Emma Baus
Vue sur les docs IXe, 1998 : Quel rapport aux êtres filmés ?
Du foot…
Passant du mois de juin à celui de septembre, pour cause de coupe du monde de football, la neuvième édition du festival international du film documentaire de Marseille a pris, en 1998, un ton particulier.
Toujours placée au cœur des rapports entre télévision et cinéma, car elle est la seule manifestation à être conjuguée à un marché (Sunny Side of the Doc), Vues sur les docs ressemblait cette année plus encore à une présentation de la saison à venir ; chaque chaîne venant défendre sa programmation en ce début d’année télé, avec petits fours et champagne dans le très imposant palais du Pharo, surplombant le vieux port.
Aux cases télé
Avec plaisir, nous avons pu découvrir les dernières réalisations, co-produites par Arte et France 2, de documentaristes français au talent reconnu : Fragments sur la misère, film coup de poing de Christophe Otzenberger, Jeux de rôles à Carpentras, fine analyse d’une affaire médiatico-politique, de Jean-Louis Comolli et, enfin, Un samedi sur deux, plongée éprouvante dans les désastres des relations post-divorce entre certains parents et enfants, réalisé par Claudine Bories. Mais si ces films avaient indéniablement leur place dans la compétition, il semble que les programmateurs du festival aient voulu faire preuve d’une excessive représentativité (à moins qu’ils n’aient tout simplement souhaité faire appel au « grand public » en projetant le film d’un réalisateur de fiction qui venait de connaître le succès avec Western…), lorsqu’ils ont sélectionné D’un enfant à l’autre de Manuel Poirier, produit dans le cadre de la nouvelle case de France 3, Hors-série. Ce film, questionnant des enfants de neuf à quatorze ans sans s’arrêter sur aucun d’entre eux, n’est finalement qu’un sondage en image. Venu défendre son film, le réalisateur a donné une véritable leçon de « non-cinéma », dont voici quelques propos choisis : « J’avais envie d’être en découverte avec les enfants au moment de la rencontre, donc j’ai très peu discuté avec eux avant », « Le contrat était que chaque enfant filmé soit gardé au montage », « L’ordre est chronologique car je ne voulais pas être interventionniste ». Qu’ajouter ? Sinon que le festival devrait encore, toujours, résister aux sirènes de la célébrité pour ne retenir dans ses choix de programmation que la seule valeur de l’œuvre.
De l’inversion…
Contre tous les films bavards qui parfois communiquent sans rien signifier, Falkens Oga de Mikael Kristersson (L’oeil du faucon, Mention spéciale des Cinéma de recherche et Prix Planète) est un vrai révélateur, un film animalier étrange, comme « à l’envers ». Le point de vue des faucons, adopté par le réalisateur, transforme les activités humaines en de simples plans de coupe. La caméra, perchée dans le clocher d’une église de village suédoise, capte, entre deux parties de chasse des oiseaux, l’arrivée d’un couple de mariés, le passage d’un défilé, ou bien la sortie d’une cérémonie funéraire. Par le regard subjectif du prédateur, les extraits de nos va-et-vient quotidiens équivalent au « classique » plan de l’oiseau qui traverse le ciel… Et pourtant, le réalisateur ne parvient pas tout à fait à se dégager de l’anthropomorphisme, car ce sont les activités de l’homme (ou plutôt les in-activités : jogging, promenade du chien, jardinage…) qui rythment les saisons, et le film. Finalement, Falkens Oga est autant l’étude, précise et fine, de la vie d’une famille de faucons qu’une réflexion indirecte sur la nature humaine.
À la question
Une autre façon d’interroger le cinéma, contrairement aux films qui vont chercher des réponses qu’ils croient déjà posséder, c’est de procéder à la manière de Sandra Kogut. La réalisatrice d’Adiu Monde ou l’histoire de Pierre et Claire (2e Mention du Grand Prix), offre aux filmés de lui indiquer ce qu’elle doit cinématographier. Elle insiste : « vous pensez que c’est une bonne idée de faire un film sur un berger ? » Sous nos yeux, le film-enquête se construit, donnant l’impression que les villageois s’approprient cet outil de création : un vieux du coin, casquette sur la tête, minaude même devant la caméra en montrant le scénario qu’il a écrit mais ne veux pas dévoiler avant le lendemain… Le « vrai » sujet du film, retracer l’histoire de Pierre et Claire, est finalement prétexte à voir chacun, touriste, passant, commerçant, s’approprier ce récit, et, surtout, donner son propre point de vue sur l’aventure des deux amants. Adiu monde se trouve à la croisée de plusieurs imaginaires, le conte, par la reconstitution en super 8 de l’histoire que racontent les villageois, l’image d’Épinal des bergers des Pyrénées, ou même la comédie musicale quand l’un des paysans se met à balayer son étable en dansant… Sandra Kogut réussit là un subtil équilibre entre des matières filmiques distinctes et imprime après la projection un sourire sur le visage des spectateurs… c’est rare !
Finalement : le film de famille
Autre antagonisme par rapport à la parole figée, comme empesée, c’est la connaissance véritable entre filmeurs et filmés dont les liens familiaux ou quasi-familiaux sont l’extrême essence. Film de famille, de copains plutôt, les Quatre saisons d’Espigoule (Prix du public) brouille les pistes du réel et de la fiction pour ne retenir qu’un seul objectif : le cocasse. Ne choisissant pour le montage que des moments hilarants, le réalisateur brise la continuité narrative habituelle pour s’approcher du ressort comique utilisé dans les comédies, le gag. Les moments phares de l’année – ouverture de la chasse, concours de civet de lièvre, réveillon, concours de course de bouc – sont l’occasion pour chacun d’exacerber sa personnalité et de « se la jouer » dans ce théâtre quotidien qu’est la vie en Provence. La complicité entre le réalisateur, Christian Philibert, et les habitants du village où il a passé les vingt-cinq premières années de sa vie et réalisé une série de courts métrages, est évidente. C’est elle qui permet aux spectateurs, conscients que la caméra ne se moque jamais des personnes filmées, de rire de bon cœur, au point de provoquer une rumeur autour de ce film : à Marseille, cette année, c’était « celui qu’il faut voir ».
Toujours film de famille, mais d’un autre genre, Derniers mots – Ma sœur Joke se place du côté de l’intime. La caméra vidéo de Johan van der Keuken écoute les mots de sa sœur, Joke, malade du cancer, et explore l’espace de sa chambre. Un pot de fleur en très gros plan, puis l’objectif s’évade par la fenêtre et revient vers la malade qui évoque, concrètement, les effets de son mal, la dégénérescence du corps et l’affectation de l’âme. Elle parle, et parle encore, en deux rencontres, ultimes, signifiant la tragédie familiale. Film d’entretien, Derniers mots – Ma sœur Joke a la subtilité mêlée de violence d’un journal intime, dont Johan van der Keuken serait la page blanche, l’instrument de recueil.
Au-delà, Wiseman
Le plus grand talent est nécessaire pour parvenir à réaliser un film donnant l’impression que rien ne s’interpose entre ce qui est filmé et les spectateurs. C’est celui-ci précisément qu’ont récompensé le Grand Prix Vue sur les Docs, et le Prix des Cinémas de Recherche attribués à Frederick Wiseman pour son dernier film Public Housing. S’il partage avec Manuel Poirier l’envie d’être en découverte avec les personnes filmées au moment du tournage, c’est pour être aux aguets, pour mieux être surpris par le réel auquel il s’intéresse. Méthode de tournage ainsi que choix de montage sont là pour appuyer le point de vue de l’auteur. Les séquences de ce film, tourné pendant six semaines au sein de la Cité Ida B. Wells de Chicago, nous montrent comment chacun, à son niveau, lutte contre la « fatalité » de la pauvreté : délinquance, violence, grossesse adolescentes, insalubrité des logements… Tout le génie de Wiseman est de ne pas réduire son cinéma documentaire à une étude sociologique informative. Au contraire, c’est la vie même de ce quartier qu’il nous donne à appréhender, et pas seulement ses moments forts. Public Housing fait ainsi se succéder les ambiances : des infirmières montrent, gestes à l’appui, à de trop jeunes mères comment utiliser un préservatif masculin ou féminin ; devant un immeuble, des enfants et des adolescentes obèses se déhanchent au rythme de musique techno ; tandis qu’un peu plus tard c’est dans un amphi qu’un jeune diplômé noir vient haranguer ses frères, brothers, pour les inciter à se lancer dans la création d’entreprise. Un espoir.
Vues sur les docs Xe, 1999 : les limites de l’intime ou la quête du père
Un contexte changé baignait le festival cette année dû à la scission avec le marché Sunny Side of the Doc, au déplacement vers le centre-ville, et surtout à la présence de nouveaux membres dans le comité de sélection. Vue sur les docs s’affirmait dès lors comme un festival de documentaire un peu plus cinématographique et moins télévisuel. S’éloignant de la tendance à présenter en avant-première des œuvres destinées au petit écran, il s’étendait ainsi aux marges du genre avec une forte prédilection pour l’auto-filmie. On ne comptait pas en effet les films traitant de soi ou de sa famille, tels Another Land d’Amit Goren, Le beau Jacques de Stéphane Thibault (Prix du court métrage), ou encore La terre de Mustafa Balci (Prix court du cinéma de recherche). Dans ce champ de l’intime, les films les plus remarquables avaient tous trait, chacun à leur façon, à la quête du père : Papa et moi de Linda Västrick (Prix premier et Grand Prix ex-aequo), Nos traces silencieuses de Sophie Bredier et Myriam Aziza (Prix cinéma de recherche ex-aequo et Prix Images de la Culture), Doulaye, une saison des pluies de Henri François Imbert (Prix cinéma de recherche ex-aequo) et dans une moindre mesure Fishtank de Richard Billingham.
Polémiques
Comme au festival du Cinéma du Réel en mars dernier, le jury a remis en cause la sélection. Cette fois, ce n’était pas le niveau de la production mondiale qui était visé, mais plutôt les choix du comité de sélection qui ne lui a pas paru « réfléchir l’émergence de créativité existant dans le cinéma mondial ». S’il est vrai que la sélection 1999 avait parfois un air de cinéma expérimental, du moins provoquait-elle le spectateur. Thierry Jousse, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et membre du comité de sélection, revendique ainsi son choix : « Je perçois une tendance assez massive au développement du home-movie, c’est-à-dire le film de maison, de famille, à la première personne, qui témoigne d’une interrogation sur l’identité, sur les racines. Cela vient du développement des petites caméras vidéos qui favorisent ce genre de choses mais aussi de la difficulté à se mettre au diapason des enjeux sociaux et politiques. En fait, cette émergence est issue de deux influences, l’une philosophique, l’autre technique. C’est ce que nous avons essayé de montrer dans ce festival et visiblement n’a pas été compris par tout le monde… »
Reality docshow
Papa et moi de Linda Västrick est la pure captation d’un moment crucial de la vie de la réalisatrice : une explication avec son père qui ne l’a jamais reconnue. Tous deux sont installés sur un canapé ; caméscope posé sur un pied, la réalisatrice le questionne : « Je pense qu’on devrait clarifier les choses. » Elle convoque son corps pour signifier l’origine commune : « Montre-moi ton épaule ». Mais il résiste, exige une preuve « matérielle » qu’elle est bien sa fille. Au terme de sordides tractations elle la lui offre, sous forme d’un test ADN, mais cela ne résout rien. Il doute des 99,9 % de fiabilité de l’analyse, n’est pas satisfait de n’avoir qu’une photocopie du test. Le film se conclut sur cette vaine relation. La forme brute utilisée par Linda Västrick évoque l’art vidéo ou une performance artistique. Cette impression est augmentée par les choix formels très stricts de la réalisatrice, plan fixe de type vidéo-surveillance, habillage inspiré de l’iconographie des années soixante-dix et obstination à aller jusqu’au bout, malgré les pleurs (les siens, ceux de son père, de sa mère), la folie parfois. Linda Västrick n’est peut-être pas, selon beaucoup, documentariste, mais elle est l’auteur d’un documentaire poignant.
Enquête personnelle
Sophie Bredier, co-réalisatrice de Nos traces silencieuses, est d’origine coréenne et a été adoptée en France à l’âge de quatre ans. Les marques inscrites sur son corps sont les seules traces de ce passé enfoui au fond de sa mémoire, occulté par ses parents adoptifs. Progressivement, au cours du film, elle cherche à comprendre, à mettre des mots sur les sensations qu’elle garde d’avant. Avec entêtement, elle fait le tri entre vagues souvenirs et récits parentaux. Les témoignages d’amis coréens lui permettent de dater certains événements. Elle se souvient avoir regarder à la télévision l’enterrement de la femme de l’empereur et en déduit que ce jour-là elle n’était pas encore à l’orphelinat. Elle découvre aussi à force de travail sur sa mémoire effilochée que son père n’était pas mort quand ses parents l’ont adoptée. « Dites-moi ce que vous savez sur mes origines », « Ça fait quoi d’avoir un enfant de quatre ans qui a déjà une histoire ? » « Tu te souviens que Ton avait reçu un courrier disant que mon père vivait ? » Comme dans Papa et moi, le questionnement de la réalisatrice porte sur ses origines, mais la forme est différente. Sur un mode plus calme, les parents adoptifs de Sophie Bredier sont confrontés à ce qu’ils ont cru pouvoir lui faire oublier. Le ton adopté, entre enquête et confession, fait du film un précieux témoignage sur la complexité de l’adoption.
« L’ami de ton père, ton père quoi ! »
Dans Doulaye, une saison des pluies, Henri-François Imbert part à la recherche d’un ami africain de son père qu’il a connu enfant avant que celui-ci ne disparaisse sans donner de nouvelles. Le film prend l’allure d’un vagabondage laissant s’étirer une trame narrative distendue. Le réalisateur laisse les gens qu’il rencontre prendre en charge son enquête : « Ils disaient l’ami de ton père, ton père quoi ». Si l’enjeu du film est fortement attractif, la quête d’un personnage quasi-mythique, sa concrétisation est très décevante. La voix off omniprésente du réalisateur s’approprie les propos des gens rencontrés et transforme son voyage en récit de voyage, réduisant les images à une illustration de sa propre perception. Si le principe de la subjectivité est intéressant, son application excessive vide le film de sa substance, d’autant qu’une trop grande opposition entre la réalité africaine foisonnante et le ton confiné du réalisateur rend ce choix narratif inopérant. Finalement, Henri-François Imbert retrouve Doulaye et lui révèle d’entrée son identité. « Il disait que j’aurais dû m’asseoir et attendre qu’il devine. » Nous aurions aimé l’entendre, lui, raconter cela, simplement.
Flou
Le réalisateur de Fishtank, Richard Billingham, filme dans leur appartement son père, âgé, sa mère, obèse et son jeune frère. Approchant l’objectif de sa caméra au plus près de leurs corps, en permanence à la limite du (voire dans le) flou, il surexpose leur laideur. Le malaise est immédiat chez le spectateur : peut-on porter un regard si cru sur des êtres humains ? Un serpent passe sur le corps nu de la femme, le fils écrase des insectes sur les murs… Aucune limite ne semble être fixée à l’exploration sordide de la caméra. Lors des projections, le réalisateur a refusé tout doublage pour permettre aux spectateurs de « vivre une expérience ». Comme pour Papa et moi, il est difficile de qualifier de documentaire ce film qui a certainement contribué à l’exaspération du jury et qui pourtant offre un point de vue sur le monde…
Plus loin, l’intime des autres
Le rapport à l’intimité, bien sûr n’est pas l’exclusivité des films « de famille ». Il explose dans le film Highway (Grand prix ex-aequo) réalisé par Sergueï Dvortsevoy. Le long de l’aride steppe qui traverse le Kazakhstan, une famille voyage dans un bus à bout de souffle. À chaque étape, le même cérémonial se reproduit. Les enfants réalisent des numéros de « cirque » pour glaner quelque argent auprès des villageois : marcher sur du verre, lever un poids avec les dents, autant d’actions qui pourraient sembler inappropriées pour des enfants, mais qui ne choquent pas tant la chaleur familiale est palpable. Sergueï Dvortsevoy adopte une attitude patiente et attentive pour laisser chacun des personnages aller au bout de ses actions. Il en résulte une maîtrise incroyable du plan séquence qui donne lieu à des scènes très émouvantes : la vitre tombe, un enfant met son pied pour la tenir, le petit frère l’imite. Grâce à la magie de la longueur des plans lorsque le camion s’en va, un serpent traverse la route. Le réalisateur fait de la patience une méthode de réalisation qui baigne ses films d’une aura surréelle.
- Adiu Monde ou l’Histoire de Pierre et Claire | Sandra Kogut | 1997 | France | 27’ | Super 8 et vidéo
- Another Land | Amit Goren | 1998 | 1h22
- Derniers Mots – Ma sœur Joke | Johan van der Keuken | 1998 | Pays-Bas | 51’ | Vidéo
- Doulaye, une saison des pluies | Henri-François Imbert | 1999 | Allemagne, France | 1h20
- Fragments sur la misère | Christophe Otzenberger | 1998 | France | 1h29 | Vidéo
- Highway | Sergueï Dvortsevoï | 1999 | Allemagne, Finlande, Norvège, Royaume-Uni, France | 51’ | 35 mm
- Jeux de rôles à Carpentras | Jean-Louis Comolli | 1998 | France | 1h38 | Vidéo
- L’Œuil du faucon (Falkens öga) | Mikael Kristersson | 1998 | Suède | 1h29
- La Terre (Toprak) | Mustafa Balci | 1998 | Belgique | La Terre (Toprak) | 16 mm
- Le Beau Jacques | Stéphane Thibault | 1998 | Canada | 17’
- Le Bocal (Fishtank) | Richard Billingham | 1998 | Royaume-Uni | 47’
- Les Quatre Saisons d’Espigoule | Christian Philibert | 1998 | France | 1h37 | 16 mm
- Logement social (Public Housing) | Frederick Wiseman | 1997 | États-Unis | 3h15 | 16 mm
- Nos traces silencieuses | Myriam Aziza, Sophie Bredier | 1998 | France | 57’ | 16 mm
- Papa et moi (Pappa & jag) | Linda Västrik | 2000 | Suède | 41’
- Un samedi sur deux | Claudine Bories | 1998 | France | 58’ | Vidéo
Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 147, 2e trimestre 2000)
