Une tromperie reconduite à travers la tentative de l’annuler

Quatre mails entremêlés

Frédéric Danos, Alice Lenay

18 septembre, Paris

Cher Frédéric,

Je suis impressionnée, et réjouie – en fait c’est mon premier entretien. J’ai beaucoup de questions, des questions logistiques, sur des dates et des chiffres qui sont toujours bons à savoir, des questions sur le film, d’autres films, des questions plus politiques, et puis des questions qui concernent plutôt ma recherche, et des questions plus personnelles et probablement d’autres questions encore.

Je t’écris depuis l’aéroport – je m’apprête à monter dans un avion pour Montréal.

En relisant ton texte pour la revue, je lance une première série de questions qui aurait probablement mérité plus de préliminaires, ou convoque trop de choses, mais c’est peut-être ça l’avantage des entretiens à distance.

Tout ça c’est bien sûr si tu es d’accord.

  • 20 septembre, Marseille
  • Chère Alice,
  • Je suis ravi de cet exercice qui m’oblige à revenir sur une pratique et une histoire en cours. Répondre à tes questions, c’est faire des détours qui sont autant de modulations du point de vue. Joie !

Dans ton texte, différentes instances prennent la parole

« […] faire voir ce qu’on a vu et cru voir, qu’on pense faire voir. (Ce que vous venez de lire a été directement carotté dans mon cerveau, ce n’est pas moi qui écris, pas moi qui pense, c’est ma matrice perso qui s’exprime, vous et moi devons faire avec.) »

J’aimerais parler des points de vue qui s’accordent ou qui s’intriquent dans cette histoire, des points de vues multiples qui se mêlent dans la production d’un film et de ce film en particulier :

les gens de la production par exemple…

  • Ce matin j’entends la ministre de la Culture qui parle de l’attention qu’il faut avoir vis-à-vis des artistes qui sont par définition angoissés, comment il faut les materner. Elle ne prononce pas ce terme mais l’emploie. Il y a quelque chose de dégoûtant à ne pas pouvoir sortir du maternèliarcat, donc du paternèliarcat, car si tu fais la maman, il faudra bien que je fasse le papa. Les gens de la production et mes névroses me disent « ce n’est pas possible », je réponds « peut-être, je vais voir » et je profite des Assedic, d’une non-assignation à un calendrier pour faire ce que je veux – pour être honnête je dois écrire « pour faire ce que j’arrive à produire et transformer en ce qui se présente dans l’espace du pendulaire entre mon abattement et ma joie ».
  • Je pense que j’aimerais jouer au cinéaste, comme certains le font, je crois, qui ne regardent pas les films qu’ils font en dehors de la nécessité de la production, jusqu’au moment où le film est terminé alors il perd tout intérêt de tout ordre. Il y a dans J’ai mis 9 ans à ne pas terminer l’idée a posteriori de garder la chose en suspens parce que c’est la seule que j’ai, c’est un haillon, une guenille, un reste misérable et qui défait la morale. Un haillon c’est aussi une hutte à l’usage des ouvriers ardoisiers et avec un y hayon est, entre autres, une claie utilisée par les ouvriers agricoles et les bergers pour se protéger du soleil ou du vent. Donc sauvegarder la maison de l’en-cours. Je ne nie pas, ni ne refuse la reculade qui constitue ce film, et pour bien reculer devant l’obstacle, il faut tenir ensemble toutes s.ces parties. Je pense aux usages dont on peut se plaindre (sorcellerie dans le bocage normand, difficile d’entreprendre quoi que ce soit à Marseille) et que l’on conserve car ils constituent le lien social.

ou les membres du public – individuellement rencontrés (ou pas), personnellement contactés (ou pas) et qui chacun voit le film un peu différemment ;

  • Je vois ce partage comme un acte très autoritaire qui me va bien – « je vais vous dire ce qu’il faut faire ». En même temps, c’est vrai, chacun le voit un peu, beaucoup, différemment. Une amie qui a fait une des séances récentes regrettait que ce soit les dernières car elle voulait partager le film avec d’autres personnes, parce qu’un film ça ne se voit pas seul, disons que malgré le téléchargement et le streaming, c’est potentiellement un objet qu’on peut encore voir à plusieurs et peut-être discuter. Que ce soit en salle ou en ligne, mon adresse isole le spectateur et au final le rappelle à une communauté, lui rappelle une communauté. Il aurait pu se passer la même chose avec l’invention du disque si les enregistrements avaient été entrecoupés de prises de parole racontant au présent la matière sonore qu’on est en train de consommer.

soi-même comme réalisateur,

  • J’esquive. Car je suis surtout un dispersé sans endurance. Bien sûr, je pratique, j’active une forme d’endurance qui tient plus de la survie que de la carrière ambitieuse, une endurance qui tient grâce au fait que je triche vis-à-vis de mon ambition.

soi-même comme personnage,

  • La place rêvée, la place de choix : je me dis ce que je dois faire et c’est moi qui ai raison.

soi-même vu par les autres, soi-même avec les autres,

  • Les Cellatex qui m’accueillent et que je trahis (retourner à Givet, faire le film que je leur dois, un devoir que ma culpabilité – et mon paternalisme de classe ? – me garde au chaud, entretient). Mon oncle, mes parents qui s’en remettent entièrement à moi avec la confiance de la considération. Anisia qui s’amuse et me remplume. Juliette qui pleinement est de tous les jeux. Achille qui est là sur mes genoux et y improvise un « amour victorieux » de quatre ans.

discutant avec les autres ;

  • Ibid.

la délégation de ses yeux à l’objectif d’une caméra ou d’un portable, les déviations de ce point de vue machinique – qui vient même se poser perpendiculaire à la vue ou au visage, sur une oreille

  • C’est chouette cette idée de délégation ! Quel plaisir que la capture lumineuse ! Je n’ai pas de fétichisme de l’outil, de la machine. J’ai de la tendresse – comment faire autrement ? Il a rendus tant de services. Il y a un narcissisme sans image à utiliser une caméra : c’est moi qui ai fait cette image que j’aime bien, que je garde pour la montrer aux autres, déjà mise de côté, c’est moi qui l’ai faite, elle est une partie de moi, le miroir est dans ce que je vois et que je m’approprie. Un remède profond à la mélancolie, au désespoir et au renoncement.

et peut-être la nécessité à son tour de redresser les images, les reprendre, ou de continuer à les dévier ;

  • Je dirais sans hésitation, la nécessité d’apprivoiser les images, tout du moins les amadouer.

et le cerveau dans tout ça, la « matrice perso », qui prend sauvagement la parole.

  • La légende voudrait que ce soit le combat permanent, toujours sur nos gardes face à nos cerveaux, ils sont nos pires ennemis, parce que nos meilleurs amis bien sûr, eux-mêmes pris par les flux, détournés, retournés, embrouillés (vas-y j’t’embrouille !). Savoir qui parle ici ? Cette voix que je connais, puis-je la reconnaître ? Le jeu bistable de la personne.

Est-ce que faire un film – ce film – c’est tenter de tenir ensemble toutes c.ses parties ?

  • Ce n’est pas mon intention. Cette tentative de tenir ensemble toutes c.ses parties s’impose comme seul choix possible. Ça n’est pas marrant de faire un film. Ça peut être parfois joyeux, entraînant, c’est également déprimant et frustrant, tout est à négocier sans arrêt, les moyens avec la production quand elle existe avec de l’argent (celui des autres, car les producteurs sont des investisseurs, des emprunteurs, des entrepreneurs, aucun de ces termes n’est péjoratif, les producteurs investissent, empruntent, entreprennent pour mener à bien des projets qu’ils veulent voir exister, parfois un projet sert plus à en financer d’autres, à éponger tel ou tel emprunt, on n’a pas toujours de la chance), négocier avec le temps… je ne sais pas. Quelle activité échappe à la négociation ?

Où te trouves-tu dans le film ?

  • À force de relire cette question, je comprends enfin ceci (hypothèse) : plus que de J’ai mis 9 ans à ne pas terminer, tu parles de 9ans.com. Je dis cela parce qu’on a parlé de « production » et je comprends la production in situ du film. Je complique tout ! En salle aussi le film est in situ, au présent de l’in situ. Où suis-je ? Une amie qui avait assisté à une séance en salle fin 2012 (deux ans après l’avènement de la non-terminité de la chose) m’avait parlé du trouble qu’elle eut quand me voyant sur l’écran assis face à elle sur un canapé et à côté de l’écran assis face à elle sur le sol, du fait de la différence d’âge entre les deux frédéric danos qu’elle avait devant elle, elle avait imaginé un moment durant être en présence du père (dans la salle) et du fils (sur l’écran).

Qui/quoi s’adresse à qui/quoi ?

  • En salle, je m’adresse à vous. Au téléphone, je m’adresse à toi. Il y a mise à mal du spectaculaire, la possibilité d’une annulation.

Et quelles sont les interférences ?

  • Multiples et singulières. Je pourrais recopier mes carnets de séances en ligne dans lesquels j’ai noté les événements. En salle, les spectateurs sont bien élevés : on n’interrompt pas un spectacle, même si j’en parle et le revendique dès la deuxième séquence vidéo.

Comment s’établit la collaboration avec les gens de la production, avec celles et ceux qui t’écoutent, au moment de faire le film, d’être dans le film, et de recevoir le film ?

  • L’impatience, la timidité, l’anxiété, la volubilité, le silence, l’attente, le risque, la question, le commentaire, la distance, le rire, le soupir, l’intervention, la réécriture, le détour, la joie, l’excitation, la discrétion…
  • Il y a ceux qui commentent immédiatement, qui parfois m’empêchent presque de parler, de continuer, ceux qui posent des questions après chaque séquence vidéo, ceux qui demandent l’autorisation d’intervenir, ceux qui restent totalement silencieux. Il y a les réactions que j’entends, les rires, les souffles, les réponses à des interventions extérieures (rarement). À la fin d’une séance qu’elle avait appréciée, une spectatrice m’a décrit sa situation, assise à une table devant son ordinateur, au-delà une fenêtre ouverte sur la campagne où tombait la nuit d’été, sur ces genoux sa petite-fille qui s’était endormie. De manière générale, c’est aussi et dans tous les cas par l’écoute que chacun.e collabore au film, est dans, avec le film.

Aussi, est-ce que tu as des anecdotes, des rencontres qui orientent de façon décisive le film et que tu constates a posteriori ?

  • « Orientent de façon décisive », je dirais « marquent de façon décisive ». Parmi les tout premiers spectateurs en ligne, quelqu’un a eu un commentaire à propos de la première séquence avec les Cellatex dans la cuisine de la Maison de la soie, il m’a parlé du mélange de joie et d’abattement qu’on y voyait, de l’appui qu’on trouve dans un groupe d’amis. J’ai depuis intégré cette réflexion au récit autour de cette séquence. Un autre m’a dit, se référant à Levinas, un truc comme « on est toujours le père de son père » (jamais le fils de son fils). Je ne l’ai jamais utilisé tel quel, je m’en rappelle régulièrement, c’est une ressource invisible.
    Ce qui modifie le plus évidemment, ce sont les incidents techniques, les aléas de la connexion qui m’obligent (?) à raconter une séquence vidéo, en partie ou en entier. J’en ai toujours pris l’initiative, sauf récemment où c’est le spectateur qui me l’a demandé.

Réponses en vrac bienvenues pour spéculations futures et joyeux remontages, Bien à toi, Alice

  • Quand nous nous sommes rencontrés, tu m’as dit que ma proposition de film en ligne et au téléphone rentrait exactement dans le cadre de ta recherche, impression confirmée après avoir suivi une séance en juillet 2016. J’aimerais que tu m’en dises plus sur ces corrélations. J’aimerais que tu me racontes ta séance.
  • Bien à toi, Frédéric

22 septembre, Montréal

Cher Frédéric,

Tu me demandes de raconter ma séance, j’y vais, avec toutes les joyeuses erreurs que peuvent amener les souvenirs. J’essaye aussi de te dire ce qui me touche dans la séance particulière, par rapport à ma propre recherche (ou plutôt mes inquiétudes, mes obsessions). Je sème aussi parfois des questions dans mon récit.

Je crois que ma recherche commence avec l’idée d’un visage qui apparaît sur un écran et c’est un visage que j’aime. Je me demande comment je peux aimer l’image d’un visage. Dans cette situation, il y a le désir de rencontrer l’autre, le désir de s’approcher, et en même temps l’impossibilité de la fusion (si on sort du Levinas, il parle à un moment du pathétique de la relation érotique, « c’est le fait d’être deux, et que l’autre y est absolument autre »). L’écran, parce qu’il est froid, te rappelle ça si tu l’enlaces.

  • 4 octobre, Paris
  • Chère Alice,
  • Un visage c’est le gros plan, cela veut dire (?) qu’il y a, soit augmentation du hors-champ (ce qu’on ne peut qu’envisager), soit organisation de la profondeur de champ dans lequel le visage est un des signifiants.

Et ça dit bien tout à la fois le désir de connexion, et en même temps le vertige de ne pas se comprendre, croire que l’autre est là, et finalement non, il n’est pas là, on ne s’est pas compris, ou il a disparu.

  • J’aime cette idée d’une tromperie reconduite à travers la tentative de l’annuler : « Je suis devant vous à côté de l’écran. » Je lis dans un article qu’un film est « une réalité plus ou moins truquée, découpée et ordonnée en scènes, en séquences ».

Je crois aussi que l’écran me rassure parce qu’il constitue une trace de ces rencontres, qu’on peut revenir dessus, (s’)y réfléchir. Un écran comme un laboratoire. Je regarde donc beaucoup de gens qui me parlent et qui m’accompagnent sur mon ordinateur, notamment des vlogueurs, des gens qui racontent leurs vies ou partagent leurs pensées (là-dessus Dominic Gagnon et ses univers trash comme des antidotes) ou des amis, sur des systèmes visiophoniques (là-dessus, la poésie salvatrice d’Annie Abrahams). Tout ça embarque un paquet de questions politiques.

Donc, quand tu me racontes à cette fête le concept de ton film, j’ai dû me réjouir d’imaginer un autre rapport de présence avec le film, ou plutôt un engagement.

Qu’est-ce que tu en dirais de ce mot d’engagement, toi ?

  • Un truc qui pue et qui réjouit, réchauffe, soutient (comme le nato, des graines de soja que la fermentation gaine d’une glaire visqueuse et filandreuse ; c’est un ingrédient du petit-déjeuner japonais, c’est délicieux !). J’ai vite compris que ce film était une proposition d’engagement, un « viens avec moi, t’inquiète, c’est sans danger » – ce que tout rabatteur/rabatteuse promet aux passant.e.s ? Sauf qu’ici la place, l’état de spectateur est remis en question : que doit-il faire ? doit-il faire ? dois-je ? se demande-t-il. Ce « dois-je » est à l’opposé de l’habituel « bouge pas, regarde ! » et de la disparition des cinémas permanents dans lesquels on pouvait entrer à tout moment et rester, sans que déranger quiconque un instant dans sa consommation isolée n’ait d’importance : adieu, saveur de la perte !

Avant de réserver une séance, j’appréhendais un peu, justement à cause de l’engagement dans le temps présent : le téléphone connecté est (encore) plus dur à quitter qu’une salle de cinéma. Il y a cette ambiguïté dans ton dispositif : je suis chez moi, mais aussi à l’extérieur ; dans un espace intime, mais aussi engagée dans une salle virtuelle avec toi. Au début on voulait suivre la séance à deux, mais tu m’as conseillé d’être seule, je me suis donc présentée sans l’alliance d’une autre présence, d’une certaine façon sans armure.

D’abord, il y a ta voix, et cette adresse directe du réalisateur. C’est un peu impressionnant parce que je ne sais pas quel registre utiliser, quelle posture pour la nouvelle spectatrice que je suis de ton film : membre parmi d’autres d’un public, sympathisante, spectatrice avertie (il faut forcément l’être pour ton film, non ?) ? La relation avec toi est-elle de connivence ? Joues-tu un rôle ? Faut-il être efficace ? Prends-tu du plaisir à le faire ? Sais-tu bien qui je suis ? Te souviens-tu de mon visage ? Est-ce que tout ça compte ?

  • Je me souviens d’un visage et d’un rythme et j’aurai confirmation de ce souvenir en te retrouvant six mois plus tard à Valence, oui, c’est bien ce visage que je n’aurais cependant pas su décrire. Oui, tout cela compte !

Et puis après il y a l’aspect ludique de l’interface et les codes qu’on doit entrer pour faire apparaître les vidéos. Tu nous guides, c’est parti ! Chaque séquence agit comme un dispositif filmique en lui-même, avec des intentions différentes. Les différents projets se cognent aux événements quotidiens de la vie, rupture, réunion familiale, grève. Le film se développe avec ta voix recollant les différents morceaux, et je me dis que ça parle de l’identité, de la filiation (des racines), de l’amour, et de la politique. Combien avais-tu de rushes ?

  • Cela ne peut que rester confidentiel. Parce que pour moi-même une partie de cette histoire/projet/objet est devenue une fiction autonome que je n’ai pas envie de ramener dans mon giron. D’autres images, séquences ont été tournées (des gestes de mon père par exemple), en vain, ou ratées, ou perdant leur place à l’usage. Un jour de 2017, je tombe sur une citation qui dit que seule la fiction est possible, parce qu’elle est issue de nos esprits, à l’échelle de nos esprits quand le réel (le documentaire) nous dépassera toujours, nous sommes trop petits (je pense au texte de Chaval, Dialogue entre un homme et un chien parlant [Les Gros Chiens, Climats, 1990] qui se termine par cette constatation du chien à qui son maître propose de conduire la voiture : « Je suis trop petit »).
  • Les séquences que j’ai conservées sont celles dont je suis fier – c’est sans doute mal dit. Celles qui « devaient », « pouvaient » être montrées sans retenue, sans hésitation. Je les aime toutes et j’aime le hasard duquel elles procèdent. Je travaille au/par hasard. La séquence avec Anisia, par exemple, relève particulièrement du hasard. Aller frapper à la porte d’une amie pour que, filmée, elle réponde à une question qu’elle ignorait jusque-là ; laisser faire la situation ; constater au visionnage que le cadre et la lumière se partagent entre deux couleurs autant dans le décor que dans les vêtements des protagonistes. Cette fabrique du posteriori de quoi est-elle le documentaire ?

Est-ce que tu peux revenir sur la construction des différentes séquences, leurs ordres et leur montage avec les temps de parole ?

  • Tout est question de moment. J’improvise mon récit à partir d’une trame très stricte qui va de là à là en passant par x et y, qui sont plus ou moins variés mais dans le cadre strict de la trame. À chaque séance (en salle ou en ligne), je module la précédente, une pratique qui réévalue et ré-éclaire plus qu’elle ne transforme. Avec les séances en ligne, j’ai l’avantage de pouvoir en enchaîner (jusqu’à six par semaine) et la modulation qui débute toujours par un sentiment de lassitude s’exerce beaucoup plus. Je rêve d’une série de séances en salle sur une durée courte.
  • Je sais qu’entre telle et telle séquence j’en ai pour environ 5 min de récit, qu’entre telle et telle autres ce sera 1 ou 9 min.

Tu dis que tu as essayé un autre ordre dernièrement : quels étaient les changements ?

  • Bouleverser la chronologie. Cela revient à faire du style en ménageant du dramaturgique, car en commençant à la séquence 3, j’attends la fin de la 4 pour proposer de préciser la situation (ce qu’on fait ensemble au milieu d’une histoire) en introduisant la séquence 1 et en filant la chronologie (2, 5, etc.) jusqu’à la fin. Pas plus probant qu’un effet de style, de mise en scène et je trouve que, concernant ma pratique personnelle, l’histoire et la chronologie du film sont les choses les moins intéressantes à bouleverser.
  • Par contre, j’aimerais proposer à des spectateurs (amis ou pas) de me remplacer. Ils auraient plusieurs possibilités. Soit parler « en tant que », « Bonjour, je suis Frédéric Danos… » sans se soucier de savoir si la voix et le sexe sont les mêmes dans le présent de la séance et dans l’enregistré des séquences. Soit rapporter mes paroles : « Frédéric Danos dit que… FD raconte que… » Un récit du récit qui pourrait même être commenté par le remplaçant. Soit parler en son nom propre et faire sa version qui peut être la même que la mienne modifiée par le souvenir et l’initiative du remplaçant. Ces trois scénarios induisant chacun l’usage probable du mensonge.

Tu dirais que c’est quoi l’histoire du film ?

  • L’histoire d’un type qui met 9 ans à ne pas terminer ce qu’il a entrepris

On suit d’abord le projet d’un documentaire sur la vie d’une groupe de travailleurs un an après leur licenciement à Givet (J’y vais !) que tu me racontes dans la discussion à la fin il me semble, puis on suit les grèves des intermittents du spectacle, qui produisent des ciné-tracts en marchant. Et c’est là que Frédéric, le Frédéric des grèves des intermittents, explique (sans savoir encore qu’un jour je l’entendrai), quelque chose qui m’a interrogée pour ces questions de réponses, et de médiation : il faut prendre la possibilité d’arrêter le spectacle pour prendre la parole. Au moment des grèves, tu/Frédéric explique qu’il a envie de monter sur la scène du spectacle en cours pour arrêter la représentation, et qu’on puisse en parler, et qu’à vrai dire il faudrait pouvoir faire la même chose avec le cinéma, il faudrait pouvoir couper le film, arrêter l’hypnose, s’entendre un peu sur ce qu’on voit, sur ce qu’il se passe.

Et c’est donc ce que tu fais, le film est découpé, ou plutôt entre-coupé, et tes explications présentes s’enchevêtrent aux images passées. Il y a un droit de réponse, que je prends parfois pour demander des explications, mais je sens que la trame attend la suite de son déroulement. Ce n’est pas vraiment un espace de parole ou de discussion, mais plutôt la cohabitation de deux adresses.

Nous sommes à la fois face à face (mais dans le souvenir, les images de l’écran), et côte à côte (dans le temps présent du téléphone). Tu m’as dit d’ailleurs (à la fin de la séance, je crois ?) qu’il était important que les deux voix viennent de deux machines différentes, deux « corps » on pourrait dire (et qu’il était donc exclu d’utiliser une application téléphone sur l’ordinateur – mais n’est-ce pas aussi lié à de possible défauts techniques ?).

  • Il s’agit bien de séparer absolument les deux sources de diffusion des récits.

Les deux espaces de parole agissent ensemble comme les multiples voix temporelles d’une vie (d’un moment ? d’une période ?) qu’on tente de relier pour chercher du sens.

La sensation de présence dans le film se joue dans cet enchevêtrement de voix. Dans certaines séquences tu te filmes en regardant l’objectif, tu nous offres ce croisement de regard qui est bien sûr flou : tu ne sais pas qui récupérera ton regard. L’idée d’une empreinte de la présence, qui se serait bien trouvée « là », il était une fois devant l’objectif (#RolandBarthes), est assurée par ta voix qui directement nous le confirme : c’est bien moi, à un autre moment (mais du coup, est-ce encore toi ?), pris dans l’image.

  • Bien sûr que non, bien sûr que oui !

Tu nous accompagnes sur c/tes traces, autant que nous (je ?) t’accompagnons sur le récit, par cette adresse qui donne du recul. Cette phrase est plutôt en forme de question. (?)

  • Oui, nous cheminons. Caminando, caminando dit une chanson chilienne. Comme je ne parle pas espagnol, j’imagine que cela veut dire Marchons ensemble, marchons ensemble puis je vérifie, cela veut dire Je marche, je marche, puis je crois comprendre que cela signifie En marchant, en marchant. Quoi qu’il en soit, durant ta séance (29 juin 2016), nous étions tous les deux d’accord pour le dire.
    • [Erratum : je retrouve la chanson, elle est argentine, s’intitule Campesino (modeste paysan propriétaire d’un petit lopin)… Marcher, s’entraider d’un lopin à l’autre : je garde !]

En tout cas, le mode d’adresse particulier qui est en jeu donne forcément un peu l’impression, en tout cas à moi spectatrice, d’être le centre du monde : toute cette attention, cet accompagnement « personnalisé », surmonté de l’intimité particulière du téléphone, au creux de l’oreille. Mais je me souviens d’une autre sensation aussi dans l’expérience de ma séance, qui vient bousculer cette impression : des bruits de vaisselle. Évidemment, pendant qu’une séquence est en route, tu/toi réalisateur/performeur ne guette pas continuellement les réactions, respirations, écho de ton film à travers le téléphone. Pendant la séance, tu croises quelqu’un, je t’entends te déplacer, tu me parles en marchant, tu as un rendez-vous ensuite, et ça crée un contraste : ta vie continue mais moi je suis seule et concentrée devant ton/l’écran.

  • C’est le hors-champ du téléphone, ce moyen de communication qui permet d’y être et de ne pas y être en même temps, de faire tout à fait autre chose ; cette possibilité est à mon avis une des marques fortes de l’intimité produite par le téléphone, « je te parle, je fais autre chose, tu m’accompagnes »… et l’inverse ! (D’autant plus avec ce parangon de l’intrusion agressive qu’est le portable avec, quand il sonne au milieu d’une conversation, ses « attends, je vais répondre » et ses « tu ne réponds pas ? ! ? ») Cependant on pourrait me concernant en déduire ceci : Pas étonnant qu’il n’ait pas terminé ce qu’il nous présente et semble incapable de se concentrer, de se dédier à une chose à la fois.

D’ailleurs, question en passant : comment se présente l’interface pour toi ?

  • J’avais demandé à Julien Gargot (développeur) de pouvoir prendre la main sur l’ordi de l’internaute connecté. Il m’a calmé en m’expliquant que c’était compliqué techniquement et éthiquement délicat. Cela m’a renvoyé à un projet imaginé en 1996 avec Cédric Scandella et jamais abouti, I wanna be hacked, un très long formulaire demandant toutes sortes de renseignements de plus en plus personnels et confidentiels et terminé par un bouton « I wanna be hacked ».

Je peux quand même t’interpeller, j’ai la possibilité d’interrompre le flux, et cette possibilité n’a pas besoin d’être actualisée pour avoir sa force. La discussion à la fin déploie un espace de parole plus concret c’est vrai, mais tu te souviens que je n’avais plus de temps. Je ne me souviens pas moi, j’étais peut-être aussi dans cette difficulté bien commune d’après les projections, quand on est empreint du film et qu’on ne sait pas encore quoi dire. Je ne sais pas.

  • Nous étions dans cette difficulté bien commune.

Qu’est-ce que ça t’a fait de voir en chair et en os les différents spectateurs des séances particulières pendant la projection finale collective ? Est-ce que tu dirais que tu les as rencontrés ? Est-ce que tu continues à en voir certains ?

  • Il n’y avait qu’une vingtaine de personnes pour La fin de votre séance et je les connaissais toutes.
  • J’ai croisé plus tard deux spectateurs inconnus. Un de Caen, absent pour La fin de votre séance, qui, de passage à Paris, m’a proposé de boire un verre. Un autre parce que suite à sa séance en ligne il a programmé une séance au cinéma Jacques-Prévert à Aulnay-sous-Bois où il travaille. Ėgalement, une étudiante de Martin à Grenoble. Un an plus tard, elle m’a demandé à faire un stage de deux semaines chez moi. Nous nous sommes revus par hasard cet été sur une petite plage de cailloux d’une rivière au fond d’une vallée ardéchoise.
  • La rencontre a aussi eu lieu avec des proches, des amis, des parents, pour eux, pour moi. Par le dispositif de séance particulière avec communication téléphonique (j’en reviens à l’engagement) nous cheminons ensemble, tout à fait ensemble, particulièrement ensemble.

Amitiés, Alice

  • Amitiés, Frédéric

  • J’ai mis neuf ans à ne pas terminer
    2010 | France | 1h20
    Réalisation : Frédéric Danos
    Production : Too Many Cowboys

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 135, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0135, accès libre)