Une plateforme de distribution digitale autogérée

Notes sur l’expérience Open DDB en Italie et ailleurs (depuis 2013)

Claudio Cadei

Le scénario de la diffusion du cinéma documentaire s’est beaucoup diversifié dans les dernières années, en fonction de deux facteurs qui caractérisent l’ensemble du marché cinématographique : d’une part, pour les jeunes réalisateurs, il est de plus en plus difficile d’accéder aux circuits qu’avaient structuré le lien production-diffusion dans les industries culturelles (nationales ou internationales) au cours de l’époque précédente. Dans certains contextes, comme celui de l’Italie, la période de récession survenue en 2008 a produit une rupture du mécanisme préexistant, obligeant le monde de la distribution à se reconfigurer. Sans réussir pourtant à adopter une approche capable de valoriser les nombreuses productions indépendantes qui commençaient à apparaître sur la scène culturelle.

D’autre part, les innovations technologiques liées à l’utilisation de produits numériques ont permis la naissance d’un certain nombre de systèmes de diffusion en ligne (téléchargement, streaming ou VOD). On a assisté à la création de nouveaux supports plus ou moins spécialisés et enracinés au niveau local ou national, mais surtout très différents quant à leur gouvernance. En observant d’autres domaines de consommation, on remarque bien les risques de la sharing economy si les espaces d’innovation ouverts par la révolution du web 2.0 deviennent des espaces de conquête pour des logiques néo-libérales. Les plateformes numériques risquent dans ce cas de fonctionner comme des dispositifs sur lesquels les acteurs engagés n’ont aucun contrôle. Elles imposent une intermédiation économique « automatique » et donc très efficace entre les fournisseurs et les utilisateurs d’un service, avec la conséquence de niveler la relation entre demande et offre et d’exacerber la compétition entre fournisseurs.

Ce sont de telles considérations qui nous ont amenés, en tant que maison de production indépendante basée à Bologne (SMK Videofactory), à nous mettre en réseau avec d’autres réalisateurs et maisons de production pour partager notre volonté d’imaginer un système de diffusion culturelle numérique ayant deux caractères : 1. une gestion autonome au niveau technologique et économique, avec une gouvernance collective et horizontale parmi les auteurs ; 2. la construction de pratiques basées sur des valeurs différentes de celles du marché dominant, capables d’encourager et de reproduire dans un environnement en ligne (où les utilisateurs sont souvent moins responsabilisés) les aspects vertueux d’une relation de proximité entre les auteurs et le public. D’autres observations importantes venaient de notre expérience directe. C’était en 2013 et nous venions d’organiser la longue tournée italienne de notre film Tomorrow’s Land (2011), un film produit en crowdfunding en mobilisant une communauté de centaines de donneurs et d’espaces culturels, qui nous avaient aussi aidés à organiser les projections. Il était plutôt facile de tirer un enseignement de cette expérience : tous les producteurs culturels indépendants sont aussi des constructeurs de liens dans des contextes d’utilisation divers (cinéma, espaces culturels, etc.). Pourquoi ne pas tenter d’unir tous les efforts d’auto-distribution des différents producteurs indépendants dans un seul réseau ?

Le lien entre la coproduction populaire des œuvres culturelles et les pratiques de distribution de OpenDDB

Dans les dix dernières années les auto-productions sont devenues une réalité de plus en plus importante du domaine culturel, surtout dans les pays où les financements publics sont moins abondants. En Italie, une partie des maisons de production indépendantes – à commencer par les plus actives dans la réalisation de documentaires sociaux – ont rapidement découvert (ou plutôt re-découvert) la pratique de la coproduction populaire, ou crowdfunding. On peut dire que cette solution à été adoptée par les jeunes cinéastes avec un succès variable, bien que l’échelle du phénomène constitue sans doute une expérimentation significative. On ne doit pas se limiter à la considérer comme une simple réponse à un problème matériel ; il faudrait également apprécier dans ce phénomène un fort désir de réinterpréter la relation entre les œuvres et le contexte social auquel elles s’adressent, dans une phase historique où le public cinématographique s’est beaucoup liquéfié dans la société de la consommation. En ce sens, il s’agit d’une série d’instruments (renforcés aussi par les possibilités actuelles des moyens de communication numériques au niveau de la communication) qui ont été inventés et mis en place par une génération de producteurs de culture qui visait à renégocier l’espace d’action culturelle, face à un horizon qui montrait (et montre) des fermetures évidentes.

Le défi qu’on a lancé était celui de reproduire au niveau de la distribution les avantages et les logiques vertueuses qu’on avait remarqués dans cette nouvelle façon de produire des œuvres culturelles. Un des aspects les plus intéressants du crowdsourcing est l’engagement de l’utilisateur à soutenir un effort de production, ce qui établit une relation avec l’œuvre destinée à se réactiver dans la phase de la diffusion grâce à la création de ce qu’on appelle des « communautés d’intérêt ». Ce qui différencie l’achat d’un produit culturel d’une donation permettant la réalisation du produit est que l’intentionnalité de la seconde ne s’achève pas avec la consommation du produit, mais se solidarise avec sa diffusion en partageant sa raison d’exister. Une telle dynamique d’engagement constitue une ressource très puissante (au point de devenir un objet d’étude pour les experts de marketing), à condition d’être valorisée. On a observé qu’après le succès d’une coproduction populaire, certains auteurs n’avaient plus intérêt à continuer la diffusion de leur œuvre. Ce qui raccourcissait la vie potentielle du film et limitait la diffusion du film à son bassin de coproduction.

La naissance du projet Distribuzioni dal Basso / OpenDDB

En 2013 on a lancé le premier portail web sous le nom de Distribuzioni dal Basso, en continuité avec le principal site de crowdfunding en Italie, Produzioni dal Basso, utilisé par beaucoup d’auteurs de notre réseau pour leurs collectes de donations. Avec la quinzaine de réalisateurs et de maisons de production qui faisaient partie de cette phase initiale, on avait décidé de partager nos ressources en termes de relations avec des espaces sociaux, des associations culturelles, des cinémas et ciné-clubs autoorganisés ainsi que des collectivités locales. De la même façon on a défini des pratiques de diffusion participative, en créant le premier réseau italien d’autodiffusion en Creative Commons basé sur la logique du don – avec une partie en ligne et une autre hors ligne.

La logique du don, bien expliquée dans notre policy1 s’oriente dans deux directions, c’est-à-dire celle de l’utilisation individuelle et celle de l’organisation d’événements collectifs (projections, présentations en présence de l’auteur). En projetant le système de VOD (Video On Demand ou « video-à-la-demande »), on a décidé de mettre en place un mécanisme très expérimental : l’œuvre est accessible en moyennant une donation, une offre obligatoire mais libre, avec la recommandation de notre part d’une somme assurant à notre avis une viabilité à l’opération de diffusion (par exemple, on suggère de donner 4 euros pour le fichier d’un film et 13 euros pour le DVD, expédition comprise). Ce système, en travaillant sur la responsabilisation de l’utilisation et en essayant de rétablir une relation éthique avec la production, permet de contre-balancer les donations moins généreuses par celles reçues par des personnes qui souhaitent soutenir la diffusion de l’œuvre et, de ce fait, supérieures au montant suggéré. Le fait que la moyenne des donations soit plus haute que le montant recommandé par la rédaction représente le signe que notre intuition était correcte et qu’elle a été bien communiquée. Cela signifie que la création de nouvelles niches économiques, où on peut faire valoir des règles différentes de celles du marché qui appauvrissent les producteurs, est possible et, à notre avis, nécessaire.

Les licences Creative Commons, un outil pour créer de nouvelles relations économiques dans le domaine culturel

À la nécessité de reformuler la relation sociale et économique avec les utilisateurs et avec les espaces de diffusion, s’ajoute le choix d’utiliser les licences Creative Commons. Nous avons décidé de créer un modèle qui ne repose pas sur l’exploitation des droits de reproduction (domaine qui d’ailleurs en Italie est caractérisé par la présence paralysante du monopole de SIAE, qui empêche le développement de nouvelles expériences), mais plutôt par une économie de proximité encore une fois cohérente avec la logique du don : après la donation, le fichier/DVD est libre d’utilisation sauf dans un but lucratif. De notre côté, nous avons prévu deux modalités de mise en œuvre de cette logique : l’utilisation individuelle et la projection publique, pour laquelle on demande à l’espace ou à la communauté d’utilisateurs de suivre une grille de donation entre 60 et 150 € selon leurs possibilités. Il faut toujours se rappeler que le système des Creative Commons n’est pas forcement lié à la gratuité 2. Il signifie que l’œuvre est reproductible et re-diffusable, utilisable selon certaines conditions : cela implique que si quelqu’un veut utiliser l’œuvre d’un auteur sous le régime des Creative Commons dans un but lucratif, il se situe hors de cette licence. Il est donc censé passer par un accord économique avec le réalisateur ou la réalisatrice.

Un outil encore en train de se développer selon nos exigences

Depuis 2013 jusqu’aujourd’hui ce réseau a grandi et a permis l’organisation de plusieurs initiatives, festivals et séries de projections. On a réussi à établir des relations collaboratives avec beaucoup d’autres organisations en Italie, et quelques expérimentations – qu’on espère multiplier – en France et en Belgique. Ces collaborations ont marché également avec d’autres réalités culturelles qui avaient déjà leurs propres circuits de distribution, parce qu’à présent ce n’est pas la concurrence entre les indépendantes qu’on doit craindre, mais le risque de voir disparaître les petites expériences de production et de diffusion. En établissant ces liens avec les nouveaux auteurs, il est très important de notre part de faire comprendre qu’on ne raisonne pas comme un distributeur traditionnel : le signe le plus clair est qu’on ne demande aucune exclusivité sur la distribution d’une œuvre, en laissant l’auteur totalement libre de gérer ses propres tournées de présentation de ses films. En même temps on essaye de faire comprendre aux auteurs la valeur du networking et de la synergie entre leurs efforts et notre travail de promotion et diffusion.

En 2016, grâce à un financement pour les initiatives culturelles innovantes, notre portail est devenu multilangue : italien, français, anglais, à travers des sites parallèles (www.openddb.it / www.openddb.fr / www.openddb.com). Le portail est donc à la disposition d’auteurs étrangers qui veulent rendre accessibles leurs œuvres avec un sous-titrage correct, bien que les premières expériences de diffusion de films étrangers à un public italien n’aient pas été probantes. On s’est très bien rendu compte que pour faire connaître un documentaire en Italie, sans l’appui d’aucun réseau local, il ne suffit pas d’insérer le film sur le portail et de faire un peu de promotion. Il s’agit plutôt de développer de vraies synergies, ce qu’on tâche de mettre en place prochainement, avec l’espoir de voir naître et grandir d’autres centres d’un réseau commun.


  1.  https://www.openddb.fr/comment-ca-marche/
  2. Pour une introduction, voir http://creativecommons.org/licenses/?lang=fr (accédé le 20/10/2108) ; voir aussi S. Aliprandi, Creative Commons : a user guide, Lulu 2011. J. Farchy, M. De La Taille, Les licences libres dans le secteur culturel – Rapport de mission pour le CSPLA, Décembre 2017 (http://cdn2.nextinpact.com/medias/rapport-licences-libres.pdf, accédé le 20/10/2018).

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 149, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0149, accès libre)