Hommage à Claude Bailblé
Michelle Gales
Très tôt après la création de La Revue Documentaires, Noel Burch nous a dit. « Il y a quelqu’un qu’il nous faut dans le comité de rédaction. Il fera le pont entre la technologie et le cinéma engagé. » Claude Bailblé est venu. Homme du verbe autant que de l’écrit, pendant les premières années, son influence dans les débats au sein du comité de rédaction se traduit peu par des contributions écrites. Durant cette période, les débats ont été intenses entre ceux qui défendaient l’urgence de réaliser des témoignages sur des mouvements (ou des rapports sociaux) et ceux qui exigeaient des « mises en question du modèle dominant en écriture documentaire ». Claude défendait le cinéma engagé et veillait à ce que la Revue soit un outil pour les réalisateurs et les techniciens, ainsi que pour les spectateurs et les programmateurs. Dans cette perspective, il prônait une alternance entre thèmes théoriques/politiques et thèmes pratiques. Les numéros tels Le documentaire à l’épreuve de la diffusion portent son empreinte. Qu’il soit abordé sous l’angle du contexte politique, historique, social, de la possibilité d’échange avec le public ou du matériel technique, le thème de la diffusion était un sujet de prédilection pour Claude Bailblé.
Dès le début de ses recherches, Claude a réfléchi aux effets et au sens du son Dolby et de ses évolutions et s’est intéressé aux phénomènes cognitifs. Comment notre cerveau analyse-t-il les images et les sons ? Il fallait comprendre ces phénomènes pour appréhender comment le cinéma agit sur nous. Je crois que nous nous souviendrons toujours de ses conférences impromptues, comme celle sur la différence entre le son et l’image. « Le son au cinéma n’est pas une simple reproduction, mais la création d’un nouvel évènement sonore… ». « C’est par une écoute active, ainsi que par les mécanismes de filtres, que l’auditeur décode le son… »
Le son était le parent pauvre du cinéma ; il fallait donc donner aux réalisateurs les moyens théoriques et techniques de le maîtriser. Ce projet, qui lui tenait à cœur, a abouti en 2007 au numéro spécial, Le son documenté, réalisé parallèlement à un séminaire organisé à Lussas, dirigé par Daniel Deshayes, qui collabora également à ce numéro. La contribution de Claude, « Entendre, écouter, agir », constitue un texte clé de son travail.
Un autre texte très important est « Le Corps autant que la pensée… » publié dans le numéro, D’un corps à l’autre. Comme s’il s’agissait d’une résurgence des discussions sur l’identification aux personnages, (et le « modèle hollywoodien » dans le documentaire), Claude pointe un phénomène plus viscéral : la présence d’un corps à l’image nous fait sentir ce qui arrive à « l’autre ». Également dans ce numéro, un texte signé par Claude rend hommage aux cinéastes chiliens Patrizio Guzman, Patricio Henriquez et Raùl Cuevas autour des Disparus et témoigne de son engagement pour le cinéma latino-américain.
Nous retenons aussi de Claude son sens de l’humour et son goût pour les jeux de mots. Il riait de tout et de lui-même en premier. Ainsi, en plus de sa contribution personnelle au numéro Filmer l’économie, « Représenter, comprendre et agir sur la crise », suivie d’une bibliographie de 170 films organisée en sous-thèmes : l’économie, les luttes, l’écologie et les modèles alternatifs – C’est Claude qui a choisi le titre calembour : Crises en thème / Chrysenthèmes (« du vieux système »).
En ami exigeant, il défendait les projets authentiquement engagés en critiquant cependant les documentaires formatés avec commentaire omniscient. Il a apporté son soutien au réalisateur du Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper, lors des polémiques qui ont été jusqu’à amener le réalisateur en justice. Dans le numéro Filmer seul(e), Claude retrouve Sauper au sujet du film Nous sommes venus en amis, un projet documentaire tourné dans le Soudan du Sud, ayant nécessité six ans de travail ainsi que l’invention d’un engin volant, ce qui ne pouvait manquer de captiver notre ami, amateur de Science-au-service-de-l’Art.
Claude a co-dirigé avec Thierry Nouel ce numéro double, Filmer seul(e), organisé autour d’un questionnaire adressé aux cinéastes sur cette évolution du métier. Une fois de plus, soucieux de mettre le son à la portée des réalisateurs, Claude y a signé un texte essentiel, qui récapitule dans ce nouveau contexte les choix et les enjeux des dispositifs au tournage et en post-production.
Claude croyait que le cinéma peut changer le monde. Ou plutôt notre façon de voir le monde pour que nous puissions agir. Que sa voix et sa foi continuent de résonner encore.
In memoriamPubliée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 200, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0200, accès payant )