Un poème documentaire

À propos de Brûle la mer, de Nathalie Nambot et Maki Berchache

Lucie Leszez

Le titre du film, Brûle la mer, place le travail des cinéastes sous le signe d’un geste fou, impossible : brûler la mer, les frontières, mettre sa vie en jeu au nom d’un irrésistible élan, d’un désir de mouvement. Celui des jeunes Tunisiens après la révolution. Il est accompagné dans le dossier de demande de financement de la SCAM, rédigé par Nathalie Nambot et Maki Berchache en 2012, du sous-titre « poème documentaire ». Les cinéastes semblent exprimer, par là, la nécessité d’inventer une forme qui soit elle-même entre plusieurs formes, entre plusieurs modes d’écriture, pour raconter et rendre sensible un tel désir de liberté. Comme si cet entre poétique était la condition pour que le film puisse accueillir ceux qui le peuplent, amis, cinéastes, tous ceux que cette histoire concerne.

Le poème, scène commune pour accueillir les vies

À la deuxième page du dossier, quelques vers du poème « État de siège » de Mahmoud Darwich introduisent le film à venir. Ils mettent en relation l’histoire tunisienne avec celle de la Palestine et évoquent en quelque sorte l’espace poétique depuis lequel Brûle la mer s’invente.

Ici, sur les pentes des collines, face au couchant
Et à la béance du temps,
Près des vergers à l’ombre coupée,
Tels les prisonniers,
Tels les chômeurs,
Nous cultivons l’espoir.1

Entre « les pentes des collines » du poème et la colline sur laquelle se trouvent Salim et Maki à la cité de La Noue à Bagnolet dans Brûle la mer, entre « les vergers à l’ombre coupée » et les oliviers tunisiens, le film peut tenir lieu de refuge, offrir un « ici », promontoire vertigineux devant le temps. Un lieu pour « nous », pour la communauté de ceux qui, semblables aux « prisonniers » et aux « chômeurs », travaillent à l’espoir malgré la précarité, cultivent la liberté ; et s’évadent, par l’imagination et l’élaboration d’une fiction commune, ancrée dans des situations concrètes. Le « poème documentaire » prend alors la fonction de ce que Marielle Macé appelle une « scène commune » 2 : « une scène d’inquiétude de partage et d’engagement au présent » 3 dans laquelle se dispute ce à quoi on tient, la qualification des formes de vie. Dans le film, ce sera Selim, un ami de Nathalie, qui lira ces mots, filmé au bord du canal de l’Ourcq, à un moment où le montage semble faire une boucle et renouer avec le dispositif du début : c’est la deuxième apparition de Nathalie, casque aux oreilles et micro à la main. Brûle la mer semble alors laisser une place à d’autres histoires, désigner d’autres films possibles à faire ou qui auraient pu l’être : d’autres films présents en puissance, contenus dans Brûle la mer, presque imperceptibles mais palpables dans plusieurs plans. Cette ouverture du film, de l’espace filmique et du récit à d’autres possibilités va de pair avec l’attention portée aux formes de vie : « L’intérêt véritable pour les formes de vie n’est pas dissociable de ce besoin de déclosion, c’est-à-dire de réouverture permanente de la question du “comment”, de reconnexion critique des points d’échappée qui sont déjà là. 4 » Si la poésie peut occuper cette fonction, elle apparaît aussi comme un mode de résistance contre la rationalité destructrice des discours et des politiques actuelles menées en France envers les étrangers. Il s’agit pour les cinéastes « d’expérimenter, depuis cette force corrosive et persistante, afin de donner à voir l’irréductibilité de la présence de l’Autre, de l’étranger. Ce que cela provoque et bouleverse pour celui qui veut bien prendre le temps d’observer et d’écouter. 5 »

Éthique de l’attention

Prendre le temps d’observer et d’écouter appelle une éthique de l’attention, qui fait écho à celle convoquée par Marielle Macé en vue d’une « stylistique de l’existence », c’est l’éthique du cinéma documentaire :

[…] une stylistique de l’existence n’est pas une esthétisation du vivre […] elle dit que toute vie s’engage dans des formes, toutes sortes de formes, que l’on ne peut pas préjuger de leur sens, et qu’il faut donc s’y rendre vraiment attentif, sans savoir d’emblée ce qui s’y joue ni ce qu’elles voudront dire.6

L’attention aux formes du vivre précède le film, dans Brûle la mer, elle est un mode relationnel fondé sur l’amitié, une ouverture du sens, un processus qui met en mouvement la perception des cinéastes.

L’idée de faire un film arrive peu après la rencontre de Maki et de Nathalie, au cours d’un moment de lutte : « Un jour, dans un café, on a fait comme un pacte ; on va faire un film. Nathalie venait de gagner un prix avec son premier film, elle m’a proposé de le partager. Moi je n’avais ni argent ni papier. On a commencé à faire des conversations, à les enregistrer, à écrire, à relire. 7 » Le film semble donc sceller le début d’une amitié, la volonté de vivre et de partager des moments ensemble. « Un pacte » par lequel Nathalie et Maki décident de s’engager dans un projet commun, avec le souci de partager des moments de vie, que le film aide concrètement Maki à vivre et à obtenir ses papiers dans la perspective du retour en Tunisie.

Ce à quoi nous engage tacitement l’acte de faire un film, c’est aussi à chercher des solutions concrètes pour vivre autrement. Construire, même momentanément, un espace utopique qui libère de la tension perpétuelle à laquelle nous sommes soumis, où il ne s’agirait donc pas seulement de rendre compte de situations très concrètes d’injustice, de dictature et de misère, mais, en le faisant, d’essayer de s’en affranchir […] Le documentaire use et parfois abuse de vies précaires. Si celles-ci sont au cœur d’enjeux politiques majeurs, et de fait, au cœur de nombreux films, il importe alors de trouver les moyens de leur rendre justice.8

L’amitié, forme politique du vivre

Selon Giorgio Agamben, l’amitié est une sensation « spécifiquement humaine, qui insiste au cœur de la sensation d’exister » 9. Elle prend la forme d’un partage du sentir, un « con-sentir » : « L’amitié est l’instance de ce con-sentir l’existence de l’ami dans le sentiment de sa propre existence. 10 » Ce qui porte l’amitié à un niveau ontologique et politique. Par l’amitié, l’être se divise, il n’est plus identique à lui. Elle invite une altérité au sein même de l’identité puisque « l’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même » 11. L’amitié peut en cela être décrite comme un principe de mouvement et de mise en branle de l’identité, dû à l’accueil de l’autre en soi. Sa teneur politique tient à ce partage à l’intérieur de soi, un partage sans objet sinon la vie : « Un partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même. Et c’est cette partition sans objet, ce con-sentement original qui constitue la politique. 12 » Ainsi, l’amitié pourrait être décrite comme une porosité entre différentes formes de vie, une altération réciproque qui les met respectivement en mouvement, ensemble. Être attentif aux formes de vie, c’est peut-être donc s’ouvrir à d’autres formes au point d’en être changé. « Con-sentir », sentir avec, sentir l’autre au plus profond de soi, et donc sentir différemment : la perception est altérée et les formes perçues avec.

La temporalité longue dans laquelle s’inscrit Brûle la mer, son processus d’écriture, le travail sur la matérialité des images, du super-8 au 16 mm, au tournage et au montage, restituent au spectateur, suivant la même logique, l’expérience d’un changement perceptif. L’étirement du temps de la perception, son déplacement, parfois sa gêne comme lors du plan dans lequel les vagues submergent le spectateur et rendent impossible la vue claire du phénomène filmé, sont alors autant de moyens de mettre au travail l’attention du spectateur aux formes qui traversent le film, de libérer son imagination sans pour autant faire fi du réel. Cette place laissée au spectateur pourrait être celle lui permettant de con-sentir, de sentir avec le film, tout comme le film à sa façon consent avec le spectateur. Ce serait alors comme la recherche et la création, lors des projections, d’un spectateur ami, d’une expérience commune et profonde de l’altérité à l’intérieur de chacun, d’un partage des formes de vie et leur mise en mouvement vers un devenir commun.

Écriture

Le dossier de financement de Brûle la mer constitue une étape importante de la genèse du film. On peut y lire des bribes du récit de Maki, les premiers mots qu’il prononce à la fenêtre de son appartement de la cité de La Noue, après le récit de la révolution en Tunisie et celui de la traversée par Shaharedin :

C’est l’histoire de Maki mais avec tous les autres. Même s’il y a des histoires différentes pour chacun et que les raisons qui poussent à partir ne sont pas les mêmes, c’est quand même l’histoire de tout le monde. Tous mes frères tunisiens. La galère là-bas, la révolution ici, l’apprentissage de la lutte. L’effondrement. L’histoire de tous. Mohamed et les quarante-cinq jours de rétention et après la prison. C’est notre histoire.13

Le récit de Maki est écrit par Nathalie Nambot et Maki Berchache à partir de nombreuses conversations qu’ils ont décidé d’enregistrer. Ces enregistrements sonores constituent « un repère », une base à partir de laquelle s’élabore le récit que les cinéastes relisent et réécrivent à de nombreuses reprises. L’histoire intime vécue par Maki est objectivée par le processus d’écriture, il lui permet de s’en saisir, de la remettre en jeu et de la partager. Pour Nathalie, la mise en forme par l’écriture de cette histoire, les discussions avec Maki et l’écoute des enregistrements sont aussi une façon de faire l’expérience de ce qui est raconté : « Par ce travail d’écriture commun c’est aussi une façon de se réapproprier sa propre histoire et d’interroger la part de fiction qui anime tout récit. 14 »

Le long processus d’écriture qui mène au récit dit par Maki dans Brûle la mer souligne la temporalité nécessaire aux formes de vie pour se déployer dans une forme cinématographique qu’elles débordent.

Retraits

Devant le montage final de Brûle la mer, le spectateur peut ressentir une impression de totalité alors qu’il n’aperçoit que des fragments de moments, de plans d’une matière beaucoup plus vaste, dont une partie a disparu, n’est plus visible, mais imprègne par son absence les plans du film. Par exemple, la citation d’Héraclite après le générique de fin, « Le soleil a la grandeur d’un pied d’homme », constitue un reste, presque un compromis. À un moment du montage, une succession de citations choisies par Nathalie introduisait les différentes parties du film. « C’est ta culture ça, c’est pas moi », dit Maki à Nathalie. Et progressivement les citations furent retirées et le montage pensé différemment. On comprend alors combien le film se tisse à partir d’un réseau d’impossibilités, de compromis, de discussions, de tentatives où la place de chacun se négocie, est mise au travail. Et ce à toutes les étapes de la fabrication du film. On retrouve la « scène commune » du poème.

Parmi les retraits sur lesquels le film s’est construit, on peut évoquer une série de plans filmés en super-8 par Maki et Nathalie absents du montage final. Il reste de ces rushs quelques images comme celles tournées sous la neige à la préfecture au petit matin. La plupart des autres plans tournés en super-8 ont servi de repérage, de brouillon pour le film, certains ont été par la suite retravaillés pour les plans 16 mm filmés par Nicolas Rey. C’est le cas du plan de Maki à la fenêtre de chez lui à Bagnolet. Le super-8 a permis à Maki de s’exercer au maniement de la caméra et si la plupart des plans ont ensuite été abandonnés au montage, ils furent des éléments de transmission des techniques du cinéma analogique, les premières bases à partir desquelles le film s’est inventé. Nathalie et Maki les ont développés eux-mêmes, à la main à L’Abominable plusieurs semaines après les avoir tournés. Quand les images apparaissent sur la pellicule, sortent du noir, un décalage immédiat se crée entre l’image que les cinéastes découvrent et le souvenir qu’ils ont gardé de ce qu’ils ont filmé. Dans cette façon de procéder, au tournage, au développement, jusqu’au montage, s’instaure donc un rapport à la matière cinématographique et au temps singulier, se condense et prend forme l’éthique de l’attention du cinéma documentaire.

Les retraits successifs à partir desquels Brûle la mer trouve sa forme sont l’expression concrète de l’attention que portent les cinéastes aux formes de vie, des négociations qui ont lieu quant à la forme la plus juste pour les faire comparaître. Ainsi, Nathalie raconte avoir ressenti progressivement qu’elle s’absentait du film puis la nécessité de construire cette absence dans le film. Dans Brûle la mer, il aurait pu y avoir une traversée de Belleville en images et en mots, un travelling en super-8 filmé de nuit à l’arrière d’une moto, et un texte, balade nocturne écrite par Nathalie, au départ sa voix dans le film :

La ville se peuple d’ombres, les arbres s’allongent dans la torpeur du soir, les lampadaires blancs s’allument. On parle de rien. On parle de dieu, des hommes, du bled, de la chaleur bienvenue. Le Sud tunisien se retrouve là, les rues, les quartiers d’une même ville, les villages. On pourrait faire une carte, une topographie du pays, depuis ce boulevard, chaque échoppe de Belleville. Le pays remonte au cœur comme un vin, l’ivresse du connu, le territoire est une maison ouverte, pleine de vent et de bruissements, pleine de voix et de frères, l’histoire coule dans les veines… la nuit vient… nous allons avec elle, suivons les courbes, les trottoirs, les angles, les aspérités, les axes, rejoignons les ponts, les bords, les périphéries… ci-là, c’est l’heure du sommeil… les hommes arrangent un lit de fortune, un feu… la ville est enfouie, tapie sous les couleurs rouges, blanches… elle dresse ses tours, ses enseignes, ses règles, son organigramme infernal, ses viscères, ses artères, elle efface les corps, les boit, invisibles nous passons… de l’autre côté… lucioles… nous passons.15

De ce texte mis de côté, reste le silence d’une écoute, un silence qui apparaît dans le plan de Nathalie, casque aux oreilles et perche à la main, sur le récit en off de Maki à la fenêtre de son appartement. Le retrait de ce texte a une conséquence directe et forte puisque alors que Nathalie s’absente du film, apparaît la nécessité, pour Maki, de ne pas s’enfermer dans une certaine solitude : l’idée d’inviter des amis à participer, Mahmoud, Bader, Shaharedin, Shadi, Selim se fait sentir à ce moment-là. Le film s’ouvre à d’autres possibles et à d’autres histoires ; il se fragmente et se dilate en même temps qu’il se densifie : sa forme hérite de tout ce qui a été mis de côté. Invisible, cette matière abandonnée subsiste en creux. L’organisation des images, des voix et des bruits dans le récit cinématographique de Brûle la mer forme comme le relief visible du film, ce qui a émergé, est remonté à la surface, au-dessus de couches successives qui se sont sédimentées tout au long de la fabrication du film. Retraits et tentatives, brouillons et essais, donnent ainsi leur profondeur, leur épaisseur, leur densité aux images du film, et sa consistance au vécu, à la vie qu’elles contiennent.

L’invisible des liens

Les liens d’amitié et l’attachement au pays tissent la structure du récit et du montage de Brûle la mer. Chaque personnage prend en charge un moment du récit, depuis la spécificité de son expérience, pour ce qu’elle raconte de l’histoire de tous. La traversée est dite par Shaharedin et enregistrée par Maki. À ce moment, Maki a obtenu ses papiers. Il retourne seul filmer et enregistrer Shaharedin en Tunisie. Alors que deux ans ont passé, Shaharedin raconte d’une traite sa traversée. Au montage, face à l’impossibilité de couper un tel récit, les cinéastes et la monteuse, Gilda Fine, décident de monter onze des treize minutes enregistrées, et le film devient un long métrage.

Les modes de prise de parole diffèrent selon chacun : Mahmoud rappe parce que c’est la manière qu’il choisit pour exprimer et mettre en mot ce qu’il a vécu, Bader rejoue avec Maki l’entretien lors duquel un policier lui propose d’être indic ; la scène est filmée dans le squat où il vit alors ainsi qu’une autre scène, qui vient immédiatement après et dans laquelle ils jouent aux dominos, comme un pied de nez à l’État. Quand, à un autre moment du film, on voit Maki parler à sa grand-mère par internet dans un plan silencieux, c’est une voix poétique, celle d’abord off de Shadi, qui dit les mots du poème « À ma mère », de Mahmoud Darwich. Porté par la poésie, l’intime de l’échange filmé et la force des liens est rendu palpable, s’intensifie et s’ouvre à d’autres. Dans le plan suivant, cette voix prend corps dans l’image de Shadi qui, filmé en vidéo avant que l’image soit passée en noir et blanc puis refilmée sur pellicule, a l’allure d’un poète sorti du fond des âges, tout droit d’une archive filmée trouvée sur Internet.

Lorsque plus tard Nathalie prend la parole sur les plans de la préfecture, c’est pour évoquer ce dont elle a fait l’expérience avec la lutte auprès des sans-papiers. L’énumération sans fin des différentes « preuves » de présence en France se perd dans le crescendo du brouhaha de l’attente. Sa voix laisse alors transparaître son passé de comédienne, son travail avec le metteur en scène et écrivain Didier-Georges Gabily, une filiation dans laquelle le film s’inscrit, un rapport spécifique à la parole. La forme des différentes prises de parole s’avère donc intimement liée aux vécus de chacun et fait lien, constitue un ensemble, un « nous » dans lequel chacun peut trouver sa forme d’expression, sa place. L’attention aux formes de vie s’exprime ici par le souci d’accueillir les vécus comme ils se présentent, d’aller les chercher dans leurs lieux et de leur ménager une place au montage. Le récit de Brûle la mer émerge de la rencontre de ces différentes voix et histoires, de ces différentes manières de dire et de l’impossibilité de dire autrement :

Le film se conçoit comme une sorte de fugue libre, avec un thème principal (récit de Maki), où des images et d’autres voix entrent dans la composition, poursuivant le thème, le déplaçant, le reprenant pour le développer. Les paroles et les lieux se croisent, se lient, se querellent. Il y a une tension dans cette rencontre. Une énergie. On entend les récits, parfois de façon disjointe, non synchrone, et parfois en synchronie : expérience visible du dire, épreuve du dire.16

Lignes de tension entre ici et là-bas

Les liens qui rattachent Maki à la Tunisie insufflent une dynamique au montage. Les paysages, entre horizontalité et verticalité, sont mis en correspondance, leurs lignes dessinent la tension entre ici et là-bas dans laquelle les vies sont prises, elles lui donnent forme dans le film. Le mouvement panoramique sur la façade des immeubles de la cité de La Noue au début de Brûle la mer entre en correspondance avec celui réalisé en Tunisie, dans le village des parents de Maki lors du premier retour après l’obtention de ses papiers. La verticalité des façades des immeubles qui emplissent tout le champ, les lignes géométriques qu’elles dessinent, que soulignent les fenêtres, multitudes de carrés noirs cernés de blancs, la peinture noire et les reliefs blancs triangulaires des bâtiments, leur frontalité qui obstrue la perspective rencontre l’horizontalité du village tunisien, la terre qui s’étale au premier plan, parsemée de petites maisons et de végétation, la profondeur du champ qu’offre le paysage.

Le premier mouvement accueille le récit de Maki, les évocations de sa vie en Tunisie, la manière dont il vivait avec sa famille, son travail à l’hôtel avec les touristes. À la fin du film, lorsque Shadi raconte à Maki, en arabe palestinien, les raisons de sa venue en France, sa volonté de venir parler de la situation en Palestine, la caméra panote à nouveau sur les façades des immeubles de la cité. Les deux récits se font écho. Situés au début et à la fin de Brûle la mer, ils englobent et emportent le film dans leurs mouvements. La discussion à venir est posée dès le début du film par le plan de Maki et Shadi assis et accoudés dans l’herbe au premier plan, silencieux, avec la cité à l’arrière-plan : probable contre-champ du plan dans lequel Shadi et Maki discutent à la fin du film, la cité dans le dos, Paris face à eux, vers lequel semblent se diriger leurs regards dans le plan du début. Il y a aussi un panoramique vertical, du ciel vers le paysage parisien après celui horizontal sur les façades de la cité, auquel répond un autre mouvement vertical au moment de l’échange entre Shadi et Maki, cette fois de bas en haut et suivi dans le même plan par un mouvement dans lequel Paris s’étend et se déploie dans son horizontalité. On voit apparaître la tour Eiffel avant de retrouver les immeubles de La Noue, la frontalité et la verticalité du paysage. À la fin du film, le paysage parisien semble avoir renoué avec son hors-champ, retrouvé une certaine profondeur pour les deux protagonistes qui s’y tiennent : « J’aime bien cet endroit. On a l’impression d’être ailleurs. Tu vois la terre, le ciel, et ces petites maisons… tu peux les toucher, elles tiennent presque dans ta main. Oui, la ville vue d’ici, c’est comme une image, comme un rêve. »

Lors de la discussion entre Maki et Shadi, l’impossibilité d’obtenir des visas et de voyager quand on est tunisien ou palestinien, de « prendre l’air » comme les touristes européens qui viennent se détendre en Tunisie, ou encore, la nécessité de partir, de brûler les frontières, rappellent le récit de Maki :

C’est comme ça, il y a des gens qui ont le droit de voyager comme ils veulent, sans visa, ils partent, ils prennent l’air, et les autres à qui on interdit, de sortir du pays, de passer les frontières, on est enterrés vivants. Alors on fait quoi ? On brûle les frontières. Oui on les brûle. Un jour, il faut aussi brûler le rêve, le détruire, y’a pas le choix. Nous, en Tunisie du Sud, la France c’est une promesse, il faut qu’on y aille.

Shadi déplace le regard sur la révolution en Tunisie en racontant le soutien des Palestiniens de son village à la révolution tunisienne. Sur les images du paysage parisien, les histoires tunisiennes et palestiniennes se mêlent, les langues aussi. Lors de cette discussion, Shadi parle l’arabe palestinien, Maki l’arabe tunisien : la porosité de leur histoire prend forme et corps dans leurs voix et cet échange, le corps historique de leurs mots, la matière de leur langage, donne sens à leurs paroles : ce n’est pas la même histoire, mais c’est la même terre. Dans leur dialogue, Shadi et Maki deviennent tous deux des représentants d’« un même peuple, la même force », de deux histoires distinctes et profondément liées :

– Nous en Palestine, ce n’est pas la même histoire. Non ce n’est pas la même histoire. Tu sais, Maki, moi je voulais voyager, rencontrer le monde, prendre l’air, mais pas laisser mon pays. Je suis venu en France pour parler de la situation en Palestine, la vie et les manifestations, tout ce que vous savez, les colonies qui prennent notre terre, l’eau, même notre travail. J’étais invité en France pour parler de mon village, Wad Rahal, mais quand je suis arrivé, ma mère m’a appelé, elle m’a dit que l’armée me cherchait pour me mettre en prison.
– Nous, on a dégagé Ben Ali et on a pris la mer, comme une tempête qui emporte tout, la révolution, les frontières qui craquent, près de 25 000 ont pris la mer.
– Maki, dans les manifestations, à Wad Rahal, on portait le drapeau tunisien, on était avec la révolution, on était heureux, un même peuple, la même force.

Les mots de Maki, « Nous, on a dégagé Ben Ali et on a pris la mer, comme une tempête qui emporte tout, la révolution, les frontières qui craquent, près de 25 000 ont pris la mer », résonnent avec ceux du début du film, créent un écho et reconvoquent les images de la mer déchaînée, leur puissance de soulèvement, de débordement sensible et perceptif. Finalement, les mots de Shadi viennent dire l’entre-deux, la situation des corps filmés qui se tiennent entre ici et là-bas, le lien qui les rattache à la terre, l’atteinte faite à ces vies, auxquels le montage et le travail sur le hors-champ des images ont déjà donné corps. Si le film restait sur ces mouvements panoramiques qui accompagnent ces paroles, le spectateur en garderait peut-être une sensation d’enfermement, l’impression que le film trace un cercle autour de Maki et Shadi, les enferme dans la cité, horizontalement et verticalement. Or cette tension dite par Shadi appelle un mouvement, un dernier retour en Tunisie :

Tu vois maintenant Maki, mon corps est là, mais mon cœur est resté au pays. Quand on plante un olivier, là-bas, on s’occupe de lui comme d’un enfant, il y a un lien très fort, c’est comme si on parlait avec la terre. Et puis, en une seconde, une tractopelle israélienne arrive qui casse et détruit tout ce qu’on a construit. Tout ce qu’on a planté et vu pousser jour après jour. Beaucoup de Palestiniens s’attachent à leur olivier comme à leur propre fils et ils ne le lâchent pas jusqu’au dernier souffle.

Échappée finale

Comme en réponse à l’évocation par Shadi des oliviers et de la terre, s’ensuit un mouvement en avant, un long travelling avant le long du rivage tunisien, l’expression d’un élan, le renversement de l’élan initial qui a conduit Maki et les autres à brûler les frontières et à traverser la mer jusqu’en France. « Un jour, il faut aussi brûler le rêve. » Sur les images du rivage tunisien qui défile, Maki reprend la parole : « Moi je me sens coupé en deux, une moitié au bled, une moitié ici, j’ai peur de perdre ce que j’aime, parfois je ne sens plus rien, je ne sais plus rien. »

Le travelling conduit le spectateur auprès des oliviers évoqués, et transporte Maki auprès de sa famille, de son père et de sa mère. Nathalie est avec eux et prend le son, de dos. La texture du 16 mm donne aux images un ancrage dans la réalité plus fort que les premiers plans de la Tunisie dans le film, que l’aspect granuleux du super-8 dotait d’une certaine irréalité. On ressent néanmoins un certain flottement dans ces plans 16 mm : la caméra n’est pas vissée sur un pied mais portée, le cadre bouge légèrement sur Maki et sa mère en train de ramasser des olives, le père de Maki entre dans le champ, sa mère en sort, la caméra suit le père de Maki vite rejoint dans le champ par la mère de Maki, Maki et sa mère sont de nouveau seuls dans le cadre. Dans cette séquence, le montage est plus rapide. Un gros plan montre une main contenant des olives, panote sur un olivier, commence à le contourner, puis revient sur le père de Maki dont le geste de la main laisse deviner la présence des olives filmées quelques secondes plus tôt. Alors qu’il s’éloigne dans la profondeur de champ, rejoint par Nathalie prenant le son, les vers du poète irakien Salah Faik, tirés d’« Otages » surgissent en voix off et ouvrent les images à leur teneur poétique, à la poésie du film :

J’étais alourdi par des rêves
Alourdi par des débuts d’aurore
Je guidais les chevaux aux ruisseaux, et demandais aux fruits de mûrir plus vite
Et parce que je vois au-delà, et que je sombre
Comme un enfant qui fixe le crépuscule
Parce que j’ai recueilli dans les fêtes le souvenir du premier flambeau
Parce que j’ai toujours laissé mes paumes ouvertes
L’ordre de partir m’a réveillé

Ces mots trouvent une résonance avec les paroles de Maki et Shadi, « Partir c’est un rêve, mon ami. Oui. Partir c’est un rêve », tandis que l’image crépusculaire du poème rencontre la lumière du film : les « débuts d’aurore », « un enfant qui fixe le crépuscule » rappellent les plans filmés à la tombée de la nuit, le panoramique du début sur le port d’Arcifet en Tunisie, le plan fixe de Shaharedin à Arcifet les yeux rivés vers l’horizon, les plans du marché de Belleville filmés au petit matin. Puis on revient en France avec Maki filmé de dos, sous la pluie, en train de fumer dans un paysage vert légèrement flou. Le fracas de la pluie rompt brusquement avec la douceur sonore du plan précédent, avec les bruits ténus du rivage tunisien. Le montage semble mimer le réveil, ou du moins, il réveille le spectateur de la torpeur poétique dans laquelle l’ambiance des plans précédents avait pu le plonger. On est avec Maki, en France, et il pleut. « L’ordre de partir m’a réveillé. »

Devenir des formes de vie

Ainsi, Brûle la mer donne forme aux vies qui traversent le film et questionne avec elles le comment de la vie, rendant visible l’invisible des liens et ce qui met en mouvement d’une rive à l’autre. Cela passe à la fois par le montage, les chocs et les écarts créés, par un travail sur la matière des images, la non-synchronie des images et des sons ou parfois leur synchronie, par le tissage du récit comme une fugue libre où plusieurs voix se rencontrent. À partir d’une éthique de l’attention et d’une liberté laissée à chacun dans ses prises de parole, depuis l’historicité du regard et l’attention à l’œuvre dans les prises d’images, émerge une poésie documentaire où l’invisible des liens, ce qui rattache les personnages du film au pays quitté, est rendu sensible pour le spectateur et prend forme avec et dans le film. Ainsi, chaque plan documente ce qui le dépasse, son hors-champ, la vie qui se réinvente avec le film, la mise en récit d’un événement dans le temps de l’après-coup. C’est la puissance combinée de la fiction et du cinéma à réengager du devenir : la vie avec et au-delà du film, la vie qui donne ses formes au film et que le film lui-même engage par sa forme dans un mouvement, une puissance de devenir.


  1. Mahmoud Darwich, « État de siège », in Nathalie Nambot, Maki Berchache, Brûle la mer, poème documentaire, un film proposé par Nathalie Nambot et Maki Berchache, SCAM, septembre 2012, p. 2.
  2. Marielle Macé, Styles, Critique de nos formes de vie. Gallimard, Paris, 2016, p. 31.
  3. Ibid.
  4. Ibid. p. 317.
  5. Nathalie Nambot et Maki Berchache, op.cit., p. 10.
  6. Marielle Macé, op. cit., p. 12-13.
  7. Maki Berchache, entretien avec Nathalie Nambot et Maki Berchache, septembre 2016, dossier de presse, Brûle la mer, Nathalie Nambot et Maki Berchache, Les Films de l’Atalante, p. 8.
  8. Nathalie Nambot et Maki Berchache, op. cit., p. 9.
  9. L’Amitié, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2007, p. 34.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Ibid., p. 40.
  13. Nathalie Nambot et Maki Berchache, op. cit., p. 26.
  14. Ibid., p. 11.
  15. Ibid., p. 23.
  16. Nathalie Nambot et Maki Berchache, op. cit., p. 11.

  • Brûle la mer
    2014 | France | 1h15
    Réalisation : Nathalie Nambot, Maki Berchache
    Production : Les Films du Bilboquet

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 197, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0197, accès libre)