0- POURQUOI FILMER SEULE ?
Ce qui m’émeut entre autre dans le fait de faire des films seule, c’est que je tiens le processus de création du début à la fin, je le « fabrique » à ma manière. Je viens de l’art plastique, du dessin, j’ai l’habitude de créer seule et cela m’amuse beaucoup.
1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours seule ? La plupart du temps, mais pas toujours : quand je fais des films plus institutionnels ou des commandes, cela m’arrive de déléguer ; ou bien quand je suis dans le plan et que je n’ai pas d’autre solution que de me faire filmer par quelqu’un d’autre…
- b- Pour moi filmer est du même ordre que de prendre un crayon pour dessiner ; je veux dire quelque chose, et je me sers d’un outil choisi pour le dire. Ma caméra est comme mon crayon, mon pinceau, mon ordinateur ; je la manie seule, car je fabrique avec, spontanément, à la vitesse de mes idées. Je fige mes envies rapidement, si je devais filmer en équipe, il me faudrait faire différemment.
- c- Ce n’est pas une décision dans le sens où un jour j’ai décidé de filmer seule ; cela est venu comme ça… Petite, ma mère a travaillé à la télé et avait ramené à la maison une caméra ; spontanément, j’ai commencé à filmer ma chambre, mes parents et même à m’inventer des petites scènes de fiction…
- d- En équipe ? Cela m’arrive, j’aime aussi ça, mais ce n’est pas le même travail. Ce que je crée seule est la fabrication de mon propre univers, celui que je m’invente et pour cela, ma concentration est solitaire…
- e- Les deux pratiques ? Oui de temps en temps, l’un enrichit l’autre, mais le plus souvent je suis seule.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- Mon plus lointain souvenir remonte à mes huit ans : ma mère avait ramené une caméra à la maison et je me vois filmer par la fenêtre du salon. Au loin, je voyais le petit Génie de la Bastille et, plus proche, l’emplacement où ma mère devait arriver dans la minute, pour se garer en moto. C’était sa place habituelle… J’étais impatiente de filmer son arrivée, je commentais. Finalement, elle n’est jamais arrivée à temps, la batterie s’est finie avant… Le film se résumé à une place de moto vide et moi qui attends…
- b- Caméra Sony Hi 8
- c- Je trouvais ça magique de mettre en boite le moment réel que je venais de vivre, j’étais très excitée de voir à travers l’œilleton un autre monde, celui que je voulais voir… en regardant les images, j’ai tout de suite voulu en faire d’autres…
- d- Elles sont quelques par dans les cartons de Hi 8, mais je ne sais pas dans quel état… Personne ne les a vues, hormis mes parents peut-être…
- Différences et spécificités
- a- Pour moi, la plus grande différence est la préparation avant le tournage qui, en équipe, peut demander beaucoup de temps de préparation.
- b- Ma petite caméra est un outil qui me permet de dire et d’ordonner mes idées ; elle m’accompagne pour résister à la vie et la rendre plus étonnante, plus singulière. Au niveau du marché du cinéma en général, oui, c’est un outil de résistance ; aujourd’hui tout le monde peut faire des images et quand ces images arrivent sur une toile, c’est encore plus majestueux ; mais je ne me prononcerai pas sur ce sujet car cela me dépasse… A-t-on encore une place dans ce monde baigné d’images ?
- c- C’est un outil pour moi, il peut avoir tous les rôles ; je l’utilise aussi bien comme outil d’introspection, de recherche et d’invention, de mémoire et de résistance… La question est : où je vais placer mes images ? comment ai-je envie de les faire vivre ? Et cela dépend des projets, des envies, des idées…
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- Ce qui peut me déclencher le geste de tourner est variable en fonction du désir et de mon état d’attention. Je peux filmer spontanément quelque chose que je trouve essentiel, beau, incroyable, soudain ; ou alors préparer « méticuleusement » le tournage d’une autre chose, que j’aurai pensé en amont ; mais tout cela demande de l’attention et cette attention fait partie de mon rythme de vie maintenant. Cela s’entretient au quotidien, mon geste s’affine avec le temps et se déclenche par choix et besoin.
- b- Oui, j’ai souvent une intention derrière, je ne filme pas pour le plaisir de filmer ; je filme car je dois filmer cette chose.
- c- Idée préalable ? Cela dépend du geste…
- d- Souvent, cela fait partie de mes questionnements de vie. Je fais des histoires qui se tissent petit à petit avec le temps. Je remarque des liens dans tout ce que je fais, cela constitue une sorte de journal de femme en train de grandir.
- Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
L’autre est essentiel, il participe à la diversité des choses. C’est un échange, il me donne, je lui donne, nous donnons aux autres.- a- Empathie… rapport de forces ? C’est délicat, c’est une question de ressentie. Mais le tout est d’être en accord avec ce que l’on filme.
- b- Droit à l’image : Jusqu’à présent, je demande toujours, les gens sont conscients quand je les filme.
- c- Si mes images me rendent mal à l’aise pour quelqu’un, je préfère lui montrer avant leur diffusion. Après, c’est mon regard qui est en jeu ; des fois, même avec un regard bienveillant, on peut blesser quelqu’un… Le mieux est sans doute est de ne rien cacher… C’est une question de sensibilité fragile avec ses frontières qui sont parfois très fines…
- d- Retournement : Oui bien sûr. L’autre a tout à fait le droit d’échanger les rôles, au contraire. Je filme en m’amusant et s’amuser à deux, dans ce sens-là, est encore plus riche.
3- L’IMAGE
- a- Tout automatique ? Tout dépend, j’utilise les deux… La façon dont on filme a un sens pour le film ; j’attache un soin particulier à filmer de telle ou telle manière, et je réfléchis à comment, pour chaque scène.
- b- Réglages : Oui, quand cela est nécessaire… En grandissant, je suis de plus en plus consciente de comment je filme et je ne cherche pas la perfection ; je cherche à être juste par rapport à ce que je raconte.
- c- Matériel complémentaire : Oui, et même avec des effets spéciaux ! Toute cette technique m’amuse, je n’en ai pas toujours besoin mais comme tout, il faut savoir les utiliser au bon endroit quand c’est utile.
- d- Une esthétique ? Avec la technologie d’aujourd’hui et les logiciels de montage accessibles, je pense qu’il y a tout à inventer ; je ne me mets pas dans une case, je filme seule, mais cela ne veut pas dire que je filme toujours de la même façon. Au contraire, c’est comme un défi que je me donne de toujours trouver des nouvelles manières de filmer, des nouvelles règles de jeux à me donner ; découvrir en faisant, c’est ça qui m’anime…
4- LE SON
- a- Le son… c’est délicat. Aujourd’hui j’utilise un enregistreur professionnel, en plus de ma caméra qui a déjà un bon micro. Des fois, ça ne fonctionne pas comme je voudrais, alors je le réinvente après coup… Ce n’est pas l’idéal. En tous cas, j’ai commencé avec le micro intégré, et petit à petit, j’essaie de faire mieux, car c’est une chose que je ne maitrise pas bien ; mais cela fait partie du « bricolage » du film. Le son n’est pas parfait, mais c’est un choix dans ma manière de travailler. Un son trop parfait serait bizarre aussi dans ce processus.
- b- Stéréo.
- c- Le son, une limite technique ? Parfois oui, mais avec un pied en plus, je m’en sors la plupart du temps…
- d- Preneur de son ? Films de commande ou institutionnels ; ou alors, quand je dois manipuler quelque chose, que je suis déjà en train de filmer et que je me déplace.
5- LA PRODUCTION
- a- Des producteurs qui sont de la « même famille ».
- b- Pour ces films-là, je suis la seule décisionnaire de mes actes ! Mais je convoque souvent des regards extérieurs pour ne pas me perdre.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a- Extase ? Oui, ces moments sont magiques. Tout se coordonne à merveille et ce qui se passe, tout d’un coup, devant ma caméra me laisse sans voix. Je ne sais pas si c’est lié à ma pratique, mais quand ça arrive, c’est divin !
- b- Je ne vis pas de la même façon les choses quand j’ai une caméra dans la main. Des fois, c’est mieux d’être derrière et des fois je choisis la vie… Le sentiment d’avoir raté quelque chose ne m’est pas encore arrivé.
- c- Sortir du cinéma commercial ? Je ne me pose pas vraiment ce problème ; ce qui m’anime, c’est de faire, de bricoler, de m’amuser. Que cela reste sincère avec mes envies. Faire un cinéma commercial demande de travailler différemment, c’est une autre voie.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
- a- Je fais un montage grossier seule, puis je le partage et on réajuste ensemble… un travail de fourmi.
- b- Le montage est une étape qui s’imbrique dans celle du tournage. Je fais souvent les deux en même temps : je tourne, je monte, je tourne, je monte, petit à petit. Le montage me permet de faire des choses que je ne fais pas en tournant et, bien souvent, je retravaille mes images de base.
- c- Changement : Dans quel sens ? L’écriture est une étape que je n’ai pas toujours faite ; mais quand je l’ai faite, c’était pour rendre mes idées plus claires. Mon scénario n’est pas figé, je le dis et souvent je l’écris. L’écriture au sens « faire le film » est plus complexe, car j’ai toujours besoin d’un but pour avancer. J’imagine toujours une fin avant de commencer, même si celle-ci n’est jamais la bonne. Le fait de me laisser surprendre par les situations, les accidents, les essais me permet de rendre le film vivant, moins figé, plus inattendu. Quand quelque chose ne marche pas, je ne me dis pas : zut, comment je vais faire ? Je fais autrement tout simplement.
8- FIN DE LA SOLITUDE
- a-b- Quand je travaille pour et avec les autres. Cela est essentiel pour moi de sortir de mon univers pour en rencontrer de nouveaux et me confronter à d’autres gens, milieux, idées… Le fait est qu’on doit gagner sa vie, et je ne vis pas en permanence sur les sous de mon film ; du coup je travaille à côté et pas forcément dans le cinéma.
9- DIFFUSION
- a- J’ai eu beaucoup de chance avec mon premier film, il a été énormément vu, surtout en festival. C’est tellement difficile aujourd’hui de se frayer un chemin à travers la jungle… J’ai souvent été en proximité de mes spectateurs et j’aime cette confrontation au public.
- b- Généralement, il y a un animateur de débat et moi (+ un traducteur si besoin).
10- CONSÉQUENCES
- a- Conséquences personnelles ? Non, à part que, pour quelques personnes de la famille, je ne suis pas toujours considéré comme cinéaste, car mes films ne passent pas à la télé ; mais sinon, au contraire, cela m’a rapproché de certains.
- b- Je me considère à ma place, dans ma famille de cinéma. Je trouve juste qu’on manque d’espace et d’écoute ; mais si je filme, ce n’est pas pour la gloire du cinéma, c’est parce que j’aime ça ; parce que même si (en ne l’espérant pas) personne ne voyait mon dernier film, j’ai pris le temps de le faire, et c’est ça qui m’a plu, son processus. J’aime ma vie car je provoque ces moments de création seule. Le résultat est une chose qui fera sa vie sans moi, puisque je serai sûrement déjà, dans ma tête, dans un nouveau processus (de film) qui me hantera… En vivre toute l’année serait incroyable, mais ne pas faire seulement ça me plait aussi… En ce qui concerne les médias, je suis une enfant de la télé, aujourd’hui je ne la regarde plus, mais j’aime voir toutes sortes de choses très différentes, j’aime la diversité ; au cinéma aussi et même les films commerciaux, You Tube et compagnie… Je considère que je suis quelqu’un de curieux qui fait des films en suivant mes envies, des regards, qui me sont propres et que c’est une grande chance dans ce monde si moulé.
- c- Perdu ou acquis ? Non, tout évolue et le cinéma avec. Je fais des films à ma manière, c’est ce que je sais faire et bien faire, et je ne pense rien avoir perdu. Cela me permet aussi de profiter et d’admirer les grandes équipes techniques et leurs contraintes, sans y être impliqué.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 144, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)