Disparition(s)

Catherine Bot

Disparition, perte, quête sont des thèmes avec lesquels le cinéma dans tous ses aspects se sent, dès ses débuts, en affinité. Le cinéma est dans son essence même art de la disparition : art du temps enregistré dans sa fuite où les acteurs se meurent à petit feu. Chacun de ses instants tente de retenir l’instant précédent, tout entier consacré à magnifier la perte du temps qui passe.

Le travail de représentation du réel à l’œuvre dans le documentaire, dans sa tentative de fixer l’instant pour l’éternité, s’organise de fait autour de la disparition même, de la fuite de l’objet filmé à travers la fuite du temps. Lorsque le sujet de la perte devient le sujet du film lui-même, le cinéaste parle à sa manière de ce qui est constitutif de l’acte de documenter.

Le documentaire a été travaillé, ces dernières années, par les mutations profondes à l’œuvre dans le champ politique, économique et social. De nombreux topiques liés à la transformation de l’outil industriel et à ses conséquences désastreuses sur les populations, à la désagrégation du tissu social qui en découle : pertes de sens et d’identité, ont émergé. La remise en cause des fondements des grands courants idéologiques de gauche, depuis la « chute du mur », ainsi que celle des territoires et des communautés politiques et culturelles, sont le pendant de la réflexion documentaire sur la perte de repères, perte d’un agencement du monde tel qu’il fut structuré.

Certains films ont décrit magistralement ce processus de déclassement, de marginalisation, inscrit dans un mouvement de paupérisation, de perte de statut social, le moment aigu de la destruction du tissu économique et social de villes entières. Certains cinéastes arpentent les traces du passé, les années d’échec politique et de perte de l’autre. Ils croisent et interrogent ceux qui créent l’espoir, malgré les luttes perdues. D’autres révèlent la résurrection urbaine après le désastre, montrent ceux qui restent et commencent à se réorganiser en sociétés autonomes. Ils décrivent comment de nouvelles idées apparaissent sur les ruines du xxe siècle et de son rêve de progrès éternel. L’on voit alors que la thématique de la perte peut être abordée comme abandon nécessaire pour une recomposition et un réagencement des forces de vie.

Un versant très investi du cinéma documentaire décrit la brutalité et la violence des logiques destructrices et la précarisation des modes d’existence qu’engendre la nouvelle économie mondialisée. L’une de ses figures les plus manifeste est celle du migrant, pris entre exploiteurs des filières et politiques répressives des états, auxquels s’ajoute la multiplication des conflits armés et des attaques contre les populations civiles. Le documentaire traite des conséquences des flux migratoires de ces dernières années : qu’est-ce qu’engendrent les phénomènes de déterritorialisation/reterritorialisation pour les populations de migrants et les individus ?

D’autres cinéastes tissent un fil analytique ou discursif qui relie le présent au passé, le personnel à l’universel, les disparus – opposants politiques sous les dictatures – aux survivants, ou encore le sort des peuples indigènes – ballottés au gré des colonisations successives – aux mouvements actuels du monde.

La perte de soi, la perte de l’autre (comme être singulier ou comme figure universelle), la perte du lien familial constituent un versant thématique. Comment le documentaire, lui, dessine-t-il la trace de l’être disparu ?

Dans ce domaine de l’intime, des cinéastes, profondément touchés par l’expérience douloureuse de la perte d’un être cher et traversés par la réorganisation affective et effective qui en découle, ont pu porter à l’écran ce sujet avec élégance et profondeur.

A la douleur physique et sentimentale qui semble, au premier abord, être d’ordre privé, se superpose un bouleversement du rapport à l’autre comme être social. A l’espace commun créé, à l’imaginaire construit au fil des rencontres de la relation duelle élective, se substitue tout d’un coup l’absence, se creuse le vide.

Le documentaire transmet ce qui advient, ce qui suit, ce qui travaille et se transforme. De la disparition du proche, il délivre souvenirs, représentations.

Parfois le sujet de la perte devient le sujet du film lui-même. Le cinéaste parle alors à sa manière de ce qui est propre à l’acte de documenter : « L’urgence plus ou moins consciente de laisser une trace, de lutter contre la disparition des êtres chers, de fixer sur pellicule d’éphémères moments de bonheur » 1.

L’art, dont le cinéma, peut être convoqué face à une tragédie collective. Le cinéma documentaire s’inscrit ainsi dans le cadre d’une lutte constante contre cette menace de disparition de pans entiers de l’histoire.

Avec une conscience particulièrement aiguë des différentes lectures possibles de l’histoire et de la fragilité des traces qui lui sont consacrées, le travail de recherche, d’archivage, de restauration, de montage et d’analyse d’images mené par le couple Gianikian et Ricci Lucchi participe à la sauvegarde de multiples expériences cinématographiques. Il en exhume la mémoire collective effacée et la fait revivre, proposant un autre regard sur des événements passés. Par un effet de décalage dans le temps et envers les conventions cinématographiques, cette approche analytique des cinéastes nous dévoile la puissance politique de ces images d’archives et leur manière d’imposer une vision de l’histoire et du monde.

La perte et la disparition sont aussi à l’œuvre dans la fabrication d’images contemporaines travaillant la relation entre univers visuel et univers sonore. L’écriture cinématographique fait usage de multiples effets poétiques d’ellipses, d’occultations, d’allégories, pour susciter ce qui n’est pas directement révélé par les images elles-mêmes. Tels sont les procédés employés dans les films choisis par Federico Rossin pour sa conférence intitulée Le documentaire, un art de la disparition, procédés également mis en évidence par le dialogue produit entre les films dans cette programmation.

Dans la construction d’un filin, le travail de montage, inhérent à l’élaboration d’un film documentaire, est par essence un travail d’escamotage de matière, de disparition, en quête d’un supplément de sens. Il procède d’une élimination progressive et réfléchie, constitutive de l’acte même de monter et de la construction du propos du film. Des cinéastes ont pu s’attacher à révéler, au cœur même de leurs films, le processus de fabrication intrinsèque à l’élaboration et au sens de ceux-ci.

Sur la question de la quête, nous souhaiterions aborder enfin le chemin parcouru par des approches documentaires distantes dans le temps, mais apparentées par un même mode de questionnement sur le bonheur. Comment une préoccupation commune se déplace-t-elle d’un cinéaste à un autre, d’un monde – époque du plein emploi et des « révolutions culturelles » – à un autre, prônant idéologie de marché et logique d’austérité ? Depuis Chronique d’un été, qu’est-ce qui s’est perdu et qu’est-ce qui perdure ? L’importance de la relation à l’autre, la question du bonheur (individuel ? Collectif ?) a-t-elle remplacé celle du travail comme centralité de la vie et condition de l’épanouissement social ?


  1. Jacques Gerstenkorn dans la revue Lycéens au cinéma 2002-2003.

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 5, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0005, accès libre)