1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours seule ? Non, mais j’ai fait tous mes films en tournant mes propres images. En fait, dans le terme « tourner seule », il y a pour moi deux sens : c’est toujours moi qui filme (alors là oui, j’ai toujours « tourné seule » même si il m’est arrivé une fois de faire un film à deux voix, avec un co-réalisateur qui filmait aussi). Le second sens est de décider de faire un film seule, sans l’avoir pré-vendu, sans production et sans collègue ingénieur du son ou assistant, et là, j’ai tourné « seule » mon dernier film.
- c- Décision ? Oui, pour mon dernier film, je voulais pouvoir faire le film sous une forme choisie par moi, et qui ne rentre pas dans les canons des films actuels. Je voulais construire une histoire exclusivement avec des scènes sur le vif, des dialogues réels. Je voulais donc être totalement libre de ma manière de filmer et de prendre le son.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- J’ai commencé comme JRI 1 en 1988.
- b- Betacam.
- c- Ressenti ? La liberté et le besoin d’équipe pour dialoguer (producteur, assistant ou ingénieur du son, monteur surtout).
- d- Diffusées ? J’ai toujours travaillé pour de projets déjà financés. C’est la première fois, pour mon dernier film, que je ne sais pas le devenir du film. J’ai toujours travaillé avec un monteur.
- Différences et spécificités
- a- Le rapport aux gens filmé est plus proche, pas seulement parce qu’il y a moins de monde « derrière la caméra », mais surtout parce qu’il n’y a pas deux groupes : l’équipe d’un côté, les gens filmés de l’autre. Dans bien des cas, je suis même « dépendante » des gens filmés, puisqu’ils m’accueillent, seule, dans leur univers. Cela crée un rapport d’échanges « à égalité ».
- b- Outil de « résistance » ? Un outil reste un outil. C’est le rapport avec les gens filmés, et la démarche qui l’accompagne qui est « résistance ». Une petite caméra peut aussi être un outil d’une violence inouïe, intrusive ou qui filme à l’insu des personnes.
- c- Même réponse. Un outil est un outil. C’est l’humain derrière, son degrés de liberté face aux nécessités financières, aux effets de modes, aux conditions matérielles qui définissent le rôle de l’outil.
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- Le résultat d’une préparation.
- b- Dialoguer, témoigner, comprendre.
- c- J’ai une question, un « sujet », et des objectifs d’images en tête, sinon il ne peut rien y avoir dans les rushes. Tout le sport, la « chasse » est d’obtenir des réponses à ces objectifs dans les moments de vie captées. Et ça, c’est du bonheur immédiat quand on obtient une séquence.
- Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
- a- Honnêteté. Je suis physiquement là, avec ma caméra, visible. Je porte, physiquement, l’idée que ce que je filme n’est pas malsain, ne doit pas être caché, est « autorisé ». Ce qui fait que même dans des situations où je n’ai pas d’autorisation « administrative », on me laisse souvent filmer (est-ce que le fait d’être une femme joue ?). Avec mes personnages, l’idée est de montrer que l’image est « publique » (ce que je filme sera diffusé, il ne s’agit pas de confidence « off ») et en même temps, qu’ils peuvent aller très loin dans la confidence, dans « l’image qu’ils se font d’eux même », puisqu’il s’agit d’un dialogue, d’un propos que l’on construit ensemble. Je ne cherche pas la « vérité » que j’aurais trouvé moi-même, au-dessus d’eux, en les filmant, mais à approfondir la manière dont ils se voient, sans faux semblant, en leur posant directement les questions sur ce que je ressens moi, au lieu de, par exemple, faire un commentaire après coup sur les images. C’est ce qu’ils auront proposé comme image d’eux-mêmes qui restera, sera bien ou mal vu par les spectateurs. Mais ce sera « assumable » pour les personnages car « juste » de leur point de vue.
- b- Droit à l’image : Je n’aime pas faire signer des papiers, mais bon, c’est la règle. Le « droit à l’image » je le conçois comme je l’ai expliqué plus haut, c’est à dire un VRAI droit à exprimer « l’image qu’ils se font d’eux-mêmes ». En revanche pour tout ce qui concerne les espaces de pouvoir, de communications, de domination, je ne veux pas « collaborer », il s’agit là de filmer ce qui se passe réellement et pas du discours « contrôlé ». La caméra cachée, l’enregistrement illégal est pour moi acceptable dans ces seuls endroits, là où un pouvoir peut imposer un propos ou interdire de montrer.
- c- J’évite de filmer des gens en dépression, ou à des moments où l’image pourrait être forte, mais dégradante. De même, j’évite de filmer « pour faire plaisir », ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Je suis (être) « la caméra », donc si je filme des enfants par exemple, je ne vais pas remplacer leur responsable. Évidemment, je vais réagir comme un adulte face à des enfants s’ils ont besoin d’aide, ou de réponse. Mais je « garde ma place », je ne fais pas semblant d’avoir une autre fonction dans la vie des gens que je suis en train de filmer.
- d- Retournement : Surtout, j’explique ce que je fais (le pied, le micro, les pannes, les objectifs, la mise au point, la fatigue), c’est à dire que j’existe pour ce que je fais, je suis, et c’est ce que je leur demande de faire en retour, le plus sincèrement possible. S’ils veulent filmer, ils filment. En général, les gens préfèrent être filmés que filmer.
3- L’IMAGE
- a- Caméra à l’épaule, visible, en manuel.
- b- Réglages : Oui.
- c- Un monopode parfois. Pas d’éclairage.
- d- Une esthétique ? Oui, la place n’est pas la même, le regard des personnages non plus. Pour moi, filmer seule fait que je suis une « caméra corps », l’échange se fait avec ce personnage-là.
4- LE SON
- a-b- HF et micro sur la caméra, deux pistes.
- c- À l’évidence, la qualité du son est meilleure avec un ingénieur du son.
- d- Preneur de son ? Tournage dans des classes, des endroits bruyants.
5- LA PRODUCTION
- a- Je préfère être dans un dialogue avec un producteur, mais pour mon dernier film, je voulais vraiment « faire ce que je veux » avec les avantages et les limites de ce choix.
- b- Les décisions, c’est moi qui les prends. Ce dont j’ai besoin, c’est d’un dialogue pour éclaircir mes envies, mon propos, trouver des pistes, des solutions à mes difficultés.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a- Extase ? Dès qu’une belle scène est enregistrée, filmer c’est une drogue.
- b- « Rater », entre la vie et le cinéma ? Oui, souvent. Mais filmer n’est que choisir, en permanence, donc on rate ce qu’on a choisi de ne pas filmer. Par exemple, quel personnage on suit, les moments où on est là ou pas, les moments des interviews, et les moments où on en fait pas… Et puis des plans impossibles à faire seule, qui demandent trop de temps, une installation. De toute façon, il est difficile d’intégrer des styles d’images différents dans un film, elles « tombent d’elles même » au montage.
- c- Sortir des normes ? C’est toute l’envie de mon dernier film. Ne pas prendre « les personnages qu’il faut » « les interviews qu’il faut » pour raconter autre chose, parler des gens autrement. C’est dur parce que forcement, la reconnaissance personnelle et la compréhension du film sont plus complexes à obtenir, c’est chouette parce que je fais le film que j’ai décidé, avec ma manière de voir. Bon, je préférerais que beaucoup de gens l’apprécient quand même !
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
- a- J’ai besoins d’un monteur pour travailler l’écriture. Le fait de filmer soi-même demande de se détacher de « ses » images, qu’on aime, et le monteur est là pour créer ce détachement par la manière dont lui perçoit la matière.
- b- Retravailler le « direct ? » Totalement.
- c- Changement dans l’écriture ? L’idée que des moments magnifiques sont « rejetés » par le film, sa construction, son écriture.
8- FIN DE LA SOLITUDE
- a- On n’est pas seule, on filme des gens ! Professionnellement, il faut pouvoir parler de son tournage, et en même temps, pour le dernier, j’avais à la fois envie de soutien, de conseils quand je ne voyais pas où j’allais, et pas envie d’écouter qui que ce soit…
- b- Accompagnateurs ? Le producteur, un chercheur (intellectuel) sur le sujet, des collègues réalisateurs, le monteur.
9- DIFFUSION
- a- On va voir…
- b- Je montre toujours le film aux personnages, en groupe, pour qu’ils puissent l’assumer. Tous mes films sont passés à la télé, donc… Mais le dernier va sortir en salle, je ferai des débats avec certains des personnages.
10- CONSÉQUENCES
- a-b-c- J’ai toujours filmé seule, donc difficile de répondre. J’aimerais bien faire des films avec un coréalisateur, une équipe, pour changer.
- Journaliste Reporter d’Images.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 154, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)