renversement de la situation : cette fois c’est Masoumeh qui tient le verre/micro face à Shaghayegh.

Masoumeh : Une fois sortie, tu vas encore te droguer ?

Shaghayegh : Ça dépend.

Masoumeh : Mais non ! Tu dois dire que tout ira bien.

Shaghayegh : Je ne sais pas mentir. J’arrêterai si ma grand-mère me reprend.

Mais comme je ne me fais pas d’illusions…

Masoumeh : Où est ton père ?

Shaghayegh : En prison.

Masoumeh : Tu veux le voir ?

Shaghayegh : Non.

Masoumeh : Pourquoi ?

Shaghayegh : Il ne veut pas me voir non plus.

Cette séquence de plus de quatre minutes occupe une place centrale dans le film. Ce dialogue en plan serré sur les deux protagonistes soutenues par l’ensemble du groupe se propose comme une double mise en abyme. En effet nous assistons à un interrogatoire qui à tous égards pourrait rappeler ceux que les jeunes détenues connaissent avec les policiers, juges, éducateurs ou gardiens de prison. Pourtant la jubilation et la sincérité que dégage le dialogue échangé entre les deux jeunes filles renvoient à une autre situation, précisément celle d’une séquence médiatique (le reportage de télévision par exemple) ou mieux celle du film en train de se faire. Les jeunes filles endossent le rôle du réalisateur dont on imagine qu’il les aborde ainsi qu’elles le font, par des questions incisives et intimes.

Par son caractère spontané et touchant, cette séquence rapproche le spectateur des filles détenues et le conduit à partager leurs émotions, avec respect. Les regards caméra témoignent de la présence de l’équipe de tournage. Comme si les filles étaient conscientes que ces moments de joie collective étaient voués à disparaître, retenus par les traces enregistrées par le film.

Le réalisateur donne ainsi à comprendre qu’il ne s’agit pas d’un film « sur » des filles en prison mais d’un film « avec » elles. Il fait partager la manière dont ces relations se sont construites au fur et à mesure du tournage. Cette séquence met ainsi en évidence un moment de bifurcation et le point de départ d’une construction collective et inédite du récit.

Séquence 11 (18 min 05) 

Le dialogue entre Shaghayegh et Masoumeh reprend :

Masoumeh : Pourquoi oncle Mehrdad fait un film sur nous ?

Shaghayegh : Pour le montrer à l’université.

Masoumeh : oh là là !

Il nous filme au lieu de nous apprendre à filmer.

Rires… Elles se moquent gentiment du réalisateur…

Shaghayegh : À sa place j’irais filmer plutôt nos familles.

Masoumeh : Pourquoi ?

Shaghayegh : Il faut le voir pour le croire.

Masoumeh : Oncle Mehrdad est étudiant ?

Shaghayegh : Non, il est professeur.

Masoumeh : Ah, il ne travaille pas pour le gouvernement. J’étais inquiète.

Shaghayegh : Quel gouvernement ?

Masoumeh : Le gouvernement. Ahmadinejad !

Shaghayegh : Ne parle pas de politique ! Tu préfères Ahmadinejad ou Mousavi ?

Masoumeh : Quand j’allais voter je criais en même temps : « Mousavi ! Ahmadinejad ! »

Rires…

Les filles présentent le réalisateur en dressant son portrait. Shaghayegh rappelle que l’oncle Mehrdad est un universitaire et non un agent de l’État. Elles peuvent donc lui faire confiance car il se met en danger pour elles, dans un pays où les intellectuels sont eux aussi surveillés et punis. Les images rendent compte de la confiance qu’elles accordent à Mehrdad Oskouei, donnent à voir la complicité qui les unit et racontent leur désir de participer à la réalisation de ce film qui les concerne. Elles deviennent conscientes qu’au fond il s’agit de leurs vies et qu’il leur appartient de les raconter à leur manière.

Le spectateur est tout au long du film témoin du déploiement d’une expérience vécue conjointement lors du tournage par les filmées et les filmeurs. En nous inspirant des travaux de Marielle Macé nous pouvons considérer que cette séquence est un exemple très significatif « d’une confrontation entre le film et le vivre ». Un espace où la vie et le film se rejoignent.

Ainsi ce qui surprend c’est la façon dont les jeunes filles s’approprient le dispositif filmique. C’est par elles que le réalisateur devient lui aussi un personnage du film sans apparaître pour autant à l’écran. Ce qui n’est pas sans rappeler Jean Rouch qui, dans ses films, occupe cette place qu’il revendiquait dès les premiers jours de tournage.

En acceptant de garder jusqu’au montage final cette longue séquence improvisée et décalée par rapport à l’intention du film, le réalisateur souligne toute l’importance qu’il accorde au geste de Masoumeh et de Shaghayegh. Il accepte le jeu de celles qui « font leur cinéma », qui en jouant documente une part de leur vie intime. Au risque d’une séance de téléréalité.

On devine aussitôt les questions que soulève une telle séquence : quels sont les risques qu’encourent ces jeunes filles à se montrer ainsi sincères et spontanées ? Le jeu qu’elles proposent suffit-il à en faire une séquence de fiction susceptible ainsi de les préserver des conséquences de leurs confidences sur leurs relations à leurs proches, à Dieu, au gouvernement, à leurs addictions ? Car cette séquence jouée « pour de faux » a un fort effet de réalité.

Qu’en pense le réalisateur ?

Entretien avec Mehrdad Oskouei

Mina : Pourquoi avez-vous décidé de faire ce film ? Et pourquoi de cette façon ? Comment avez-vous obtenu l’accord des filles que vous filmez ? Comment ont-elles participé à sa fabrication ?

Filmer la prison est devenu une obsession pour moi. Cela fait dix ans que je travaille sur les milieux d’incarcération et quatre ans que je m’intéresse au cas des filles détenues. Elles sont souvent vues comme des monstres, et j’aimerais donner d’elles une autre image, montrer leur humanité. Jeune, j’ai beaucoup fait de théâtre et je connais le travail en équipe. Cela m’a aidé à entrer en relation avec elles, à les mobiliser pour participer à ce projet. Ces filles ont connu des situations difficiles dans leur vie. Elles sont intelligentes et expérimentées. Elles sont là pour des problèmes graves comme le trafic de drogue, la prostitution, le vol et même le crime. On ne peut pas les duper et gagner leur confiance facilement.

J’ai essayé d’être sincère en les informant de mes intentions, du pourquoi je voulais faire ce film. Au départ, j’ai été maladroit. Je leur ai dit à quel point leur situation me touchait, ayant moi-même une fille de leur âge. Cela ne leur a pas plu. Dans le cours du tournage Shaghayegh m’a reproché de leur avoir parlé de ma fille alors que la plupart d’entre elles ont de graves problèmes avec leur père. J’ai tenu à conserver cette discussion dans le montage. Pour les approcher un peu mieux je leur ai parlé de mes histoires personnelles et de ce qui me pousse à faire des films dans ces lieux d’enfermement. Quand j’étais adolescent mon père a fait de la prison pendant cinq ans. Cela faisait suite à des problèmes financiers occasionnés par une faillite. C’est arrivé plusieurs fois, ce qui m’a conduit à faire une tentative de suicide ; j’avais alors le sentiment d’être une charge, une bouche de trop à nourrir. Cette période reste liée pour moi à du mal-être, de la souffrance. Je n’avais personne à qui parler de mes problèmes personnels. Je ne savais plus ce qui était bon pour moi. L’adolescence et la prison sont aujourd’hui les deux sujets qui me préoccupent et c’est ce que je traite dans mes films.

Le déclic qui a fait qu’elles ont vraiment accepté de participer au film s’est très clairement produit lorsqu’elles m’ont demandé de dire ouvertement pourquoi je voulais faire ce film. Et moi, j’ai répondu que c’était pour éviter que d’autres filles comme elles arrivent dans ces lieux. Elles se sont concertées et m’ont dit oui.

Mina : Comment avez-vous réussi en tant qu’homme à mettre les filles à l’aise devant la caméra, à avoir une telle proximité avec elles ?

Nous étions trois hommes dans l’équipe de tournage et cela n’a pas été facile d’avoir l’autorisation de filmer les jeunes détenues. Heureusement la directrice du département des filles connaissait les films que j’avais réalisés auparavant sur les garçons emprisonnés dans cette prison ; elle a jugé que le film que je projetais de faire donnerait à entendre la voix des filles. Nous avons respecté rigoureusement les frontières à ne pas dépasser, les lignes rouges qui en Iran codifient de manière générale les relations entre les hommes et les femmes. Aux filles nous avons dit qu’elles pouvaient nous considérer comme leurs oncles, afin de créer des relations familiales et de lever toute ambiguïté entre nous. Une gardienne est restée en permanence pendant tout le temps du tournage. Le bon déroulement du tournage, rendu possible par les autorisations accordées par les tutelles compétentes, n’a pas empêché qu’aujourd’hui certaines autorités judiciaires me fassent le reproche d’avoir filmé les filles à visage découvert. Les responsables du centre pénitentiaire refusaient eux aussi que je montre les visages. Mais je n’ai pas accepté cette contrainte et ils m’ont fait confiance. Je considère avoir un contrat moral vis-à-vis des jeunes filles et des personnes qui m’ont donné leur autorisation ; c’est pourquoi je me suis engagé à ne jamais montrer ce film dans les médias iraniens et à le diffuser seulement auprès des responsables et travailleurs sociaux, car il peut les aider à améliorer la situation des jeunes détenues. Par exemple dans les milieux judiciaires se mène actuellement une réflexion sur une éventuelle suppression des prisons pour mineures ; en attendant une telle loi on travaille à améliorer la prise en charge des filles après leur mise en liberté. Ainsi j’espère que ce film deviendra une sorte d’archive de la prison pour mineures témoignant d’un temps révolu.

Mina : Quel était le contrat avec le centre pénitentiaire ? Aviez-vous le droit de filmer tous les espaces de la prison ? Le personnel de la prison était-il d’accord pour apparaître dans le film ?

On m’a donné l’autorisation de filmer dans tous les lieux du centre. C’est un centre très bien géré et ils étaient fiers de le montrer. C’est moi qui ai pris la décision de restreindre le nombre d’endroits dans lesquels je souhaitais poser la caméra. Cela me permettait de réduire les angles de prise de vue pour faire en sorte que le spectateur sache tout le temps dans quel lieu on se trouve. J’ai ainsi choisi de filmer le dortoir parce que c’est aussi la pièce à vivre, le bureau car c’est là où se trouve le téléphone, la salle des visites et la cour car les filles y jouent et attendent qu’on vienne les chercher.

Avec le personnel du centre je n’ai pas cherché à les filmer particulièrement, mais si les femmes apparaissent dans le cadre c’est qu’il y avait toujours quelqu’un pour surveiller ce qui se passait sur le lieu du tournage. J’avais donc pris l’habitude de les avoir dans le cadre. Dans mes films précédents sur les garçons il n’y avait pas ces surveillants, mais pour les filles c’était obligatoire. J’ai cherché à montrer le centre comme une maison où elles vivent un moment de répit et de tranquillité. Le film ne montre jamais les barreaux, sauf lorsqu’elles sortent de la prison. Pour moi cela reflète l’idée qu’elles se font de leur propre vie.

Mina : Le jeu des filles, surtout trois d’entre elles (Shaghayegh, Masoumeh et Somayeh) est remarquable. Peut-être sans elles il n’y aurait pas de film. Que pensez-vous de la manière dont elles apparaissent à l’écran ? Selon vous quels regards portent-elles sur elles-mêmes ?

Pour moi le cinéma est plus sensible qu’analytique. Ce n’est qu’après avoir filmé pendant des heures l’ensemble du groupe et après avoir regardé attentivement les rushes avec le monteur qu’on a choisi celles que j’allais filmer en priorité. La présence et la façon d’être de Shaghayegh ont été décisives pour que cela devienne un film. Masoumeh et Somayeh ont été elles aussi des actrices formidables.

En prison les filles ne se laissent pas aller et continuent de se préoccuper de leur corps. Elles surveillent leur poids, font du sport, respectent l’hygiène. C’est un signe d’espérance dans leur avenir. Je n’ai pas cherché à leur imposer des limites. Dès le départ je leur ai dit qu’elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient devant la caméra à condition de respecter les lignes rouges imposées par le contexte politique et religieux de l’Iran.

Cette liberté d’agir devant la caméra les a rendues plus détendues et plus confiantes. À l’opposé du religieux qui chaque midi venait faire la prière avec elles sans jamais tenir compte de leurs préoccupations, je suis resté à leur écoute en les laissant libres de proposer leur manière de faire du cinéma.

Mina : Selon vous qu’attendaient-elles du film ? Et vous ?

Pendant le tournage mon souhait le plus vif était qu’elles arrivent à s’appuyer sur le film pour soulager un moment la pesanteur de leurs vies de détenues ; que cela les autorise à se montrer telles qu’elles sont. J’espérais arriver à leur offrir un espace de liberté de façon à ce que les lois qui décident de leurs destins soient mises en question, qu’elles utilisent la caméra comme témoin pour parler des problèmes de la société iranienne et qu’elles parlent aussi de leur monde intérieur.

Lorsqu’elles ont visionné mes deux films précédents tournés en prison avec les garçons, elles ont dit vouloir que leur film soit encore meilleur. Elles avaient en tête qu’en participant à ce film elles pouvaient aider les autres jeunes qui partagent les mêmes conditions de vie. Ce sont elles qui par leur investissement personnel trouvent la manière de nous embarquer dans leur monde en nous montrant qui elles sont vraiment. Cela va à l’opposé des images médiatisées qui font de ces jeunes filles des êtres dangereux qu’on ne doit pas approcher.

J’ajoute qu’une seule fille s’est opposée à l’idée d’être filmée. C’était la plus âgée. Elle craignait le jugement des spectateurs face au comportement des filles, à la crudité de leur langage.

Mina : Revenons à la fabrication du film. Vous avez filmé pendant 20 jours au cours d’une période de 3 mois. Quelle part d’improvisation et d’écriture ?

J’ai filmé avec une petite équipe : un chef opérateur et un preneur de son. Nous avions 90 heures de rushes pour un film de 70 minutes. J’ai choisi les images concernant les trois personnages principaux et j’ai écarté tout le reste. Je n’écris jamais de scénario pour commencer mes documentaires. C’est en suivant les personnages que je cherche où se trouve le récit et alors je filme. Je construis le film au montage. Ce qui m’intéresse est le récit de l’humanité de ces vies.

Mina : Ce film s’inscrit-il dans une filiation cinématographique particulière ? La maison est noire, film réalisé dans une léproserie en 1962 par la poétesse iranienne Forough est-il source d’inspiration pour vous ?

Le film de Forough Farrokhzad a certainement eu une influence sur mon travail. C’était une grande cinéaste et je peux dire que La maison est noire dont j’aime la poésie est un des meilleurs films documentaires iraniens. Mais pour m’aider à filmer des lieux d’enfermement je me suis plutôt inspiré des premiers films de Frederick Wiseman. Comme lui, j’ai voulu en filmant ces espaces resserrés aller chercher les récits profonds des êtres qu’on n’entend jamais. En revanche si Wiseman m’a influencé pour le choix des sujets je me sens plus proche du cinéma de Jean Rouch. Comme lui, j’essaie d’interagir le plus possible avec les personnes filmées en leur proposant de les embarquer dans mon film. Comme dans Chronique d’un été, film coréalisé par Jean Rouch et Edgar Morin, qui arrive collectivement à une « vérité » plus grande que le réel de chacun.

Mina : Parlez-nous de la séquence où les filles utilisent le dispositif filmique pour s’exprimer. Cette séquence dure plus de 4 minutes et on comprend que d’une certaine façon vous les avez laissées prendre votre place.

À plusieurs reprises les filles sont entrées en interaction avec la caméra et l’équipe du film. Il y a eu plusieurs scènes de ce genre. Dans cette séquence les filles s’expriment avec une grande liberté en choisissant chacune leur style, inspiré de ce qu’elles vivent au quotidien, leur mode de vie.

Mina : Est-ce que vous êtes toujours en contact avec ces jeunes filles ? Que deviennent-elles ?

Le problème le plus grave pour elles est qu’il n’y a aucune structure adaptée pour les accueillir à la sortie de prison. La plupart ne savent pas vraiment où aller et peuvent facilement retomber dans la délinquance. C’est pourquoi je cherche des solutions pour les accompagner. Je me soucie de ce qu’elles vont faire à l’extérieur du centre pénitentiaire. Je n’ai pas revu tout le monde mais j’aide Somayeh, qui a retrouvé sa liberté, en finançant ses études universitaires et en lui permettant de continuer à faire du sport. Je suis la seule personne sur qui elle compte actuellement. Ghazale ne voit plus son fils et elle a rechuté dans la drogue mais on essaie de lui trouver un lieu d’hébergement.

En réalité, j’ai l’impression qu’au-delà du film j’ai à présent d’autres rôles à jouer auprès de ces filles. Je dois en quelque sorte combler les lacunes d’un système qui n’a rien prévu pour elles à l’extérieur de la prison. Pour moi le film ne s’arrête pas à la dernière image. Le générique de fin est le début d’une autre histoire avec ces filles.


  • Des rêves sans étoiles (Royahaye dame sobh)
    2016 | Iran | 1h16
    Réalisation : Mehrdad Oskouei
    Production : Mehrdad Oskouei

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 155, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0155, accès libre)