1- UNE DÉMARCHE ET/OU UNE DÉCISION
- a- Toujours seule ? Non, ça dépend du projet…
- b- Parfois il est nécessaire d’être seule face à la personne qu’on filme. C’est comme une danse, un échange épistolaire… un dialogue intime et sensuel. Où le point de vue et l’axe sont lisibles et forts.
- c- C’est plutôt lié à une pratique et à une façon de filmer la parole. Mais ce n’est pas « dogmatique » ça dépends du projet, du tournage, de plein de facteurs…
- d- Oui, je travaille depuis très longtemps avec Matthieu Chatellier, nous avons coréalisé des films et il a fait l’image sur Casa. Il a une sensibilité d’image et une adresse de cadreur que je ne pourrais jamais égaler. Il n’empêche que pour certaines séquences dans Casa, il était nécessaire que je sois seule. Il m’aidait alors à régler les questions techniques au préalable, et puis j’étais seule lors de certains échanges très intimes avec ma mère ou mon frère. Quand c’est lui qui tient la caméra, je suis derrière lui, toute proche, on fait corps pour ne pas « doubler l’axe ».
- e- oui, les deux peuvent coexister, c’est avant tout une question de point de vue. Dans Casa les deux existent et se raccordent sans problèmes.
2- TOURNAGE
- La toute première fois
- a- Je crois que j’ai commencé comme ça. Je suis venue au cinéma par la petite porte, celle de la débrouille et du carnet intime. Il n’était pas envisageable d’avoir une équipe, à la fois pour des questions financières mais aussi pour des enjeux de point de vue.
- b- Au début une Hi8. Aujourd’hui un canon 700D ou mon scanner.
- c- Ressenti, conclu ? Que j’écrivais une trace, je fixais un lien, un moment où deux personnes se regardent et se parlent. Que la caméra était témoin de ce regard, de cette proximité. Que j’allais offrir cette expérience à ceux qui voulaient bien regarder.
- d- Diffusées ? Oui, elles existent dans mes films. En revanche il me semble très important de travailler avec un monteur – toujours ! bien sûr, mais d’autant plus quand l’on filme seul. Il faut évidemment amener de l’altérité.
- Différences et spécificités
- a- C’est avant tout le rapport au réel, une sorte d’équilibre très fragile. Et une question d’axe. C’est difficile d’avoir un vrai dialogue quand de ce côté-ci de la caméra on est plus que un…
- b- « Outil de résistance » ? Oui, c’est ce qui nous permet d’arpenter le monde, avec légèreté. C’est ce qui permet à des réels minuscules mais universels d’exister à travers cet outil. C’est un engin technique qui nous permet de dire JE. « Voici ce que je regarde et ce que je ressens d’ici ». Ça permet de caresser des visages et des corps. Tout près… Les films d’Alain Cavalier ont été l’étincelle pour moi.
- c- Introspection, mémoire ? Bien sûr, ça crée de l’archive, de l’écriture ; ça fixe des choses minuscules et universelles.
- La caméra tourne
- Ce qui déclenche le geste de tourner :
- a- L’écriture préalable, longue et précise. Carcan que l’on abandonne lors du tournage. Mais point de départ essentiel.
- b- Jamais voler. Danser… quand on danse on se regarde dans les yeux… Toucher. Partager un moment, une durée. Des silences.
- c- Thématique, leitmotiv ? C’est justement quand on se libère de ça que les images arrivent. Quand l’on accepte d’être étonné et décontenancé par les personnages. Quand ils échappent au projet du film, quand ils sortent du sujet du film et vivent de vie propre. Le cinéma arrive !
- d- Prototype isolé ou série ? Je ne sais pas… il s’agit d’une façon d’être au monde, d’interagir avec ce monde.
- Quelle relation avec l’autre (filmeur/filmé) ?
- a- C’est une relation de respect, d’écoute et d’équilibre. Un contrat tacite de partage de risques. Pour moi ce n’est jamais une question de pouvoir ou de règlement de comptes. Je suis très gênée au cinéma quand je suis prise dans ce schéma par l’intermédiaire d’un film. (Un peu comme si lors d’un repas deux convives s’embrouillaient en prenant à partie les témoins).
- b- Je pense que s’il y a un problème de droit à l’image c’est que quelque part il y a quelque chose qui échappe au réal. Une résistance, une question de pouvoir irrésolue.
- c- Tout le monde cabotine devant une caméra, c’est la durée de la relation, les heures de rushes qui font apparaître le nœud. Le fond. C’est un leurre de pouvoir faire un film en peu de temps.
- d- Retournement : Oui.
3- L’IMAGE
- a- Petite caméra, réglages manuels.
- b- Réglages : Oui, tout en manuel. Je garde les bruits de caméra au montage son. Ça donne une cohérence aux petits accidents.
- d- Une esthétique ? Bien évidemment, une proximité obligée à cause du son.
4- LE SON
- a- Micro cardioïde sur la caméra. Je n’aime pas les HF, ça fausse le point de vue. En même temps… si c’est bien mixé c’est intéressant.
- b- Faux stéréo.
- c- Son limite technique ? Oui, mais c’est le prix à payer… Je privilégie un gros travail de montage son/mixage après.
6- LES RATAGES ET LES EXTASES
- a- Extase ? Oui, des petits moments où j’ai vu une grâce… je savais que c’était dans le rush, que j’avais atteint quelque chose d’intense : une sincérité et un dépouillement, un silence chargé et apaisé.
- b- Entre la vie et le cinéma ? Non, je n’ai jamais dû choisir. Puisque – il me semble – le cinéma n’arrive pas si on ne vit pas sincèrement le réel. Le cinéma ne fait que capter cette sincérité.
- c- Sortir du commercial ? Je pense que mon travail, c’est de documenter une expérience humaine. La partager. C’est un champ que le cinéma commercial n’investit pas.
7- MONTAGE ET ÉCRITURE
- a- Montage seule ? Non.
- b- Retravailler le « direct » ? Non.
8- FIN DE LA SOLITUDE
À pleins de moments. Pour Casa, par exemple, ça a été les visionnages à Périphérie.
9- DIFFUSION
- a- C’est très riche. Parfois un peu violent, car l’identification et le transfert sont d’autant plus puissants. Il m’est arrivé de provoquer des sentiments forts et chargés chez les spectateurs.
- b- Ça dépend. En revanche je ne reste jamais dans la salle.
10- CONSÉQUENCES
- a- Conséquences personnelles ? Non, je ne crois pas.
- b- Relation aux médias ? Je ne sais pas vraiment répondre…
- c- Perdu ou acquis ? Il y a une réponse liée au statut : à savoir que ce cinéma réduit au minimum, où nous sommes dans la polyvalence, est un cinéma de résistance. Un cinéma pugnace, têtu et solide. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas lui accorder un espace financier digne.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 166, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0115, accès libre)