Michelle Gales
En quoi est-il vraiment nécessaire que les citoyens acquièrent des connaissances en économie pour comprendre les causes de la crise économique et participer au débat citoyen ? Faut-il vraiment une formation en économie pour se rendre compte que les politiques d’économie néolibérales nous ont conduits à cette crise mondiale de 2007-2008 ? Après tout, cela fait maintenant plus de trente ans que des crises à répétition apparaissent dans différents pays du monde, dont les États-Unis, comme autant de symptômes de l’instabilité croissante du système et de signes avant-coureurs de cette crise, qui dure toujours 1. Que ce soit par les statistiques, par notre expérience personnelle ou celle de notre entourage, comment ne pas constater que le chômage et la précarité n’ont pas cessé de s’aggraver ? Comment ne pas soupçonner que la déréglementation du marché ait finalement déréglé l’économie toute entière ? Surtout lorsque sont annoncées la remontée de la bourse, la hausse des bénéfices des entreprises et la progression du PIB, alors que le chômage et la misère augmentent 2.
Parmi la série de plans de sauvetage, on peut noter celui du gouvernement américain, dont le coût annoncé était 770 milliards de dollars mais s’élève en réalité à 14 mille milliards de dollars, ces sommes étant distribuées à travers plusieurs sources de fonds publics 3. Ainsi les États endossent-ils les pertes d’un système dans lequel les actionnaires touchent des dividendes de 15 %, supposés « compenser des risques encourus ». Encore plus grave, les banques sauvées au prix fort, en retour, ne se sont pas portées au secours ni des ménages ni des petites entreprises en difficulté 4. Aux États-Unis, au lieu d’arrêter les saisies, d’accorder ou renégocier les crédits à des taux d’intérêt moins élevés, ces banques ont utilisé les fonds de secours pour acquérir des banques plus petites et pour octroyer des primes à ceux-là mêmes qui ont mis l’économie mondiale au bord du gouffre 5. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la question ne s’est pas posée ni de nationaliser les banques, ni de prendre des parts correspondantes aux fonds publics investis, ni de demander des garanties sur l’utilisation des fonds. Et maintenant, non seulement les États n’ont pas réussi à sanctionner les délits de la Finance, mais encore c’est la Finance qui impose sa politique économique aux États. Ces pouvoirs financiers sont arrivés à faire croire à la nécessité d’une politique d’austérité en exigeant des coupes drastiques dans les services publics afin de payer leurs intérêts exorbitants exigés.
Tout cela devrait être déjà suffisamment clair ! Et pourtant…
Les défenseurs du système capitaliste néolibéral, dont la tendance domine dans les médias, nient les relations de cause à effet pourtant si évidentes. Ce sont ces mêmes économistes et commentateurs des médias, au service des banquiers et des grandes fortunes, qui ont exprimé d’emblée leur entière confiance dans ce système, jusqu’au moment où ils ont fait volte-face et appelé « au secours ». Ils affirment néanmoins que cette crise n’est que ponctuelle et nullement structurelle. Ils prétendent qu’il s’agit d’un accident dû aux crédits accordés aux ménages insolvables (stratégie bien connue… on accuse la victime…) ou de délits commis par quelques renégats, maintenant écartés de la Bourse. En aucun cas pour eux, il ne pourrait s’agir d’une faiblesse inhérente à un système ayant la spéculation comme principe fondamental. Ils persistent à dire que les marchés et les nouveaux produits financiers doivent s’autoréguler. Et les quelques timides régulations qui ont pu être rétablies, notamment aux États-Unis, n’empêcheront pas l’explosion d’autres crises de plus grande ampleur encore. Puisque les médias qui appartiennent aux grands groupes financiers ont joué un rôle si important, en faisant accepter les idées et les choix des économistes néolibéraux, les associations de citoyens, qui contestent ces choix, se tournent vers les documentaires indépendants pour faire entendre leur opposition et pour mettre en avant d’autres explications sur la manière dont l’économie fonctionne réellement et comment elle devrait fonctionner de manière plus juste pour la société et plus raisonnable pour la planète. Et les cinéastes en documentaire se posent la question : comment faire des documentaires qui répondent à ces demandes et qui constituent aussi des œuvres artistiques intègres ?
Quelques airs de mantra
Malgré les souffrances que fait subir cette crise, depuis 2008, les adeptes du néolibéralisme, y compris les Socialistes, veulent poursuivre les démantèlements des services publics, prétendant que la « crise rend encore plus urgent la réduction du budget de l’État », présenté comme seul moyen, soi-disant, de « réduire la dette ». Cependant, le documentaire de Marie-Dominique Dhelsing, Faut-il avoir peur de la dette ? qui date de 2006, nous rappelle que déjà à l’époque, la droite en faisait son cheval de bataille.
Ainsi a-t-on repris, après la crise, le propos du rapport Pébereau de 2006. Cette fausse alerte du rapport Pébereau a été bien démentie par plusieurs autres analyses, dont Le Piège de la dette publié par Attac en 2012 6. Ce livre fait bien ressortir la baisse de revenus de l’État (et des caisses de fonds du régime social), comme cause véritable du déséquilibre. D’ailleurs, d’autres textes et conférences d’Attac, de la Fondation Copernic, et des Économistes atterrés aident à éclaircir ce problème.
The Great Financial Crisis, publié en 2009, (malheureusement pas encore traduit en français) reprend six articles parus dans The Monthly Review (avril 2006 à décembre 2008) 7. Les auteurs, John Bellamy Foster et Fred Magdoff, retracent l’histoire économique de la stagnation des bénéfices et le désinvestissement des années soixante-dix, qui a motivé la déréglementation des finances et la création de tous ces « nouveaux produits financiers ».
Dans les années 1980 et 1990, au fur et à mesure que les salaires réels ont baissé par rapport au coût de la vie, les ménages ont dû avoir recours au crédit. Ce développement du crédit, épouvantail traditionnel de la droite américaine, est traité dans le film de Laure Delesalle, États-Unis, la richesse à crédit. Néanmoins, d’après la représentation graphique, extrait d’un rapport économique du gouvernement américain, reprise par Foster et Magdoff, il convient de distinguer et d’analyser la dette dans les différents secteurs — de gauche à droite : le secteur financier, le secteur non-financier des industries et services, le secteur public (de l’État et des collectivités locales) et les ménages. Ce graphique sur l’évolution des quatre secteurs aux États-Unis, révèle l’erreur de tout amalgamer dans « la dette ». Entre 1975 et 2005, malgré la baisse des salaires réels, la dette des ménages n’a pas augmenté d’une façon significative. Celle de la dette publique s’est en fait réduite, mais pas autant que la dette du secteur non-financier (victime du désinvestissement en faveur du secteur financier). C’est bien la dette du secteur financier qui a explosé, en se multipliant par trois pendant cette période.
Ne pas confondre les écoles
Fred Magdoff est le fils de l’économiste marxiste américain Harry Magdoff, économiste et collaborateur de longue date de Paul Sweezy, les co-fondateurs du Monthly Review. Dès 1988, suite au krach boursier de 1987, les articles de Harry Magdoff et John B. Foster avaient alerté sur les dangers de la financiarisation de l’économie. Les noms des Magdoff, père et fils sont peu connus en France (à ne pas confondre avec celui du célèbre Bernard Madoff, créateur du hedge fund qui a fait perdre des milliards à plusieurs investisseurs dont BNP Paribas). Leur analyse est le contraire absolu de celle d’un autre économiste — plus connu dans le monde, et lui, accueilli, avec enthousiasme par des néolibéraux.
Kenneth Rogoff, avec Carmen Reinhart, a publié en 2009, un livre, censé démontrer que c’est l’augmentation de la dette publique qui freine la croissance et ceci, depuis plusieurs siècles. Avec un titre racoleur, Cette fois, c’est différent (This Time is Different 8, bénéficiant d’appuis institutionnels et immédiatement traduit en neuf langues, ce livre a été primé comme le « livre à lire » par des économistes et commentateurs néolibéraux. Il est vite devenu l’étude de référence aux États-Unis comme en Europe pour imposer l’Austérité. À sa parution, ces travaux ont suscité quelques timides interrogations, notamment sur le fait d’avoir écarté la période d’après la Seconde Guerre Mondiale. Or justement, c’est le moment où toute la reconstruction de l’industrie et la création de nouvelles institutions sociales (dont le système de santé en Grande Bretagne) ont fait repartir l’économie, alors que l’État n’avait pas d’autre solution que de s’endetter. Tel est d’ailleurs le propos du film de Ken Loach, Esprit de 45, qui souligne que tout cela a été l’œuvre du Parti Travailliste encore fidèle au Socialisme, et surtout grâce à la mobilisation de la classe ouvrière après la guerre, qui avait encore en mémoire la Grande Dépression vécue par les survivants de la Première guerre mondiale. Le film conclut que s’il était possible pour l’État britannique, exsangue en 1945, de créer le programme de l’État social, dont cet ambitieux système national de santé, on mesure combien il est ridicule de dire qu’on « ne peut plus se payer de régime social aujourd’hui ».
Toutefois, dans les médias grand public, les incongruités de la thèse de Reinhart et Rogoff ont été passées sous silence jusqu’à la découverte d’une erreur dans les calculs mathématiques par un étudiant en économie, Thomas Herndon, qui a publié un article, avec l’appui de ses professeurs, en avril 2013 9. Face à ces révélations, la presse néolibérale continue à défendre la thèse de Reinhart et Rogoff. Par exemple en mai 2013, La Tribune 10 publie la déclaration de Michael Boskin, ancien conseiller économique de George W. Bush, qui prétend qu’en somme, il y a toujours eu des erreurs, que les dépenses de l’État peuvent parfois relancer l’économie, mais que malgré tout c’est bien la dette qui freine la croissance. Et il conclut « attendre dix à quinze ans pour commencer à traiter les déficits et la dette, ainsi que l’a suggéré l’économiste Paul Krugman, est parfaitement irresponsable ». Il ne nous reste qu’à constater que, face au danger d’un compromis keynésien, les travaux de Reinhart et Rogoff ont rempli leur mission.
En effet, face à la domination des politiques et des médias néolibéraux, une critique de cette idéologie a du mal à se faire entendre. Il faut que nous puissions développer la compréhension des mécanismes de l’économie et notre capacité à déceler les mensonges. Ceci est la condition nécessaire à la défense d’autres choix et d’autres solutions. Comment pouvons-nous accomplir cette appropriation des connaissances et leur diffusion ?
Écriture documentaire
Des actualités télévisées aux films hollywoodiens, on nous propose les images des traders dans de vastes salles équipées en technologie de pointe avec l’omniprésence d’écrans informatiques et d’immenses panneaux, qui affichent en temps réel l’évolution des cotations. Pourtant, ces images n’expliquent en rien comment fonctionne la Bourse. Au contraire, elles représentent ce monde frénétique et ultra-technologique comme absolument incompréhensible pour le profane. Cette vision cabalistique de la Bourse constitue un leitmotiv dans les représentations du monde économique.
Malgré cette difficulté, quelques réalisateurs ont fait preuve d’innovation dans la représentation et permis à un public plus large de participer au débat critique sur l’économie. En effet, le documentaire utilise ses moyens cinématographiques propres pour donner du sens. Soit par le montage, lorsque les images interagissent avec celles qui précèdent ou qui suivent, soit par analogie, lorsque les images nous rappellent celles que nous avons déjà en tête. Plusieurs exemples illustrent ces processus.
Dans Faut-il avoir peur de la dette publique ?, Marie-Dominique Dhelsing visite les bureaux feutrés de l’Agence France Trésor à l’intérieur du Ministère des Finances où les fonctionnaires mettent en vente les obligations de l’État. Malgré une certaine tension créée par l’attente, nous sommes saisis par le contraste avec l’ambiance surexcitée que nous voyons habituellement dans les images de la Bourse. L’impression est la même pour des séquences dans les archives nationales ou encore devant le Grand Livre des Comptes à l’ancienne. Ces séquences soulignent l’opposition avec la « haute technologie » de la bourse d’aujourd’hui. On nous rappelle aussi que l’emprunt de l’État a déjà été pratiqué sous la Monarchie et même qu’il est arrivé à l’État de faire défaut à ses créanciers.
Dans I ♥ $, Van der Keuken offre également une image qui rappelle et qui contraste avec celle de la Bourse telle que nous avons l’habitude de la voir. Au lieu de grandes salles avec écrans géants et individuels, c’est dans un bureau étriqué, situé dans le vieux centre d’Amsterdam, que les traders s’entassent autour d’une table ronde et jonglent maladroitement avec plusieurs combinés téléphoniques. En contrechamp, une séquence montre des gens pauvres dans un jardin public pariant à des jeux de hasard. Ultérieurement, d’autres séquences évoquent un travail concret de production : la réhabilitation d’immeubles désaffectés transformés en logements pour les plus démunis par les associations militantes, le contraire absolu des transactions dématérialisées des opérations financières.
Debtocracy et Catastroïka, deux films grecs, co-réalisés par Aris Chatzistefanou et Katerina Kitidi, utilisent un procédé semblable de juxtaposition d’images voisines et de jeux de substitution d’images sous-jacentes que nous gardons en mémoire. Dans Debtocracy, nous sommes devant le palais du gouvernement grec avec un garde en uniforme traditionnel. Plusieurs plans se succèdent sur les jambes et pieds de ce militaire. En parallèle, on entend les discours hors champ des politiques grecs et étrangers (notamment Dominique Strauss-Kahn) annonçant que la Grèce est « malade » et que le remède aura un mauvais goût, mais sera nécessaire à la guérison du « patient ». De discours en discours, le garde se déplace petit à petit en faisant le pas de l’oie. Bien que ce soit la marche militaire traditionnelle des gardes grecs, cela nous rappelle le pas de l’oie des militaires du Troisième Reich.
Dans Catastroïka, une scène comparable se déroule à Moscou avec les gardes traditionnelles devant le Kremlin. Un commentaire en voix off raconte le démantèlement de l’État soviétique comme « la plus grande privatisation de l’Histoire ». La privatisation est donc une tendance globale. Cette fois-ci, les gardes du palais russe marchant au pas de l’oie rappellent à la fois l’Occupation allemande et également le propos de Debtocracy, pour les spectateurs qui l’ont vu. Ici, l’image évoque le fait qu’une idéologie réactionnaire est en train de s’imposer comme modèle dans le monde.
Avant même d’élucider ces « nouveaux produits financiers » qu’il faudra néanmoins trouver le moyen d’enrayer, il est urgent de maîtriser la question de la dette publique, qui cause de graves dégâts avec un impact direct sur la vie des citoyens. La Grèce sert de laboratoire pour tester la soumission du Peuple à la récession. En baissant les salaires et les pensions, en fermant les services sociaux dont les services médicaux, la politique de l’austérité met à l’épreuve les forces de résistance en Grèce puis en Europe.
Faut-il tout simplement annuler la dette comme l’a fait l’Argentine, procéder à un audit comme le réclame le CAC, (Collectif pour une audit citoyen, créé par Attac), la renégocier, ou la rembourser sauf les intérêts ? Nous avons besoin de comprendre et de répondre.
La Dette de Sophie Mitrani et Nicolas Ubelmann de 2013, comprend beaucoup d’entretiens, mais aussi des images et des séquences émouvantes. Il est vrai que le paysage d’Islande offre des éléments visuels autres que la ville de Luxembourg ou la City de Londres. Depuis les magnifiques sites naturels déchirés par les explosions à la dynamite jusqu’à la procession aux chandelles dans la lumière rose et bleutée du crépuscule, des séquences impressionnantes racontent le pillage et la résistance du pays. Que les citoyens aient pu empêcher que l’État islandais couvre les pertes de ces banques aux pratiques douteuses rend ces images plus fortes encore.
De tous temps, d’énormes manifestations ont pu marquer les esprits, mais elles sont néanmoins vite tombées dans l’oubli. Tel est certainement un des buts des documentaires engagés, de garder la trace de ces manifestations, d’être témoin de la solidarité avec ces mouvements et de la possibilité de suivre leur exemple.
Pendant une période, il y a eu la recherche des actions-pour-faire-des-images et justement des-images-pour-passer-à-la-télé, une stratégie jugée néfaste pour construire un mouvement pour plusieurs raisons. Premièrement, la télévision pouvait toujours passer sous silence les actions. Deuxièmement, et pire encore, les journalistes cyniques ou opportunistes pouvaient déformer ou dénigrer les manifestations et les revendications. Et enfin, on prenait conscience que cette stratégie allait jusqu’à alimenter le tout-est-spectacle, dénoncé par Guy Debord.
Mais si, au contraire, d’authentiques expressions populaires peuvent produire des moments forts, qui existent d’abord principalement par et pour les participants, auront-elles un sens et serviront-elles d’exemple pour d’autres dans l’espoir de recréer ces expériences de mobilisations fortes et parfois victorieuses. De même que l’image des Islandais qui arrivent en procession avec des bougies dans un paysage enneigé, entre chien et loup, est une métaphore de l’espoir et de leur détermination qui a porté ses fruits. De telles images peuvent redonner aux cinéastes l’envie de trouver avec le documentaire une forme de soutien à cette création collective, une poésie en images et en sons qui accompagne la douleur, la colère, les désirs, le courage.
Séductions, cerbères et pistes de recherche
En faisant l’inventaire des écritures des documentaires qui soutiennent les espoirs politiques, force est de constater que la solution trouvée est plus souvent celle du comique que de la poésie. Un comique qui comporte ses succès et ses voies sans-issues.
Pendant longtemps, aux États-Unis, employer les mots « capitaliste » et « capitalisme » était signe d’appartenance aux courants marxistes. Le titre de Capitalism, a Love Story, de Michael Moore, était interprété comme une rupture salutaire en ce sens. En réalité, la reprise de ces termes pour leur propre compte par les capitalistes et par les défenseurs du capitalisme avait déjà été entamée, depuis peu, pour étouffer toute discussion marxisante. Le discours télévisé de George Bush repris dans ce film est un exemple. Sa déclaration affirmant que « le Capitalisme va bien » et que « le Capitalisme est toujours le meilleur des systèmes qui existe », a été conçue d’urgence afin de calmer la droite américaine, épouvantée à l’idée que le renflouement des banques naufragées puisse être un premier pas vers des nationalisations. Mais pour une partie du public, ce discours produit l’effet exactement contraire. Une réaction semblable se produit dans un film précédant de Michael Moore, Farenheit 9/11, (2004). Cette fois encore, dans un extrait de film produit par le service de presse de la Maison Blanche et diffusé aux actualités de la télévision américaine, nous voyons le visage de George W. Bush apprenant l’attaque des tours du World Trade Center. Son visage ne révèle aucun signe de surprise.
De la même façon, cette déclaration ultérieure de George W. Bush sur le Capitalisme semble par elle-même une étrange contre-démonstration de ce que le service de presse souhaiterait faire passer comme message. Malheureusement, une animation sur palette graphique est ajoutée par Moore. En arrière-plan, des éléments du décor s’écroulent au fur et à mesure que Bush se veut rassurant sur l’économie et le Capitalisme. Cet effet prive le spectateur de découvrir par lui-même les contradictions dans le discours de Bush. Et ce truquage pourrait même avoir un résultat opposé, du fait que les spectateurs, moins hostiles à Bush, pourraient rejeter l’ensemble en soupçonnant que la séquence toute entière est truquée.
Parmi les nombreux films qui utilisent les animations et l’humour, il faut citer les films ayant pour sujet les médias. Les Nouveaux Chiens de garde (2012) de Gilles Balbastre et Yann Kergoat 11 rappelle par certains égards le film de Mark Achbar et Peter Wintonick, Manufacturing Consent (1992) autour des travaux de Noam Chomsky sur les médias 12. Pourrions-nous appliquer cette démarche dans d’autres documentaires pour décrypter des propos plus spécifiquement économiques, ainsi que les origines de la pensée néolibérale et les faits historiques qui la contredisent ? Le fait de prendre un livre comme texte de base pour un documentaire peut être un procédé utile. Et justement le fait d’un renvoi vers un texte écrit permet un va-et-vient qui nous aide à nous approprier certains aspects difficiles à maîtriser.
Dans le chapitre « Responsabilités » de son livre La Crise de trop, Frédéric Lordon appelle à « constituer cette anthologie de la bêtise et de l’incohérence éditoriale » en citant quelques exemples les plus délirants. Par exemple, Pierre-Antoine Delhommais, auteur d’un article dans le Monde en 1998, fait l’éloge de « La dure et juste loi des marchés financiers ». En 2008, soit dix ans plus tard, Delhommais propose dans le même journal, « Un Guantanamo des subprimes … un tribunal international pour juger les criminels des marchés » 13.
En cherchant comme l’ont fait Balbastre et Kergoat, dans les émissions de télévision et surtout de la radio, on trouverait des exemples percutants. Même une re-lecture de certaines citations pourrait permettre de pointer les arguments qui ne tiennent pas, les prédictions qui ne sont jamais réalisées, et faire sentir les impostures dans les voix-mêmes.
Dans un autre documentaire, il pourrait être intéressant de retracer l’accueil en France du livre cité précédemment, Cette fois, c’est différent. Le récit pourrait rendre compte de la réception initialement enthousiaste, y compris par Alternatives économiques en France 14, puis les étapes de la découverte des erreurs, les réponses des auteurs et la non-intégration des nouvelles données par les politiques, déterminés à appliquer l’Austérité. Le film reprendrait ensuite plus en détail les erreurs et les contre-vérités historiques, qui sont devenues des lieux communs.
À l’inverse, on peut aussi prendre un livre sur l’économie dont on partage des idées. Les publications d’Attac, de la Fondation Copernic et des Économistes atterrés dévoilent les fausses évidences et proposent des mesures concrètes de remèdes. En particulier, les mesures définies par Frédéric Lordon dans Changer d’économie, nos propositions de 2012 publié par les Économistes atterrés 15, notamment dans le chapitre 3 et également dans son livre, La Crise de trop 16, pourraient servir de point de départ à des films dont il reste à inventer les mises en scène cinématographiques.
Les films comme ceux de van der Keuken, Furtado et Kluge démontrent que les recherches formelles participent à remettre en question les schémas de l’ordre établi par le pouvoir économique et politique. Et la création de nouvelles représentations nous rappelle que toute organisation sociale est aussi une création humaine qui peut être transformée en un système plus juste par l’imagination et la détermination.
Les idées ne suffisent pas
Lordon, dans ses travaux dont La Société des affects, affirment que les explications les plus complètes et les arguments les mieux étayés pour prouver qu’on doit et qu’on peut changer de système économique ne suffisent pas. Pour nous mobiliser, il faut nous émouvoir 17.
Enfin, parmi les émotions, il ne faut pas oublier la douleur et la colère. À travers les conflits, les catastrophes et les accidents industriels, nous constatons que le Capital mondialisé oblige les populations à risquer leur santé et même leur vie dans un travail qui ne permet pas de vivre décemment. Les États coupent les finances de l’éducation, de la santé et des services sociaux, et annoncent le pillage des caisses du régime social.
Néanmoins ces gouvernements ont trouvé des sommes colossales pour renflouer les banques de même que pour financer la surveillance de la population, la répression des manifestations et les interventions militaires. Ce système économique se nourrit de la guerre et de la misère. Nous le savions. Aujourd’hui, les effets se font sentir de façons plus fortes et plus proches dans nos vies. Voyons-nous les perspectives pour renverser ce système meurtrier ?
Les films qui dénoncent les méfaits de cette tyrannie économique et qui montrent le courage et les stratégies de résistance auront encore autant d’importance que les films sur l’économie stricto sensu. Toutefois, nous aurons également besoin de films sur l’économie pour élucider les manœuvres et démontrer qu’il existe des solutions alternatives pour s’en libérer.
En conclusion, le cinéaste en documentaire, — par ses méthodes de travail, par ses partis pris déclarés, par sa capacité de nous émouvoir et d’interaction avec le monde — cherche à éveiller les consciences, à entretenir la solidarité entre ceux qui se battent et à nourrir notre détermination pour venir à bout de ce système.
- Voir les graphiques comparés des crises aux US en 1981, 1990, 2000 et 2007, de l’Economie Pohcy Institute, USA, repris dans Mother Jones, 23 déc, 2013, voir http://www.motherjones.com/politics/2013/12/longterm-unemployment-recession-charts. Différents auteurs pointent des crises et des caractéristiques variées.
John Bellamy Foster et Fred Magdoff, The Great Financial Crisis, Causes and Consequences, Monthly Review Press, New York, 2009 :
« Maintenant reconnue comme le pire krach économique depuis la Grande Crise des années 1930…cette Grande Crise Financière … représente un développement à la fois bien connu dans l’histoire du capitalisme et en même temps à bien des égards sans précédent. Elle fut précédée par toute une série de chocs de moindre magnitude, chaque fois grandissants, depuis les deux dernières décennies et notamment : le krach de la bourse américaine en 1987, la crise des banques mutuelles d’épargne et de crédit (savings and loan) de la fin des années 1980 et début de 1990, la crise financière au Japon et la Grande Stagnation des années 1990, la crise financière en Asie en 1997-98 et le krach des nouvelles sociétés d’internet en 2000. » (page 10, traduction M. Gales). - Organisation Internationale du Travail, « Le chômage de longue durée, un nouveau défi pour de nombreux pays », http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_232100/lang–fr/index.htm et Yves Besançon, « Bonnes nouvelles pour les plus riches de la planète », Mediapart, 10/11/2013, citant les rapports du Crédit Suisse et de la Croix Rouge.
- Nomi Prins, « The Real Size of the Bank Bailout », Mother Jones, jan-fév 2010, http://www.motherjones.com/politics/2010/01/real-size-bailout-treasury-fed, voir aussi Mother Jones, déc 2009, http://www.motherjones.com/politics/2009/12/behind-real-size-bailout.
- De nombreux échanges dans la presse ont déploré l’utilisation des fonds publics par les banques qui les ont reçus. http://cadtm.org/Descente-dans-le-milieu-vicieux, et Frédéric Lordon, La Crise de trop, Fayard, 2009, p 98 et suivantes… Les banques ont prétendu qu’il fallait reconstituer leurs fonds propres. Mais ce n’est pas en fait ce qui a été fait. Voir aussi Lordon, « L’effarante passivité de la ré-régulation financière », Les Economistes atterrés, Changer d’économie, Les Liens qui libèrent, 2011.
- Frédéric Lordon, Le Crise de trop, Fayard, 2009, p 122 et suivantes, voir aussi la liste des acquisitions de banques par d’autres banques de 2008 à 2010 à http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_banks_acquired_or_bankrupted_during_the_Great_Recession.
- Attac, Le Piège de la dette publique, Attac & Les liens qui libèrent, 2012. Ceux qui agitent l’épouvantail de la dette omettent de parler de la part des taux d’intérêt que l’État est obligé de verser aux banques privées dans cette dette publique. Il n’est jamais question d’augmenter les revenus de l’État en faisant payer des impôts équitables sur les bénéfices et en mettant fin aux paradis fiscaux ; soi-disant « cela freinerait l’investissement des sociétés dans l’économie ». De plus, on fait l’amalgame entre le budget de l’État et le budget du « bon père de famille » et les chroniqueurs des grands médias déplorent à nouveau, comme avant 2007, que « nous vivions au-dessus de nos moyens ».
- John Bellamy Foster et Fred Magdoff, op. cit.
- Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, Cette fois, c’est différent, huit siècles de folie financière, Princeton University Press, 2009, trad, français, Michel Le Séac’h, Pearson Education, France, 2010.
- Les Échoes, « Comment Thomas Herndon, 28 ans, a mis à jour les failles de l’étude Rogoff/Reinhart » 20 avril 2013, http://www.lesechos.fr/20/04/2013/lesechos.fr/0202718501853_comment-thomas-herndon-28-ans-a-mis-a-jour-les-failles-de-l-etude-rogoff-reinhart.html.
- Michael Boskin, « La Controverse Reinhart-Rogoff est loin de mettre fin au débat dette/croissance », 28/5/2013, http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130527trib000766784/la-controverse-reinhart-rogoff-est-loin-de-mettre-fin-au-debat-dettecroissance.html.
- Les Nouveaux Chiens de garde (2012), de Balbastre et Kergoat, est fondé sur le livre du même titre de Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d’agir, 1997, réed. 2005, qui fait référence au livre de Paul Nizan, Les Chiens de garde, Rieder, Paris, 1932, réédition, Agone, Marseille, 2012.
- Manufacturing Consent (1992), de Achbar et Wintonick, est fondé sur le livre de Noam Chomsky et Edward Herman, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, Pantheon, New York, 1988, La Fabrication du consentaient, trad. française de Dominique Arias, Contre-Feux/Agone, 2008. extrait disponible à http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.acruned.org/article3010.html&title=«%C2%A0Lire%C2%A0%3A%20La%20fabrication%20du%20consentement%2C%20de%20Noam%20Chomsky%20et%20Edward%20Herman%20(un%20extrait)%C2%A0». Chomsky et Hermann ont repris le term « manufacture of consent » de Walter Lippmann, journaliste des années 1920. Walter Lippman, Public Opinion, réédition Free Press, 1997, disponible en lecture gratuite sur le projet Gutenberg, http://www.gutenberg.org/ebooks/6456.
- Frédéric Lordon, op. cit. Voir aussi d’autres exemples dans Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir, 2008.
- Christian Chavagneux, « Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière », Alternatives Economiques n° 296 – novembre 2010, http://www.alternatives-economiques.fr/cette-fois–c-est-different–huit-siecles-de-fohe-financiere_fr_art_965_51655.html.
- Les Économistes atterrés, Changer d’économie, nos propositions pour 2012, Ed. Les Liens Qui Libèrent, 2011.
- Frédéric Lordon, La Crise de trop, op. cit.
- Frédéric Lordon, La Société des affects, Seuil, 2013.
- Capitalism, a Love Story | Michael Moore | 2005 | 2h02
- Catastroïka | Katerina Kitidi et Aris Chatzistefanou | 2012 | 1h27
- Debtocracy | Katerina Kitidi, Aris Chatzistefanou | 2011 | 1h14
- États-Unis, la richesse à crédit | Laure Delesalle | 2006 | 57’
- Faut-il avoir peur de la dette ? | Marie-Dominique Dhelsing | 2007 | France | 52’
- I ♥ $ | Johan Van der Keuken | 1986 | 2h25
- Journal (Diary) | Johan Van der Keuken | 1972 | 1h20
- La Dette | Sophie Mitrani, Nicolas Ubelman | 2013 | 1h10
- La Forteresse blanche | Johan Van der Keuken | 1973 | 1h18
- Le Nouvel Age glaciaire | Johan Van der Keuken | 1974 | 1h20
- Les Nouveaux Chiens de garde | Gilles Balbastre, Yannick Kergoat | 2012 | 1h44
- L’Esprit de 45 | Ken Loach | 2013 | 1h34
- L’Ile aux fleurs | Jorge Furtado | 1989 | 12’
- Manufacturing consent | Mark Achbar, Peter Wintonick | 1992 | 2h47
- Nouvelles de l’Antiquité idéologique | Alexander Kluge | 2009 | 1h23
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 15, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0015, accès libre)