Habeas Corpus

Michelle Gales

Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence1.

Bazin déclarait le cinéma par nature “réaliste” puisque basé sur l’image photographique. Il prônait ce “réalisme” comme fondamental du cinéma : de véritables corps humains sont mis en scène pour être filmés en images réelles, puisque photographiques et non pas dessinées, afin de raconter des histoires de fiction. Pour lui, la présence de “vrais corps” de “vraies personnes” est gage de la “vérité” des propos tenus par le film. Évidemment, le cinéma documentaire en fait autant pour construire un récit mais qui n’est pas celui de la fiction. De plus, le documentaire travaille au cœur de ce malentendu entre ce qui peut être montré ou démontré, voire induit, par les images photographiques. Quels procédés peut utiliser le documentaire pour construire du sens à partir des corps humains ?

Au moment du renouveau du documentaire à la fin des années ’80, certains réalisateurs, producteurs et programmateurs réclamaient que la refondation du documentaire passe par un modèle fictionnel. Il fallait “raconter des histoires, construire un récit, autour des personnages, comme dans le cinéma de fiction”. On parlait même du “casting des personnages”. Et une partie importante de la production documentaire a adhéré à ce modèle.

En effet, nous aimons les histoires. Depuis le temps des épopées, les poètes ont raconté des histoires de héros. Mais d’autres formes poétiques ont aussi été inventées, même avec une voix humaine, à la “première” personne, sans pour autant qu’il s’agisse de personnage. Le documentaire a aussi droit à d’autres formes pour construire un sens.

Dans le documentaire, les corps humains ont diverses fonctions dans la mise en œuvre du récit. Ils peuvent nous montrer comment est construite une roue de charrue, ou encore de quelle manière vit un individu, un groupe, ou une société lointaine. Ils peuvent être le vecteur qui fait partir le spectateur en voyage, soit à travers des personnes rencontrées, soit en suivant le guide qui propose l’itinéraire. Ils peuvent décrire, en entretien, ce qui ne peut être transmis par les images et les sons, ou résumer ce qui est arrivé avant que le film ait commencé (la narration cinématographique reposant sur l’ellipse).

Dans son essai sur l’anthropomorphisme, “Pourquoi regarder les animaux”, John Berger 2 affirme que nous sommes fascinés par les animaux justement parce que nous leur prêtons des sentiments, avec cet avantage qu’ils ne peuvent contredire les pensées que nous leur attribuons. Ce phénomène de projection ne serait-il pas encore plus prononcé quand il s’agit de visage humain, — même si, éventuellement, la suite peut contredire nos premières impressions ?

Dès la première apparition d’un visage, nous partons dans nos suppositions, quitte à les réviser en entendant parler la personne. Nous réagissons aussi de la même façon émotive à son corps, son attitude, ses gestes, sa voix, et en la voyant en interaction avec d’autres personnes ou son environnement. L’effet Koulechov a démontré que notre interprétation d’une expression perçue sur l’image d’un visage est orientée par ce qui suit ou ce qui précède, pouvant même aller jusqu’à des interprétations diamétralement opposées pour des images parfaitement identiques de ce visage. Il permet de percevoir ainsi que chaque visage nous interpelle, suscitant une interprétation instinctive de notre part. Chaque visage et chaque corps humain évoquent une histoire pré-existante, même si cette histoire est issue de notre imagination.

C’est un peu comme des dieux ou des héros, qui, cités dans un récit, rappellent d’autres épisodes mythiques ou légendaires plus ou moins connus du public. Comme le hors-champ, il existe un hors-récit. Ainsi, toute présence humaine dans une forme non fictionnelle évoque une histoire (pré-existante) à l’intérieur de l’image photographique ou du récit filmique dans lequel elle figure.

Le réalisateur du documentaire construira son récit dans et par le corps d’une personne, en le cadrant, en organisant le propos autour de celui-ci, en juxtaposant d’autres images, sons ou paroles. Le spectateur va en faire autant en apportant son histoire à lui. Il a de plus la possibilité de faire de multiples lectures du film propres à chaque contexte de visionnage. Finalement, le seul à ne pouvoir rien changer au sens, est celui don’t le corps est fixé dans l’image. Il devient en quelque sorte le prisonnier du film. D’où cette responsabilité particulière du réalisateur envers ce corps qu’il s’est approprié et qu’il manipule en fonction des contraintes éthiques qu’il se donne.

Le terme latin, Habeas corpus, a pris un sens particulier en droit anglo-saxon (ou anglais, mais non pas britannique, puisqu’il n’existe pas dans le droit écossais ou gallois par exemple). Le principe d’habeas corpus fut repris et inscrit dans le droit américain 3.

Traduit par “tu as le corps”, c’est le concept juridique d’un droit fondamental. Cette injonction s’adresse à celui qui détient le prisonnier. Le prisonnier, ou son avocat, fait appliquer le principe de l’habeas corpus afin de pouvoir comparaître et se défendre contre les accusations. Le Roi, ou sa Justice, doit faire en sorte que le prisonnier se présente et soit entendu par la Cour.

Habeas corpus, tu as le corps.

Le réalisateur et le spectateur s’approprient un corps humain, ou une partie, voire même ce fragment de corps qu’est la voix, pour construire du sens. Dans le discours documentaire, on parle du contrat “filmeur-filmé”. La polémique tourne autour du fait que beaucoup de documentaristes déclarent que l’on doit “respecter”, voire même “aimer” ou “être en admiration” devant celui qu’on filme. Ils répugnent à filmer des gens pour les critiquer, les ridiculiser ou les désavouer. D’autres répondent que le seul devoir du réalisateur est de rappeler au spectateur que, peu importe qui est entendu dans le film, en dernier lieu, c’est toujours le réalisateur qui parle. Le documentariste doit seulement s’efforcer de clarifier sa propre position vis-à-vis des propos énoncés.

Chaque réalisateur prend le droit de filmer, de s’approprier un corps humain, et de se positionner par rapport à ce corps, de construire un sens avec lequel la personne filmée serait en accord ou pas, et incite le spectateur lui aussi à prendre position. Il me semble que deux réalisateurs en particulier ont négocié avec sensibilité et discernement cet étroit passage.

L’œil au-dessus du puits

Le corps est au centre même de ce film de Johan van der Keuken. Dans une démarche qui lui est propre, il procède par associations et oppositions dans l’image, faisant peu de place à la parole, ce qui lui confère une importance capitale aux rares moments où elle est proférée. Ce voyage impressionniste dans le Kerala en Inde est introduit par une parabole philosophique indienne sur l’existence humaine — qui revient également à la fin du film : “Un homme cherchant à échapper à un tigre monte dans un arbre [qui penche au-dessus d’un puits… dans lequel il y des serpents] et sur un brin d’herbe une goutte de miel”. Ce texte est illustré par des arbres vus en contre-plongée. D’ailleurs, l’arbre revient, tel une ponctuation, tout au long du film. Puis la fumée évoque le feu et l’activité humaine, et l’homme est perçu à travers des palmiers, cette fois en plongée, comme si le spectateur était lui-même dans les arbres.

Le corps devient le sujet du film dès ces premières séquences. Dans la première, parmi de nombreuses séquences consacrées à l’enseignement des mouvements du corps, des hommes se lavent et se préparent pour des exercices et des combats d’arts martiaux. Plus tard, l’apprentissage de la danse à des jeunes filles privilégie les mouvements des mains et du visage ; plus loin encore, l’écriture est enseignée aux enfants et le film se clôt sur un novice apprenant la respiration et le chant pour un rite religieux.

Faute de moyens, les enfants, assis par terre, apprennent en écrivant avec leurs doigts dans la poussière du sol. Une image du contact des mains avec la terre, renvoie à celles des corps dans l’eau, des mains passant dans les flammes, des pieds marchant dans un chemin de terre.

Ce thème du contact / non-contact du corps avec les éléments : la terre, l’eau, ou le feu revient constamment, (de même que l’air est aussi suggéré par les arbres dans le vent). Le thème de l’homme dans la nature est souligné par des allers-retours entre la campagne et la ville qui caractérisent le film. Une transition de la campagne vers la ville est signalée par des gros plans sur les pieds de femmes, d’hommes, de chaussures ou de pieds nus et d’allure très variée, marchant dans la poussière. En conclusion de cette séquence impressionniste — de visages, d’échoppes, d’enseignes, de moyens de transport— la route défile sous les pieds d’une femme, passagère d’une moto, dont les pieds précisément ne touchent pas terre.

Tout au long du film des hommes, des femmes, des enfants se baignent, vêtus ou nus. Ils s’habillent, se déshabillent, se lavent, lavent les vêtements. Le retour à plusieurs reprises de ces activités soulignent le caractère quotidien ou rituel de ces gestes.

Vers la fin du film, un homme s’immerge complètement dans l’eau. Cette séquence est suivie d’une série de gros plans de pieds de femmes traversant un petit pont au-dessus d’un cours d’eau. L’eau aussi se survole — rappelant l’opposition des pieds dans la poussière avec ceux de la passagère de la moto survolant le bitume.

Encore de la terre et du corps, lorsqu’un homme se prépare pour un spectacle traditionnel. Un masque rituel fait de terre argileuse de différentes couleurs, est appliqué en épaisseur directement sur le visage. Le réalisateur insiste non pas sur le spectacle final mais sur les gestes de préparation. De la cérémonie elle-même, nous en verrons juste assez pour comprendre qu’il s’agit d’un rite sur la Mort.

Cette séquence est suivie d’une autre qui aborde la pudeur indienne, différente de la nôtre, et que le spectateur perçoit dans tous les gestes et les mouvements des corps. Aux images récurrentes des murs, des écrans, des fenêtres, s’ajoutent des volets mécaniques — peints de visages de femmes voilées.

Un autre thème est celui du corps au travail, aux champs, à la maison. Dans une manufacture artisanale, on fabrique de la corde. On suit le processus de transformation depuis le bris des noix de coco pour en extraire la fibre jusqu’au tressage. À chaque étape, la caméra insiste sur les mains puis sur les corps, des femmes principalement, tout entier mobilisés dans l’effort physique.

On s’attache ensuite à la prouesse d’un jeune homme qui empile sur son vélo de grandes boîtes ficelées sur le porte-bagages, et parvient à enfourcher lui-même le vélo. On le suit dans la circulation avec une certaine appréhension, son chargement rendant son équilibre incertain et sa progression difficile. Il arrive à destination et échange ses boîtes contre d’autres pour le retour.

L’écriture elliptique de van der Keuken nous transporte dans la cabine de projection d’un cinéma : ces colis contenaient des bobines de film. La pellicule rembobinée et chargée sur le projecteur nous rappelle le mouvement des roues du vélo tout autant que le fil tressé et enroulé de la corde. Puis, dans une métaphore visuelle du titre, L’œil au-dessus du puits, la séquence se referme sur le faisceau de lumière du projeteur et des yeux d’enfants à travers une fissure du mur, tentant de saisir quelques-unes de ces images.

Tableau avec chutes

À partir d’un film commandé sur la Belgique, Pazienza parle de ce qui l’intéresse. Sous la forme apparemment très libre d’un journal, il met en place une structure très personnelle.

Le corps est ici présenté d’une tout autre manière, non pas comme sujet d’une enquête, mais comme témoin.

Le générique annonce un “voyage dans un tableau peint quelque part en Belgique”. La première séquence nous brosse la Belgique en 1996, en juxtaposant des images incongrues et de qualité inégale. Ainsi le réalisateur nous avertit qu’il va sauter du coq à l’âne, (en effet, le coq est bien présent à l’image). Pour le spectateur, il va falloir être à l’affût et suivre. Le principe des correspondances littérales alterne avec le décalage entre image et commentaire. Le sujet même du film concerne les images et la façon dont le spectateur les investit de sens : que voyons-nous dans ce qui nous entoure et quelles images nous semblent correspondre à notre expérience du monde. Au cours du film, “que voyons-nous et comment voyons-nous ?” vont devenir, de plus en plus explicitement, le centre de la quête du réalisateur.

Le narrateur met son corps au centre de ce dispositif, rencontrant d’autres corps pour parler de thèmes abstraits. Présentée sous la forme d’un journal, suivant les saisons et les actualités, cette narration permet les rencontres picaresques du héros avec des personnages et des situations de plus en plus inattendues, dans une alternance de “sorties” (au sens militaire) et de “replis”. Les personnes rencontrées ne nous parlent pas directement mais leurs propos sont rapportés par le narrateur, ce qui accentue le sentiment de mise en présence des corps (en chair et en os) et des visages qui nous parlent.

En contrepartie, des actualités et des plans d’archives présentent les faits et les images qui nous entourent : parfois laides, d’amateurs ou de vidéo surveillance, ces images captées au hasard sont tout le contraire de la peinture. Dans la première séquence, une progression s’établit partant de deux mains filmées en plan serré, vers des images d’animaux, de personnalités connues extraites des actualités. Parmi elles, figurent des photographies des deux jeunes filles portées disparues, et celles des personnalités présentes à l’image, ou alors absentes à l’image mais représentées par substitution ironique. Puis apparaissent des personnes proches du réalisateur, ses parents, des voisins ou des inconnus, des experts.

Tout au long du film, les corps et les parties du corps ponctuent les séquences, introduisant les thématiques ou les changements de registre. Le premier plan offre à notre regard une poignée de cerises alors que le commentaire annonce que “le prix des cerises… a chuté”. Plus tard les mains du réalisateur reviennent sur un commentaire d’actualité économique, cette fois décalé par rapport à l’image : “3 % est un chiffre à la mode [pour des économistes]”, comme pour insister sur la difficulté de faire concorder des statistiques économiques avec notre expérience personnelle et immédiate.

Deux pieds, en plan serré, qui rappellent les deux mains, vont revenir : deux pieds nus sur un parquet, puis deux pieds nus sur l’herbe, (identifiés dans le plan suivant où le réalisateur, à genoux avec sa caméra, filme les pieds de son père), et enfin deux pieds dans une vague à la plage. Cette fragmentation des corps est interrompue d’une manière marquée, quand Pazienza raconte que sa mère, aussitôt arrivée en Belgique, aurait voulu repartir en Italie. Cette anecdote s’inscrit non pas sur une image “réelle” de sa mère, mais sur le détail d’un tableau de Brueghel représentant une femme — comme s’il s’agissait de l’idéaliser. Ensuite, retour sur les mains, cette fois tenant des morceaux de charbon, en précisant que son père “en a décidé autrement”, bouclant ainsi la séquence avec la première image du film. Ce plan serré sur les deux mains tenant des fruits (du labeur de la terre) reviendra régulièrement tout au long du film pour annoncer le changement des saisons.

D’abord par des mains, ensuite par des pieds, le réalisateur introduit des corps. Sur ses propres pieds en plan serré sur la plage, rappelant la mer du tableau, il se présente comme étant “là”, (échoué), fils de parents immigrés d’Italie, qu’il nous représente dans une image fugitive et muette d’un couple encadré par la portière d’une voiture.

En effet, ses parents restent muets pendant la plus grande partie du film, nous obligeant à imaginer leurs pensées à partir de leurs expressions. Effectivement, leurs corps et leurs visages nous parlent. Même dans une séquence plus conventionnelle d’entretien avec ses parents, quand enfin ils prennent la parole, il y aura toujours de longs moments de silence sur leurs visages. Tout le long du film, ils semblent s’amuser à jouer les différentes mises en scène, avec une bonne volonté notable, compte tenu des situations loufoques proposées par leur fils. À d’autres moments, la mère participe “en cuisine” à la préparation de rencontres avec des experts. Par ailleurs, dans une rare séquence en “caméra vérité”, le couple se dispute, le père semblant prendre à témoin le spectateur par un regard caméra. En plus de leur rôle de figurants ou complices, les parents semblent parfois jouer des sortes de spectateurs modèles ou spectateurs cobayes, sur lesquels Pazienza expérimente différentes démarches pour faire vivre le tableau de Breughel.

La rencontre suivante est celle avec le médecin du réalisateur. C’est le premier des experts qui intervient dans le film. Cette reconstitution de la visite chez le médecin, une femme, n’utilise pas non plus le son directe de l’entretien, comme dans le cas de ses parents jusqu’ici. La visite est racontée par la voix du narrateur qui résume leur échange.

Sa remarque “encore un film intello”, provoque une réaction d’angoisse et un reflux gastrique chez le patient / réalisateur. Ce propos est immédiatement accompagné par l’image, en aparté, du narrateur qui découvre son torse pour indiquer le lieu de la douleur. Cette réaction de son corps illustre un phénomène donnant des effets très perceptibles bien qu’invisibles. Ainsi évoque-t-il par là un point névralgique du film.

Cette visite reconstituée permet aussi de mettre en scène, de façon symétrique, les rôles du réalisateur et de son médecin. Celle-ci explique la radiographie des poumons, cette trace scientifique des phénomènes normalement invisibles. Puis, Pazienza place une reproduction sur transparent du tableau, La chute d’Icare, sur le panneau lumineux, comme s’il espérait ainsi faire reconnaître le sérieux de son travail à cette interlocutrice dubitative à propos de son projet.

Le torse nu de Pazienza, souffrant, introduit un autre motif récurrent. Comme les mains qui reviennent périodiquement, le torse humain, cadré sans tête, réapparaît — avec un autre sens — dans la séquence de rencontre avec des chômeurs au bureau d’emploi. Plusieurs d’entre eux ne souhaitent pas être filmés et expliquent leurs réticences. Pendant ce temps, on ne saisit d’eux que des torses. Ce cadrage évoque la statuaire antique, victime du temps ou du vandalisme. Le premier chômeur qui accepte de montrer son visage ne parlera pas en direct. Ainsi, de la même façon que pour ses parents et le médecin, Pazienza récapitule-t-il ses propos en voix off, accordant au chômeur le même statut que les personnes précédentes. Il rappelle aussi à chaque fois au spectateur que le témoignage d’un participant dans un documentaire est, de toute façon, filtré par lui, le réalisateur. Et surtout, il permet au spectateur de se concentrer sur ce qui est exprimé par le visage et le corps. Ces informations ne sont plus perçues comme supplémentaires, voire créant des interférences, par rapport à une écoute de la parole. Ensuite, Pazienza affirme sa solidarité avec les chômeurs en étant filmé lui-même, dans le tramway, ainsi que quelques autres passagers, selon le même cadrage tronqué. (Par ailleurs, ce corps sans tête, chargé d’un autre sens, réapparaîtra plus tard après sa visite chez la psychanalyste). Pour les chômeurs, cette séquence métaphorique exprime la tragédie de l’individu ignoré par ceux qui l’entourent, cerné de témoins qui ne voient rien.

En revenant au tableau de Breughel, et spécifiquement aux personnages représentés au premier plan, inconscients du drame, le narrateur nous fait observer que d’Icare lui-même et de son corps en chute, il ne reste que des jambes qui apparaissent à la surface de l’eau, et quelques plumes flottant dans l’air, vestiges de ses ailes défaillantes. Par ce procédé métonymique, utilisé déjà par Breughel, c’est bien une partie du corps qui évoque le drame.

Souvent au cinéma, un suspense filmique est construit par une progression d’un plan à l’autre dans laquelle un détail prend de l’importance par des cadrages différents. Le corps fragmenté est particulièrement utile dans ce procédé narratif. Et comme nous l’avons vu, Pazienza met souvent en jeu ce dispositif.

Il en va ainsi pour un plan d’une main, d’une prise électrique et d’un bout de câble : l’appareil (hors-champ) est branché. Puis, dans le plan suivant, une perceuse est mise en marche pour percer un trou dans un casque — une protection de la tête — une partie du corps encore absente à l’image. Au sens métaphorique, le fait de percer le casque évoque une tentative d’entrer dans la tête. Enfin, nous découvrons la caméra accrochée sur le casque porté par le réalisateur. Ayant déclaré qu’il tente d’apprendre à voir le monde grâce à la caméra, Pazienza évoque aussitôt l’insuffisance du seul dispositif technique pour rendre compte du monde. Il rappelle que ce qui est dans l’image n’est certainement pas simplement ce qui se trouve devant la caméra, et qu’on emprunte pour ainsi dire un passage par la tête de celui qui nous propose les images.

Pazienza met en œuvre une impressionnante panoplie d’inventions afin de parler des images et de nos rapports avec elles. Depuis sa déclaration initiale d’enquête, et la réaction de certains de ses interlocuteurs que le tableau ne touche pas, il le prendra sur lui, littéralement, en portant une reproduction du tableau sur un t-shirt. Figuration clin d’œil de la possibilité de détourner l’image et des dangers de sa banalisation.

La présence du corps, allusive ou réelle, fait partie de ce procédé où alternent incarnation et désincarnation. Le fait de rencontrer, mais toujours avec un effet de mise à distance, deux personnalités politiques déjà vues dans les images d’actualités du début du film, ou à l’opposé, de revoir d’autres personnes préalablement entendues dans le film, (notamment des experts, sur un minuscule moniteur vidéo sur sa table de cuisine, parfois avec lui-même en amorce), en constituent d’autres dispositifs d’énonciation.

Évidemment, le fait d’embaucher un chômeur pour jouer Icare rentre dans cette série d’incarnations / désincarnations. Dans un premier temps, il organisera un casting et présentera l’acteur choisi à ses parents (dans leur rôle de spectateurs cobayes). Beaucoup plus tard, dans une séquence en symétrie avec celle du casting, une femme et un homme se joindront à cet acteur-Icare et aux parents du réalisateur, dans une mise en scène très stylisée du mythe du minotaure. Il s’agit de raconter la partie de la légende, expliquant pourquoi Dédale et Icare furent bannis. Cette dramatisation mythologique permet aussi de représenter le “leurre”, dénoncé précédemment par la psychanalyste, — et au narrateur d’affirmer que “même un leurre peut produire des effets”. Le spectateur est incité à se rendre compte qu’il en est de même pour les images — qu’elles soient vraies ou fausses, significatives ou banales”.

Dans la toute dernière séquence, Pazienza revient sur le corps dans une série de tableaux figés, cadrés et éclairés, de différentes personnes rencontrées préalablement, mais cette fois nues. Puis, il enchaîne sur lui-même râpant du parmesan qu’il fait tomber sur la reproduction du tableau de Breughel, mimant littéralement le titre de son film : Tableau avec chutes.

Van der Keuken, dans une fresque d’images, étudie le corps pris dans une autre culture comme voie de réception et d’expression pour parler de la souffrance et de la joie de la vie humaine et de nos tentatives à lui donner un sens. Pazienza, dans un dédale d’images présenté en énigmes, introduit le corps pour mener une réflexion sur les images et les effets qu’elles produisent sur nous. Sans bâtir leur récit sur le modèle fictionnel, ces deux réalisateurs mobilisent des corps pour construire un propos cinématographique qui donne à voir au-delà du visible.


  1. André Bazin, “Ontologie de l’image photographique”, dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Les Editions du Cerf, 1985. Cette citation nous rappelle que les questions du réalisme, de la vérité et de la subjectivité ont fait l’objet de nombreuses polémiques.
  2. Au regard du regard, titre original : About Looking, collection d’essais traduite de l’anglais par Katia Berger Andreadakis, L’Arche, Paris, 1995
  3. Ce principe de droit historique et fondamental de l’habeas corpus est actuellement bafoué par les autorités américaines, notamment en maintenant en détention des prisonniers à Guantanamo sans procès. Il en est de même pour les arrestations et transferts des prisonniers à l’étranger dans un dispositif appelé “extraordinary rendition”, sans respecter les procédures légales des extraditions vers un autre pays. Le terme même de “rendition”, parfois “extraordinary rendition” est un euphémisme inventé dans un but politique pour voiler la réalité de la procédure, tel que Orwell en a déjà dénoncé.

  • L’Œil au-dessus du puits
    1988 | 1h30 | 16 mm
    Réalisation : Johan van der Keuken
    Production : Lucid Eye Films
  • Tableau avec chutes
    1997 | Belgique | 1h43 | Numérique
    Réalisation : Claudio Pazienza

Publiée dans La Revue Documentaires n°24 – D’un corps à l’autre (page 113, Août 2011)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.024.0113, accès libre)