Entretien avec Philippe Cote
Michèle Blumental
Les films de Philippe Cote sont pénétrés, habités, par cette question de la disparition, de l’absence, du vide. Ce qu’il nous propose, ce n’est pas la disparition en tant que geste ou acte mais l’état de vide, ce vide qui existe entre les gens, entre les matériaux, autour de lui, autour de ce qui fait la vie. Il nous fait sentir l’espace en se faufilant dans les interstices, ces petits couloirs invisibles, entre deux. Il fait exister la distance entre les choses, entre les gens, la matière qui emplit ces interstices.
Ses films s’enchaînent et forment une suite, une continuité, voire un parcours dans ces zones. Ou plutôt un labyrinthe qui se prolonge de film en film. Un parcours où toute narration est absente.
Pour cela, il nous propose divers modes de cheminement, et chaque film est une manière d’explorer ce monde des interstices et de donner une dimension particulière à sa présence, à son corps dans cet univers. Sans que sa présence ne perturbe cet espace ni ne laisse d’empreinte.
Dans un souci de minimalisme et de dépouillement, il nous fait toucher l’absence. Il filme des traces, des traces de ce qui pourrait avoir été, mais on n’est jamais sûr que cela a existé vraiment entre disparition et absence, ni « Quoi », qu’est-ce qui aurait existé. Pourquoi cette rue, cette chambre d’hôtel vide, ce coin de ciel ?
Disparition, dépouillement, vide, et encore d’autres synonymes pourrait être employés pour qualifier ce cinéma.
Avec ses premiers films, Philippe a poussé le dépouillement jusqu’à supprimer la caméra, transformait son appartement en laboratoire et en lieu de tournage. Comme pour L’En dedans I où il s’agit d’une pellicule argentique exposée manuellement devant un faisceau lumineux, ou L’en dedans II où « Le geste a consisté à refilmer quelques centimètres d’une image projetée » qu’il définit lui-même comme un « Franchissement du cadre et passage à l’intérieur. L’image se transforme, se reconstitue et se révèle par des mouvements concrets et instables, des formes élémentaires, des lignes de force, points de lumière et noirs profonds. Le film oscille entre constituants de l’image (grain, ligne,…) et sa représentation, laissant entrevoir des figures souterraines et oubliées… »
Il joue avec les supports et la technique, passant du 16 mm au Super 8, de la couleur au noir et blanc, produisant ainsi une sorte de sidération qui nous fait perdre tous repères. Le son aussi contribue à cet état par son absence puisque la plupart des films sont silencieux, sans même une ambiance. Un vrai silence avec des apparitions rares de sons ou de voix : dans Espiritu Santo, une voix nous lit des poèmes sur fond noir, dans Timanfaya, outre une voix qui nous sert une brève chronique sur fond noir en introduction, le film est accompagné de grondements d’irruption volcanique, en décalage avec les images.
Il joue à l’extrême ce voyage labyrinthique en réutilisant d’un film à l’autre des images tournées en d’autres temps, comme par exemple entre Dissolution tourné en 2001, et Images de l’eau (2012), comme si l’histoire trouvait sa résolution dix ans plus tard.
Les titres eux-mêmes nous guident dans ce labyrinthe, en se répondant de l’un à l’autre avec des mots tels que Dissolutions, L’En dedans, L’Entre deux, Sédiments, Repli, etc. Il va jusqu’au bout de son exploration, jusqu’à la disparition ultime, la disparition du temps, comme dans Timanfaya, ou 19 Espiritu Santo, par exemple.
Si la narration est absente, l’histoire n’est pas absente. Elle nous envahi régulièrement par la force d’évocation de certaines images qui jouent sur une sorte de mémoire collective ou une mémoire universelle que l’on partagerait.
Les images de ciel, d’ombres qui glissent dans les rues, de nuages qui fuient, réveillent immanquablement cette mémoire. Et les images nous ramènent vers une histoire intangible, enfouie dont les contours nous échappent et dont seules quelques sensations émergent. Que cherche-t-il dans le grain de la pellicule ? Que souhaite-il voir apparaître dans ces nuages qui fuient ? Peu importe, chacun y trouve ce que sa propre histoire y apporte venu du fin fond de cette mémoire. Quant à l’eau, son pouvoir évocateur nous fait osciller entre état fœtal et noyade.
Dans L’angle du monde – le titre semble induire ce que l’on doit y lire –, il nous parle de la rencontre de deux pôles, l’eau et les nuages, deux matières, deux mondes, celui d’en bas et celui du ciel. Nous voyons d’abord des nuages, puis l’eau, puis la rencontre des deux. Le pouvoir évocateur des nuages et de l’eau est infini et réveille de multiples sensations et émotions.
Avec Images de l’eau, l’auteur nous fait vivre son propre engloutissement. On voit un personnage les yeux fermés mais on ne sait pas s’il flotte, s’il coule. L’auteur lui-même se met en scène. A la première vision, on pense inévitablement que Philippe filme son propre engloutissement, sa plongée dans le néant mais finalement, filmer sa propre disparition est une façon de nous montrer sa renaissance.
Images refilmées, cadres improbables, indéfinis, insaisissables, dans son ensemble le cinéma de Philippe Cote repose sur une idée forte, le manque à voir. Ses images sont des portes vers un monde caché, à décrypter, et comme il le défini lui-même « […] À la recherche de la figure cachée (d’un palimpseste) ».
Entretien
— Je fais des films depuis 1995 ou 96. J’ai commencé assez tardivement à une trentaine d’années. Je suis autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai découvert le cinéma en regardant des films, en étant spectateur. Toute ma formation a sa source dans la salle de cinéma et par le réseau des salles Art et Essai. Pendant 5 à 6 ans, j’étais bénévole au Cinéma Lux de Caen, ma ville d’origine, une salle de cinéma gérée par une association. J’y ai vu beaucoup de films, plutôt des classiques : une cinéphilie traditionnelle au départ. Je n’étais pas particulièrement attiré par le documentaire. Je découvre donc Renoir, Bresson, Mizoguchi, Berman, Ford… étant aussi attiré par des fictions plus contemporaines, pas du tout documentaires. Plus tard, à Paris, j’ai découvert le cinéma expérimental par le biais de la programmation de la Cinémathèque Française.
— Qu’est-ce que tu appelles expérimental parce que c’est un terme un peu fourre-tout ?
— C’est délicat d’en donner une définition. Quand on pense y arriver, on trouve toujours un contre-exemple. C’est un cinéma qui échappe à toute catégorisation.
— Ce que tu fais, tu le considères comme du cinéma expérimental ou du cinéma d’art, du vidéo-art ?
— Ce n’est pas de la vidéo parce que je tourne en argentique, ce n’est pas du vidéo-art. Ce n’est pas non plus du cinéma d’art ; au départ, je me considère surtout comme un cinéaste amateur. Je ne suis pas du tout dans une volonté de positionnement dans un milieu artistique et je ne fais pas de l’art pour l’art. Je ne me considère pas comme un artiste. Si les gens veulent me considérer comme un artiste, libres à eux, mais je ne me présente pas comme un artiste.
— Est-ce que tu te présentes comme un documentariste ?
— Comme un faiseur de films. J’aime beaucoup ce côté faiseur de films. Je préfère ça à « cinéaste » qui a une connotation beaucoup trop socioprofessionnelle ou économique, sachant que je n’ai jamais vécu de mes images.
— Tu as déjà eu des commandes, des salaires sur tes images ?
— J’ai déjà été payé en honoraires pour des séances. J’ai eu des locations de films. Mais je n’ai jamais pu vivre de cela. Les films me coûtent beaucoup plus cher qu’ils ne me rapportent.
— Surtout en Super 8. Est-ce que tu es en rapport avec des laboratoires artisanaux, je pense à L’Abominable 1 de Nicolas Rey, ou d’autres ?
— Oui je suis membre de ce réseau. Je participe à diverses structures collectives. Mais je ne développe pas moi-même. Je préfère rester éloigné de la manipulation des produits chimiques. Comme je tourne parfois beaucoup et que je voyage très loin pour filmer, je n’ai pas envie de rater mes développements, je préfère passer par un laboratoire professionnel, confier le développement à un tiers.
— Est-ce que tu demandes des traitements particuliers pour tes films ?
— Non, ils sont développés en standard. Ces laboratoires professionnels sont des structures qui restent artisanales sans être des collectifs associatifs. Le Super 8 est développé à Berlin. C’est pratiquement le seul endroit où on peut développer en Europe. On ne peut plus faire développer ses pellicules à Paris. Pour le 16 mm, à L’Abominable ils ont une développeuse en ligne, très opérationnelle. Dans le passé j’ai travaillé en 16 mm. Actuellement je ne fais plus de 16 mm, mais peut-être que je vais m’y remettre : le 16 mm devient plus économique. Le Super 8 devient vraiment inabordable. On a des possibilités de trouver de la pellicule pas chère en 16 mm.
— Tu as une meilleure définition, un plus beau grain et de belles couleurs en 16 mais c’est autre chose. Tes films vont s’en ressentir parce que tu joues avec cela, cela participe à donner une matière un peu particulière à tes films.
— Oui mais en même temps, le télécinéma en 16 est beaucoup plus au point que le télécinéma en Super 8. Il y a de très beaux télécinémas en 16.
Au départ je ne pensais pas faire de l’argentique. Ce n’était pas imaginable qu’un amateur fasse de l’argentique. Pour moi, soit cela avait disparu, soit c’était hors de prix. J’ai donc acheté une caméra vidéo mais je me suis aperçu très rapidement que je cherchais toujours une certaine texture, un grain, une matière. Je ne voulais pas garder l’image vidéo telle quelle. En rencontrant des personnes à la fin des années 90, j’ai appris que l’on pouvait encore faire du cinéma argentique, à des tarifs abordables. A cette époque, il y avait un renouveau du cinéma expérimental, à travers la création de collectifs et de structures associatives, des projections en Super 8 et en 16, et la promotion de ces supports à travers l’animation d’ateliers de réalisation. Pendant très longtemps, j’ai cru que le cinéma ne pouvait être accessible qu’à des personnes qui avaient une certaine maîtrise des constructions, de l’écriture… où dominerait le discours. Même si dans tous les grands classiques du cinéma, il est clair que l’idée passe par le sensible et le travail plastique, le cinéma expérimental en fait une donnée essentielle, une affirmation. Il existe donc une expression qui repose principalement sur la sensation, une proximité sensible avec le spectateur. Cela m’a complètement libéré, j’étais très complexé par rapport à ça.
— Qu’est-ce qui crée cette proximité ?
— C’est le fait de se débarrasser de la narration, d’être dans une proposition ouverte et directe, de ne pas enfermer le spectateur dans un discours, de lui rendre sa liberté. Dans mon cinéma, on est dans un rapport plus personnel, d’individu à individu, de sensibilité à sensibilité. Ces films à l’apparence ardue et opaque pouvaient en fait toucher autrement. Loin de provoquer du rejet, ces séances suscitent de la curiosité et de l’intérêt.
— Le public qui vient est un public averti qui ne rentre pas par hasard dans une projection de cinéma expérimental.
— Ce sont pas toujours que des initiés.
— Pas forcément initiés mais en tout cas curieux, c’est déjà beaucoup.
— Quand je suis arrivé sur Paris, à la fin des années 90, il y avait tout un mouvement de renouveau du cinéma expérimental. Une rétrospective retraçant l’histoire du cinéma expérimental en France, Jeune, dure et pure !, se préparait à la Cinémathèque (mai 2000).
Il y avait beaucoup de séances, qui favorisaient les rencontres, des partages d’expériences et des créations de collectifs. Par exemple avec Cinéma visuel (Braquage) ensuite l’Etna 2 dans lequel je continue à être présent. C’est ainsi que j’ai commencé à filmer, en étant engagé dans ces structures. A cette époque, je faisais du bénévolat à Light Cone 3 : des vérifications de films. Je découvrais directement en manipulant la pellicule toutes les images splendides de ce cinéma. Nous avions donc la possibilité de découvrir et de faire des images par la mise en commun de matériel, de partage de savoirs et d’informations.
— Je te croyais plus solitaire que cela.
— Je suis solitaire dans ma pratique, c’est clair. Mais je suis très attaché aux collectifs. Je suis solitaire dans ma création, mais très soucieux d’aider, de partager, de transmettre. En revanche, je ne suis pas demandeur de collaboration pour fabriquer mes films. Cela peut sembler paradoxal.
— Tu as participé à des œuvres collectives ?
— Non jamais. C ‘est quelque chose que je ne pourrai pas. Impossible.
— Même à la demande des autres pour leurs œuvres ?
— Si, j’ai prêté ma voix pour lire des textes. J’ai fait de la figuration, j’ai fais parfois un peu opérateur pour des films, cela s’est limité à ça. Cela n’a pas été un travail de création collective. Je n’arrive pas à me plier à des commandes ou des contraintes collectives en terme de création. Cela m’est difficile.
— Tes premiers films ont tout de suite été sur les problématiques actuelles ou tu as eu des tâtonnements ?
— J’ai commencé par faire des films peints, des films abstraits ou du « cinéma direct » fait sans caméra comme L’En dedans. La pellicule Super 8 était exposée manuellement devant un faisceau lumineux avec un système de caches percés, recouvert de filtres de couleur. La couleur par contact avec la lumière s’exposait directement sur l’émulsion.
— Tu es un adepte de McLaren 4 ?
— C’était du cinéma direct. A l’époque, je me sentais très proche des films de Stan Brakhage 5. J’ai fait des films abstraits et des films aux motifs plus « concrets ». Je refilmais mes images Super 8 en 16 mm. J’ai fabriqué une tireuse optique artisanale. Bien que membre de labos artisanaux, je souhaite rester autonome. Je n’ai pas envie de me soumettre à une discipline de réservation par exemple. Je travaille à mon propre rythme. La meilleure façon de faire est d’avoir son autonomie, afin de pouvoir travailler quand j’en ai envie, je me suis donc fabriqué cette petite tireuse optique : j’ai retiré l’objectif d’un projecteur Super 8 et je refilmais en macro à l’aide d’un système de bague optique la fenêtre de défilement avec une caméra 16 mm.
— Une espèce de boîte à lumière ?
— Ce système me permettait de gonfler directement mes images Super 8, de les retravailler éventuellement sans passer par la projection sur un dépoli. C’était assez fastidieux parce qu’il fallait pouvoir cadrer très précisément la minuscule fenêtre du projecteur.
— Ce système ne te donnait pas une image déformée ?
— Non, mais cela donne une image inversée droite/gauche et haut/bas. Ce n’est pas un problème car mes films n’étaient pas figuratifs, avoir un renversement n’avait pas d’importance.
— Notre thème du livre, c’est la disparition et ce qui m’intéressait avec toi, c’est la disparition de la narration, la disparition de l’image mais là on est carrément dans la disparition de la caméra, la disparition de l’optique.
— Dans le cinéma direct oui. C’est ça qui m’intéressait, le rapport direct à la matière. Au début, quand je faisais mes films peints, je peignais directement sur du Super 8 transparent : j’avais enlevé l’émulsion avec de l’eau de javel. Je les projetais tels quels en Super 8. C’était en live, souvent des projections uniques parce que ça ne supportait pas plusieurs passages : la couleur tourne, la couleur sèche. Il y avait effectivement l’idée de disparition après deux ou trois projections. L’envie d’un cinéma direct c’était de ne pas passer par l’interface de la caméra, d’être dans un rapport direct à la pellicule. L’envie que les choses s’inscrivent à même la pellicule sans passer par le mensonge de l’optique.
— Ce n’est que ça le cinéma, ce n’est que du mensonge, non ?
— Il y avait aussi cette envie d’être dans le dépouillement, dans la pauvreté des moyens. Le dispositif de tireuse optique artisanal mis au point me permettait aussi d’être dans un rapport direct, en excluant le dépoli comme interface ; en refilmant directement le défilement de la pellicule dans le projecteur. J’ai fait environ dix films comme ça. Pour L’En dedans/Les Ombres, j’ai utilisé un dépoli, mais je pense qu’on y reviendra dans l’entretien.
— On va en venir au contenu des films mêmes.
— Après une dizaine de films, je me suis orienté vers des films plus descriptifs, proches du documentaire, à partir de L’Angle du monde (2006). Rétrospectivement, en réfléchissant à mes films sur toutes ces années, ce n’est pas aussi linéaire, il y a aussi des retours en arrière, des formes hybrides.
— Et pour toi, ces films racontent quelque chose ou c’est purement de l’image ?
— Après ces films abstraits (L’En dedans et les films peints), les suivants travaillaient beaucoup l’intime, dans un entre-soi, un cinéma que j’ai du mal à supporter maintenant.
L’Entre deux c’est un film sur le corps, un film d’actant où je me mettais moi-même en scène. Sédiments, Ether, Figure et Repli ont été faits pareillement avec un actant (moi-même), filmés en Super 8 et retravaillés en 16 mm à la tireuse optique (avec des jeux de filtres pour Ether). Ces introspections corporelles n’excluaient pas les éléments eau, terre, lumière… brouillant les limites entre intime et monde extérieur. Dans ces films, le corps se dissout dans la matière de la pellicule jusqu’à devenir taches de lumière, de couleurs, matières volatiles ou disparaître dans le noir. C’était un gros travail chez moi, sur moi, d’enfermement avec mes images pour les retravailler.
— Je ne les ai pas tous vus, mais j’ai vraiment une impression d’une continuité, que tu es toujours dans une même recherche ; tu pourrais mettre les films bout à bout. Il y a une constante, c’est une atmosphère de tragédie, au sens classique du terme, au sens racinien, théâtral, et on attend un peu toujours le moment où la tragédie va arriver et elle se cache un peu derrière chaque image, il y a de cette sensation-là. Et quand on regarde Images de l’eau, c’est comme l’aboutissement de cette progression.
— Oui, il y a un peu l’idée d’une traversée, que le spectateur sorte transformé par l’expérience du film, que j’en sois transformé moi-même également. Il y a toujours une histoire en filigrane, une progression.
— Et l’histoire en filigrane c’est toujours la même qui se continue ?
— C’est souvent une obsession autour de la disparition, de la dissolution, de la possibilité d’une renaissance à l’issue de cette traversée. D’ailleurs, mon premier film s’appelait Dissolutions.
— Dans la tragédie classique, le parcours est important. Ce n’est pas seulement ce qui va se passer, le côté sacrificiel.
— C’est vrai que je cherche à construire mes films un peu de cette façon là. Dans Dissolutions, mon propre corps s’immerge dans l’eau et disparaît. Une amie, à propos de Dissolutions m’a fait remarquer qu’il y a une idée d’une finitude, d’une limite à chaque fois que je filmais le corps, à travers un cadre clos. A l’inverse, les autres plans souvent abstraits ouvraient sur la multitude et l’infini, une sorte de cosmos.
— L’infinité et la multitude, quand tu filmes l’eau et les nuages, on la voit bien, mais quand tu filmes les gens, c’est souvent dans le sens de l’apparition, souvent de dos, souvent dans le noir, des silhouettes très évanescentes ou qui disparaissent, dans Histoire de la Nuit, dans L’Angle du monde, on voit 2-3 silhouettes, mais elles sont là d’une façon très bizarre, elles sont là d’une façon absente en fait, c’est un peu la disparition de la multitude. C’est tout cela qui procède à cette tragédie parce que dans une tragédie, il y a la confrontation de l’individu à des choix, tu dois choisir entre toi et les autres, entre toi et ton rapport au monde, et c’est cela qu’on sent, tu es dans cette confrontation de toi et ton rapport au monde, ton rapport au reste du cinéma, ton rapport à l’infini, cette confrontation est très présente.
— C’est un travail sur la distance aussi. Dans Va, Regarde, je suis parti en Inde, sans rien en connaître. Je ne parle pratiquement pas anglais, et chaque fois que je sortais ma caméra, c’était comme une manière de retrouver un lien avec le monde et d’espérer qu’en filmant une scène devant moi, je puisse être interpellé, entrer dans une relation. Le film multiplie comme ça les instants où il y a un basculement du réel comme une forme d’interpellation vis à vis du cinéaste. Comme un signe de présence quelque part. C’est très bazinien comme regard. Dans ce film, j’essaie de capter ces moments de basculement.
— Et tu les as captés, tu les a vécus ?
— Oui, oui le film est fait entièrement sur le saisissement de ces moments, dans un jeu réflexif au cinéma également par l’inventaire de tout un ensemble d’éléments liés au cinéma, que ce soit l’écran, le spectateur, le hors champs, le rapport filmé-filmeur… Ce sont ces idées qui ont guidé mon regard.
— Et quel est ton rapport filmeur-filmé, comment tu le définis ?
— J’ai fait un premier film où j’ai essayé de gommer les regards caméra inévitables, je voulais être dans une espèce de transparence, c’est Va, Regarde, première mouture, qui n’est pas un très bon film et je suis reparti après ce film, avec l’idée effectivement d’assumer dorénavant cet aspect-là. Dans Va Regarde 2, il y a beaucoup de regards caméra qui ne me gênent pas du tout parce que cela participe aussi de cette façon d’être pris à parti et parti prenant de cette scène du monde.
— Faire partie du monde ou faire partie du monde que tu cadres ?
— De la scène, de ce monde que je cadre, de cette petite île du monde.
— Tu as une façon de filmer, en laissant les images aller toutes seules. Cela devrait faire vivre du hors-champ, mais en fait, pas du tout, c’est très excluant, et je ne sais pas pourquoi. On sent un cadre fermé, on sent une chose fermée.
— Oui c’est assez vrai parce qu’il y a peut-être un côté miniature très composé, il y a un jeu sur les échelles, amené par la fixité de la caméra, c’est un truc assez étrange. Ce doit être cet aspect-là.
— C’est quelque chose que tu maîtrises ou qui arrive fortuitement ? Tu essaies de maîtriser ce que tu fais ou tu crois au hasard ?
— Je crois beaucoup au hasard. Il y a un hasard qu’on finit par maîtriser. On arrive à reproduire ces accidents, ces hasards, inconsciemment.
— Tu prépares les choses ? Tu as une idée de base ?
— Non, jamais. L’idée c’est d’abord un lieu, un motif ou des motifs, mais ça ne va pas plus loin que ça. Il n’y a pas de travail d’écriture.
— Ni de préparation ?
— Il y a peut-être une petite préparation mais pas de projets bien définis au départ.
— Tu as quand même une thématique.
— Cela peut se faire à travers d’autres films. La préparation ne se fait jamais par écrit mais elle peut se faire par d’autres films qui me conduisent à approfondir certains aspects. Cela se fait sur le tournage. Je me rends sur un lieu, je filme et il y a peut-être certaines choses qui vont m’amener à approfondir plus tard ce que j’ai pu filmer. Par exemple, pour Timanfaya : un an ou deux auparavant, j’avais filmé des paysages volcaniques dans un corpus d’images essentiellement autour de la nuit et des ruines, cela avait fait l’objet de 2 ou 3 bobines, et je me suis aperçu que cela m’intéressait. L’année suivante, j’ai fait une quinzaine de bobines, en filmant précisément un paysage volcanique, ce qui m’avait touché.
— Un film comme L’Angle du monde, par exemple, comment est-il né ?
— C’est un ami qui m’a proposé de l’accompagner à Ouessant, pour un séjour d’une semaine. Ces îles filmées par Jean Epstein 6, je les avais en tête. J’ai souvent un cheminement qui vient de films que j’ai vus. Par exemple, ce qui m’a poussé à aller en Inde, ce sont les films de Robert Gardner 7, même si Peter Hutton 8 n’a jamais été en Inde, mais il a vécu en Thaïlande. Mon premier voyage était au Laos : j’y suis allé après avoir vu Images of Asian Music 9 de Peter Hutton, filmé sur le cours du Mekong. Le Chemin des glaces par exemple est aussi un hommage à Peter Hutton et à ses films sur New York et la rivière Hudson. L’Angle du Monde, c’est vraiment Epstein. J’étais très motivé par rapport à cela, j’avais vu Finis terrae, Le Tempestaire, L’Or des mers.
— Cela m’a évoqué effectivement cela et je me demandais si c’était par hasard.
— Non, ce n’est pas par hasard. Et il y avait cette envie d’aller là où personne n’allait plus.
— En tout cas pas à l’image.
— Pas à l’image, oui. Avec L’Angle du monde, je m’oriente vers un cinéma proche de la description documentaire, plus figuratif. Cela correspondait au désir de filmer et d’arriver à trouver sa position, pas dans un entre soi mais dans un rapport à l’autre et à ce qui est devant soi. A cette époque je découvrais le documentaire, l’essai documentaire. Avec ces films, je quittais un peu la sphère du cinéma expérimental, visionnaire, structurel ou matiériste. C’est L’Angle du Monde qui entame cette série. C’est une période d’ouverture qui correspond peut-être chez moi à une certaine libération, à une certaine liberté. Je changeais ma manière de faire, les images n’étaient plus retravaillées en 16 mm, dans un labeur fastidieux chez moi, assez enfermé. J’accordais une primauté aux gestes du tournage.
— Et là, il n’y a plus de film refilmé, plus de traitement spécial ?
— Non, parce que cela correspondait aussi à un environnement économique qui changeait. Je pouvais acheter ma pellicule 16 mm développement compris, je déposais mes pellicules à développer à Prophot, elles étaient envoyées à Kodak et développées en 2 jours. J’avais le résultat de ce que j’avais refilmé très rapidement. Une logique de travail était entretenue avec des délais très courts. Puis Kodak a décidé d’arrêter. On ne pouvait plus tourner en inversible développement compris et Prophot n’acceptait plus les pellicules. Il fallait changer : j’y ai vu un signe. Je suis revenu au Super 8. L’idée était de tourner, monter, projeter en Super 8. Avant, je tournais en Super 8, mais je refilmais et projetais en 16. C’était beaucoup plus compliqué.
— Tu filmais avec une caméra sophistiquée, spéciale ?
— Non, en fait, la plupart de mes films ont été faits avec une caméra basique, une Canon, qui est tombée dans l’eau à Lussas, d’ailleurs, dans le moulin. Dans Images de l’eau, un ou 2 plans ont été tournés à la rivière, avant que la caméra tombe dans l’eau…
J’ai 2 caméras. Souvent j’emporte une caméra assez sophistiquée, une Nizo, et j’ai aussi une petite Canon. Beaucoup de films ont été tourné avec la Canon pour des raisons de maniabilité. C’est une Canon familiale, au diaph automatique. En Inde, j’ai emmené ces 2 caméras. La plus sophistiquée tombait systématiquement en panne au bout de quelques jours et j’ai tourné avec la plus simple. Cette caméra était vraiment super. Cela a été vraiment un déchirement de la perdre. J’en ai d’autres de ce modèle, mais le diaphragme semble déréglé.
— Pour en revenir à notre thématique de la disparition, c’est un thème qu’on retrouve dans tous tes films, tu as même employé le terme de dissolution, et dans Images de l’eau, cela va même plus loin, c’est l’engloutissement complet, puisque c’est à la fois ta propre dissolution. J’aimerais bien qu’on aille un peu plus loin, que tu m’expliques ce que tu ressens, ce que tu veux que les gens ressentent aussi. Parce que Images de l’eau c’est un film bouleversant.
— Il faut savoir que la plupart de ces images, ce sont pratiquement les premières images que j’ai tournées. Elles figurent ainsi dans Dissolutions. En fait ce sont des images anciennes que j’ai réutilisées, avec d’autres tournées plus récemment.
— Ce sont des obsessions qui reviennent.
— Ce sont des obsessions, oui. Ces images qui figurent déjà dans Dissolutions sont masquées par des surimpressions et des filtres, alors que là, elles sont brutes. Ces plans figurent également dans Sédiments : un film construit sur la trajectoire d’un corps qui s’extrait au départ d’une masse liquide, l’eau. On passe ainsi du liquide au terrestre et enfin à l’aérien, avec un plan de nuages à la fin. Déjà, tu as tout en filigrane.
— Ce sont toutes tes thématiques, toutes tes obsessions.
— On retrouve effectivement la trajectoire d’un corps. Quand on parlait de films qui se répondent, des choses dans un film qui vont m’intéresser et que je vais approfondir dans le film suivant. Si j’ai fait Des nuages aux fêlures de la terre, c’est peut-être lié à ce dernier plan de nuages qui figure dans Sédiments.
Des nuages aux fêlures de la terre se concentre exclusivement sur ce motif, déjà présent accessoirement dans un film précédent. Chaque film conserve quelque part la mémoire des autres films.
— Des images de nuages, on en voit dans plusieurs films, mais ce sont toujours des nuages qui fuient, ce ne sont jamais des nuages qui viennent vers toi, avec des lignes de fuites qui rajoutent du tragique.
— Je n’en suis pas conscient, mais c’est intéressant. Oui et quand je filme des gens, ce sont souvent des gens qui marchent dans une rue et qui s’éloignent, de dos… Parfois les gens viennent à ma rencontre mais il y a souvent des gens qui s’éloignent.
— Histoire de la Nuit, c’est que ça, comme si tu avais très peur. Cela donne une présence très bizarre au filmeur, parce que du coup, c’est comme si le filmeur cherchait à disparaître.
— Histoire de la Nuit – le film n’est pas terminé –, c’est l’idée d’une construction qui irait d’une nuit peuplée à une nuit dépeuplée, du minéral, de la pierre vers l’organique ; une trajectoire qui partirait effectivement de la pierre…
— Je me suis demandé si c’était la pierre ou la géométrie, parce que les pierres sont toujours très géométriques.
— Oui une sorte de géométrie qui ensuite irait vers une organicité corporelle en filmant la putréfaction, la pourriture, ce sont tous les plans en couleur à dominante rougeâtres qui font irruption dans le film, on bascule ensuite vers l’ossuaire. Je me suis beaucoup posé la question de garder ou pas cette séquence de l’ossuaire, parce que c’est un peu lourd.
— Oui. Je me suis demandé ce que tu voulais dire par là, parce que tu emploies le premier degré. C’est dommage parce que tu emploies du premier degré dans un film qui est tout en second degré en fait.
— Je l’ai projeté à l’Etna, en séance spéciale et la plupart des gens m’ont dit effectivement cela, et d’autres m’ont dit qu’il faut que je garde absolument ces plans qui introduisent un effet de sidération. Et effectivement, j’aime plutôt ça, même si cela me gêne de montrer les choses aussi crûment, ou alors d faudrait les traiter un peu. C’est vrai que c’est assez morbide, parce que juste avant cette séquence-là, tu as une porte, et le franchissement de quelque chose. Cela emmène le film vers du métaphysique, de l’existentiel. C’est à retravailler, il faut que je réfléchisse encore.
— C’est intéressant parce que cela donne du sens à ce que nous avons dit avant, cela l’oriente complètement. Mais de les enlever, empêcherait l’interprétation que tu souhaites, parce que du coup on serait dans un autre univers, si tu les enlèves. C’est le traitement qu’il faut revoir, ce sont des couleurs très crues, jaunâtres, et on sort du noir et blanc qui est présent pratiquement tout le temps. Il y a très peu de couleur avant. On est trop dans le brut.
— Aussi dans L’En dedans/Les Ombres, il y a l’idée de palimpseste, de texte caché, d’image cachée, un peu comme dans Blow up d’Antonioni 10. On agrandit l’image, on découvre finalement une vérité, un message, et il y a cette idée-là.
— C’est dans la lumière que tu cherches une image, l’image disparue.
— Oui c’est ça. Pour ce film, j’ai projeté des images sur un dépoli et j’ai refilmé seulement un centimètre de l’image.
— Oui c’est ça, on sent que tu cherches dedans.
— Et effectivement, tout d’un coup, je découvre un univers insoupçonné que ne me révèle pas au premier degré l’image d’origine. Il y a effectivement cette idée de faire disparaître cette première image et d’en faire réapparaître une autre ou éventuellement d’aller jusqu’à la disparition, quand tu vas toujours plus loin, à un moment tu n’as plus rien, que des composantes de l’image, que du grain, de la vibration. Tu arrives forcément à un néant à un moment.
— J’ai fait ça pour un spectacle qu’on avait monté. On avait des photos que je tirais sur des films d’imprimerie orthochromatique. Cela gomme les gris, et je faisais des superpositions de retirages de retirages de retirages, jusqu’à ce qu’il ne reste que des traces très fantomatiques, qu’on projetait comme décors dans le spectacle.
— Oui c’est un peu cela. Pour ce film, j’ai fait comme ça. Il est difficilement projetable. Et Timanfaya, c’est l’idée d’une catastrophe. J’ai été à Lanzarote, une île des Canaries où des grosses éruptions volcaniques au xviiie siècle ont façonné les paysages et le relief, avec de vastes zones semi-désertiques. Le füm commence par un texte qui narre ce cataclysme, cette catastrophe, cette tragédie. J’ai choisi ce texte justement pour son côté tragique, assez apocalyptique. On commence par cette lecture de quatre minutes, puis s’ensuivent des images filmées sur le lieu du cataclysme : ce que je perçois en parcourant ce paysage, où j’essaye de trouver des signes d’un retour à la vie. Traces de pas, petit foyer de pierre, herbes qui poussent sur un sol ingrat. Le film est composé essentiellement de plans fixes et de mises en mouvement sous forme de panoramiques ou de déambulations caméra à la main, marquant ainsi ma présence. La bande son est constituée en partie d’irruptions volcaniques, un son mémoriel sur des paysages déjà dévastés. La mémoire vient par le son. Il y a cet écart entre quelque chose qui a été et quelque chose qui est. Un film comme 19, Espiritu Santo, tourné à Séville, consacre un dispositif quelque peu similaire : à l’image, des plans entrecoupés de passages au noir : chambres d’hôtel vides, rues désertées, objets dans lesquels mon regard semble se perdre, et au son, bien séparée de l’image comme ayant son propre espace, posée souvent sur des passages au noir, une voix espagnole récite des poèmes d’Antonio Gamoneda 11. Cette voix très présente mais finalement absente de mes images comme une rencontre qui n’a pu se faire.
La question de la disparition n’est jamais consciente ou travaillée consciemment. Elle est juste en filigrane.
— Mais elle est là incontestablement.
— Oui, oui, mais ce n’est pas du tout conscient.
— Tu es dans la disparition au niveau des moyens. Tu dépouilles tout le contexte filmique, tu dépouilles l’image, tu dépouilles tout, et la thématique elle-même est dépouillée.
— Le dépouillement intervient aussi parce que j’accorde beaucoup d’importance au tournage. J’essaie de maintenir dans le film terminé les conditions même du tournage. Par exemple, au montage, je ne coupe pas à l’intérieur des plans ou très peu. Le plan commence par le début du geste de déclenchement et se termine par l’arrêt de la caméra. Cela peut m’arriver de couper à l’intérieur d’un plan, mais c’est rare. Je suis très attaché à l’intégralité du plan.
— C’est quoi un plan ? C’est la longueur d’une bobine ?
— Non. Il peut arriver que je fasse des plans de deux ou trois minutes, mais en général c’est 30 ou 40 secondes.
— Il y a un film où ce sont des plans fixes de trois secondes, un plan gris.
— Oui, ce sont des ouvertures ou fermetures au noir, dans Le Chemin des Glaces par exemple. C’est fait au tournage.
— Tu fais des plans fixes et tu décides que tu veux quelques secondes d’images ?
— Oui. C’est au minimum dix ou quinze secondes, ensuite je fais une fermeture au noir et après je fais une ouverture au noir. Après c’est monté. Tu parlais de l’aléatoire… On m’a souvent demandé comment je choisissais le noir et blanc ou la couleur, c’est de l’aléatoire parce que je fais pratiquement une pellicule sur deux, je change sans réfléchir. J’achète du noir et blanc et de la couleur et j’amène disons 4 pellicules avec moi par jour, 2 noirs et 2 couleurs, chaque fois fifty-fifty et je filme sans réfléchir du tout. Mais je fais peut-être un choix inconsciemment en fonction du motif ou de la situation.
— Comment tu fais : tu te dis « Aujourd’hui je vais tourner », et tu pars à la chasse.
— Voilà, c’est ça, je marche beaucoup, plusieurs heures, je reviens parfois sur des lieux, je m’attarde aussi. Sur certains films c’est comme ça. Images de l’eau c’est plus de la performance.
— Pour ce film, j’ai eu l’impression de quelque chose de très construit.
— Oui c’est très construit. Au départ, c’était l’envie de me filmer dans une sorte de performance à travers différents liquides. Un film qui se passe à la fois dans la mer, en rivière, et dans l’eau domestique : ces 3 aspects de l’eau. Finalement il n’y en a que 2, la mer et le domestique, puisque la dernière partie est filmée dans une baignoire. C’était fastidieux.
— Comment fais-tu ? Tu as mis la caméra au-dessus de la baignoire et toi dedans...
— J’ai fait la même chose dans la mer. Il s’agissait de me plonger la tête dans l’eau accompagnée d’une caméra, de tenir le plus longtemps possible, jusqu’à l’étouffement ou l’asphyxie et sans aller au point de non-retour, de se relever pour retrouver la surface et l’air avec la tête qui jaillit. Ce qui m’intéressait c’était de capter l’entre-deux, d’arriver à capter ce moment de sortie. La sortie m’intéressait. Ce n’est pas le fait d’y être, ce n’est pas le fait de sortir, c’est le fait d’enregistrer cet entre-deux, ce moment où semble se jouer quelque chose d’essentiel. J’ai fait tout le film pour ce moment-là.
— Et tu as obtenu ce que tu cherchais ?
— J’ai obtenu ce que j’ai pu. Ce film est travaillé quand même en numérique, à travers des ralentis. Il y a des inversions d’images. J’ai monté en numérique. Il n’est pas du tout projetable en Super 8. Alors que L’Angle du monde, Des nuages aux fêlures de la terre, Va, Regarde, Le Chemin des glaces, peuvent être projetés en Super 8. Même Timanfaya peut être projeté en Super 8 parce qu’il n’y a pas de modifications. Là, il y a un gros travail de montage. Et il y a la phrase de Jean Vigo 12 qui intervient au milieu, sur du noir. C’est une métaphore sur le cinéma. Cette phrase est très connue, c’est un dialogue de l’Atalante 13 : « Comment tu as fermé les yeux ? Tu ne sais pas que dans l’eau on voit celui qu’on aime ? ». Dans le film de Vigo, ce n’est pas du tout mis dans ce contexte : il perd sa bien-aimée, mais quand tu réfléchis, la phrase en question a un rapport avec le fait de voir, sur le cinéma…
— Dans ton film, il y a des passages qui me bouleversent. C’est le manque à voir, en fait, qui me bouleverse.
— [A propos d’un plan avec un cache rond] Et là qu’est-ce que c’est ?
— C’est une image inversée. C’est la pochette étanche dont on voit le cercle [de protection]. C’est complètement accidentel, en fait. J’ai inversé l’image. C’est comme si je régurgitais de l’eau, que je vomissais de l’eau.
— Il n’y a pas de son du tout, même pas un faux silence.
— Non. En 2006, j’ai eu un problème cardiaque dont je me suis bien remis, et j’ai fait une deuxième crise en 2011 dont je ne suis pas sorti. En 2011, c’était très très bizarre parce que parfois j’avais l’impression d’avoir un alien dans la poitrine qui possédait une vie autonome, et en fait c’était de l’eau qui m’envahissait. Je vomissais de l’eau, j’avais un sac en plastique et je vomissais de l’eau. Il y a ce rapport-là dans le film, le fait de régurgiter de l’eau.
— En fait tu te noyais.
— Je me noyais de l’intérieur. C’était très étrange.
— Et c’est à ce moment-là que tu as choisi de faire ce film là.
— Oui. Je l’ai monté en hiver, en décembre. Je n’avais pas d’images à monter, mais il fallait absolument que je fasse quelque chose. Au départ, c’était peut-être un autre projet et il a pris rapidement un chemin plus personnel à travers l’étouffement, l’asphyxie et autre que je vivais dans ma vie réelle. J’ai toujours été fasciné par l’élément liquide. Même dans Va, Regarde, l’eau est très présente. Timanfaya se termine au bord de la mer. C’est une espèce de retour à la mer, au sens propre ou au sens figuré, je n’en sais rien. C’est peut-être très freudien, mais il se termine par l’image de la mer et le bruit des vagues.
— Combien de films où il y a la mer ? La moitié de tes films, peut- être.
— Oui, c’est beaucoup. C’est un motif très obsédant, oui.
— Oui. On la voit méchante, gentille, calme, de nuit...
— Oui, même quand je filme des nuages… Cela peut être une fluidité qui est liée à l’élément liquide. Les nuages deviennent purement un flux… Une poétique de la matière, des éléments naturels…
— Oui, on peut les interpréter comme ça effectivement.
— Quoique dans Timanfaya, l’élément minéral est omniprésent.
— On peut lire tes films à travers la façon de filmer la matière, l’eau, l’air, la pierre, le minéral.
— Oui, c’est Bachelard 14 et compagnie. Cela m’attire beaucoup. Pour moi le grand cinéaste, c’est Stan Brakhage. Il mériterait une rétrospective. Une mini rétrospective parce qu’il a fait 200 ou 300 films.
La disparition, c’est un des aspects de ce que je fais, c’est une des thématiques.
— Oui, ce n’est qu’une des thématiques mais il y a quand même la question de la disparition, de la fin, de la dissolution, l’engloutissement, l’invisible. On est toujours dans ce vocabulaire là.
— Oui. Mon premier film s’appelait Dissolutions. Il y a eu Émergences, donc plutôt le contraire. C’était un clin d’œil à Henri Michaux 15 et à son titre Émergences, Résurgences 16.
— C’est aussi dans la continuité de l’un à l’autre.
— Images de l’eau est un film un peu à part parce qu’on est moins dans la description. On est dans la description d’un geste mais on est moins dans le figuratif.
— On est dans une certaine abstraction mais on sent que ce sont des matériaux réels qu’on ne comprend pas. C’est le dépouillement, ce n’est pas l’abstraction. C’est le dépouillement total, les images ont quelque chose de bouleversant. Elles évoquent quelque chose, on voit que ce n’est pas de l’abstrait mais qu’il y a un objet, que c’est quelque chose de précis, on voit que c’est de l’eau, donc il y a une matière. Mais c’est tellement indéfinissable, tellement dépouillé, on est tellement au cœur… comme si tu avais vraiment touché ce que tu recherches, d’aller au cœur de la chose en faisant disparaître tout le contexte, tout le superflu et cela donne un aspect extrêmement bouleversant, peut-être parce que cela ressemble à un fœtus. Il y a ce côté fœtal.
Ce qui est étrange dans tes films, c’est qu’on pourrait se dire : il pose une caméra, il filme ce qu’il y a devant et on pourrait poser la caméra n’importe où et laisser tourner, mais en fait non, il y a une dimension qui arrive, il y a de l’émotion qui arrive, il y a des sensations, du sensible, qui arrive, on ne sait pas d’où il vient, on ne sait pas pourquoi il est là, on ne sait pas si on est en phase avec ce que tu veux montrer mais en tout cas tes films sont tous extrêmement émotivants, ils créent une émotion très forte et ils sont sensibles, on est à fleur de peau… Le choix du cadrage, bien sûr et c’est tout le mystère du réalisateur, du cadreur, mais cela n’explique pas tout. Dans L’Angle du monde par exemple, il y a des nuages, la mer et d’un coup on se dit « C’est juste, c’est très juste. » Forcément le titre induit le regard qu’on a sur un film, mais on se dit « Oui c’est ça » C’est ça quoi ? Je ne sais pas mais c’est ça. Ce qui m’interpelle c’est cette sensation qu’on ressent en regardant tes films. Cela ne m’étonne pas que le premier film s’appelle Dissolutions parce que c’est ce que tu fais dans tous les films et tu aboutis dans Images de l’eau.
Tu as fait d’autres films après Images de l’eau, et ils sont sur la même ligne ?
— Non, c’est différent. J’ai quitté un peu ces thèmes. J’ai fait Ganesh, c’est très différent. Et aussi un grand projet mais qui pour moi ne fonctionne pas, Andalousie. Il y a Histoire de la nuit, Timanfaya. Ce n’est pas du tout la même chose après.
Images de l’eau est très à part parce que je reprends aussi mes images du début.
Je suis très sensible à l’écoulement de l’eau. Quand j’étais petit, j’aimais beaucoup me réfugier dans la salle de bain, m’allonger au pied de la baignoire et écouter l’eau s’écouler. Cela me rend serein. J’ai voulu faire un film sur ces souvenirs d’enfance. Je me souviens du sol carrelé, avec un chauffage par le sol. J’ai voulu faire un film aussi sur le monde des aquariums : il y a un côté très intra-utérin, très cocon. Ce sont des lieux à la fois très chauds et enveloppants et des lieux d’écrans : tu passes par des couloirs sombres et tu aboutis à des grandes vitres. J’ai visité celui de Lisbonne, que j’ai trouvé vraiment magnifique. Et j’ai filmé. C’est peut-être mon prochain film.
[Interruption technique de l’enregistrement. La conversation reprend sur la question de l’interprétation des images]
— Il peut y avoir d’autres interprétations. Parfois ce sont des malentendus. Mais il y a souvent des malentendus dans les films.
— Oui mais moi je suis assez ouvert par rapport à cela. A partir du moment où tu fais un film, il faut aussi accepter d’être dépossédé de ce que tu fais.
— Surtout les films que tu fais ; chacun y lit ce qu’il veut. Tu ne peux pas l’empêcher.
— Etre dépossédé ne me gêne pas, par contre ce qui me gêne effectivement c’est le malentendu. Par exemple de dire que Images de l’eau est un travail ludique avec l’eau. Cela serait du malentendu. Ce n’est pas un travail ludique avec l’eau. Je ne m’amuse pas avec l’élément liquide.
— Si quelqu’un voyait un voyage heureux dans Images de l’eau ce serait un contresens.
— Là il y a un malentendu ; entre le malentendu et ce que moi j’y mets personnellement, si jamais je travaillais vraiment l’interprétation personnelle, entre ce moi et ce malentendu il y a un champ de possibles énorme qui peut être investi par beaucoup de personnes sans que cela ne pose aucun problème. C’est tout l’intérêt du cinéma expérimental justement d’offrir cette grande liberté.
Alors que nous réalisons cet ouvrage, Philippe Cote nous a quitté. Discret et réservé, il s’étonnait que nous veuillons lui consacrer un article. Notre dernière conversation aura été pour évoquer sa propre disparition, calmement, sereinement, question qui me semblait récurrente et toujours là en filigrane dans ses images, et qui a motivé cet article. Il me disait comment il vivait avec ce risque toujours présent. Nous nous rencontrions dans des festivals, des projections. Nos conversations portaient toujours sur le cinéma, sur ses propres créations. Nous discutions sans fin, d’une image, d’une tâche de lumière, des bidouillages et des machines infernales que nous inventions pour filmer ou refilmer. Ses films m’étaient proches et chaque image me parlait directement. Il faisait partie de ces gens rares avec qui j’avais toujours l’impression d’être en phase et avec qui nous pouvions poursuivre une conversation de loin en loin.
Ciao Philippe
Filmographie
- Emergences-1, 16 min, couleur, silencieux, 16 mm, 1999-2003
- Emergences-2, 7 min, couleur, silencieux, 16 mm, 1999-2004
- Dissolutions , 23 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2001
- L’En dedans, 23 min, couleur, silencieux, 16 mm, 2002
- L’Entre deux, 21 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2003
- Ether, 9 min, couleur, silencieux, 16 mm, 2003
- Sédiments, 18 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2004
- Figure, 20 min, n&b, silencieux, 16 mm, 2004
- L’En dedans / Les ombres, 15 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2005
- Repli, 12 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2005
- L’angle du monde, 32 min, couleur/n&b, silencieux, Super 8, 2006
- Des nuages aux fêlures de la terre, 18 mm, couleur/n&b, silencieux, Super 8, 2007
- Des nuages aux fêlures de la terre, version 16 mm, 12 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2007
- Va, Regarde-1, 21 min, couleur/n&b, silencieux, Super 8, 2008
- Fragments d’un voyage au Laos, 7 min, couleur/n&b, silencieux, 16 mm, 2008
- Va, Regarde-2, 27 min, noir et blanc, sil, Super 8, 2009
- Orissa, 6 min, noir et blanc, sonore, Super 8, 2010
- 19, Espiritu Santo, 19 min, couleur/n&b, sonore, Super 8, 2010
- Le Voyage indien – Partie 1, 41 min, couleur/n&b, sonore, 8 mm et Super 8, 2011
- Le Voyage indien – Partie 2, 48 min, couleur/n&b, sonore, 8 mm et Super 8, 2011
- Jardin d’été, 18 min, couleur/n&b, sonore, Super 8, 2012
- Images de l’eau, 11 min, couleur/n&b, silencieux, Super 8, 2012
- Le Chemin des glaces, 22 mm, couleur/n&b, silencieux, Super 8, 2013
- Andalousie, 24 min, couleur/n&b, sonore., Super 8 et mini DV, 2014
- Ganesh, 15 min, couleur/n&b, sonore, Super 8, 2015
- Histoire de la nuit, 17 min, couleur/ n&b, silencieux, Super 8, 2015
- Timanfaya, 25 min, couleur/ n&b, sonore, Super 8, 2016
- Ombres aquatiques, 11 min, couleur/ n&b, sil, Super 8, 2016
- L’Abominable est un laboratoire cinématographique partagé (Voir http://www.l-abominable.org).
- Etna, Atelier de cinéma expérimental, L’Etna est un atelier partagé, un laboratoire artisanal, un lieu de création, de transmission et d’échanges autour du cinéma expérimental et de la pratique de l’argentique (voir http://www.etna-cinema.net).
- Lighht Cone est une association à but non lucratif dont l’objectif est la distribution, la connaissance et la sauvegarde du cinéma expérimental dont elle s’attache à assurer la promotion en France et dans le monde.
- Norman McLaren (né le 11 avril 1914, Stirling, Royaume-Uni – mort le 26 janvier 1987, Montréal, Canada) réalisateur canadien d’origine britannique. Il est considéré comme un des grands maîtres du cinéma d’animation. Son nom est étroitement associé à l’Office national du film (ONF) du Canada.
- Stan Brakhage (né le 14 janvier 1933 à Kansas City, dans le Missouri et mort le 9 mars 2003 (à 70 ans) à Victoria, en Colombie-Britannique, au Canada) est un réalisateur américain.
- Jean Epstein, (né le 25 mars 1897 à Varsovie (en Pologne, alors dans l’Empire russe), mort le 3 avril 1953 (à 56 ans) à Paris), est un réalisateur, essayiste et romancier français.
- Robert Gardner, (né le 5 novembre 1925 à Brookline, Massachusetts, USA, mort le 21 juin 2014 à Cambridge, Massachusetts). Il réalise de nombreux films anthropologiques dont Forest of Bliss (1986), Dead Birds (1963) et Rivers of Sand (1974).
- Peter Barrington Hutton (né le 24 août, 1944 – mort le 25 juin, 2016) réalisateur américain de films expérimentaux, principalement connu pour ses portraits de villes et de paysages silencieux autour du monde.
- Images of Asian Music (Journal de voyage 1973-1974) (1973-1974).
- Michelangelo Antonioni, Blow Up, mai 1967 (1h 50 min).
- Antonio Gamoneda (né le 30 mai 1931, à Oviedo, Espagne). Poète majeur espagnol mais assez peu connu en France malgré de nombreuses traductions, que l’on met volontiers au même plan que Federico Garcia Lorca.
- Jean Vigo (né le 24 avril 1905, Paris – mort le 5 octobre 1934, Paris) est un réalisateur français qui réalisa peu de films mais qui sont des apports majeurs pour le cinéma : 1930 : À propos de Nice, 1931 : La Natation par Jean Taris ou Taris, roi de l’eau, 1933 : Zéro de conduite, 1934 : L’Atalante.
- « Comment tu as fermé les yeux ? Tu ne sais pas que dans l’eau on voit celui qu’on aime ? », extrait de L’Atalante, de Jean Vigo, avec Michel Simon, Jean Dasté, Dita Parlo, Gilles Margaritis, Jacques et Pierre Prévert y font une apparition, ainsi que Paul Grimault.
- Gaston, Louis, Pierre Bachelard (né à Bar-sur-Aube le 27 juin 1884 et mort à Paris le 16 octobre 1962), est un philosophe français des sciences, de la poésie et du temps.
- Henri Michaux (né à Namur, le 24 mai 1899 – mort à Paris, le 19 octobre 1984) est un écrivain, poète et peintre d’origine belge d’expression française naturalisé français en 1955.
- Henri Michaux, Emergences-Résurgences, Genève, Editions d’Art Albert Skira, Les sentiers de la création, 1972.
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 161, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0161, accès libre)