Entretien avec Danielle Jaeggi
Hélène Fleckinger
Quand avez-vous commencé à faire du cinéma et est-ce que cela a été difficile pour vous en tant que femme ? Dans le numéro 9 de CinémAction, « Le Cinéma au féminisme » (1979), vous dites que vous vouliez vous inscrire à l’IDHEC en réalisation, mais qu’on vous l’a vivement déconseillé.
Danielle Jaeggi : Je venais de Suisse en ayant l’équivalent du bac, et j’ai fait une année préparatoire au lycée Voltaire. Quand j’ai voulu passer le concours de l’IDHEC en 1965, on m’a poussée vers le montage. En tant que suisse, j’aurais pu entrer sans concours, mais je voulais travailler en France, j’avais envie de rester. Le directeur de l’école de cette époque, qui était quelqu’un de complètement fermé, avec des idées très réactionnaires, disait : « Les femmes, c’est mieux dans la section scripte et montage ». Alors j’ai passé le concours en scripte et montage et je l’ai eu. Mais j’ai toujours gardé l’idée de faire de la réalisation. À l’IDHEC, j’ai donc réalisé des films, pas les films de promotion parce que je n’avais pas accès au plateau, mais quand même pour l’école. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai vraiment regretté de ne pas avoir fait de la réalisation, puisque c’est ce que j’avais toujours voulu faire. Alors, je suis allée revoir le directeur en lui demandant : « Est-ce que je peux refaire une année en réalisation ? Nous avons eu un prix pour les films que nous avons faits sur la jeunesse… » Mais comme ça l’ennuyait d’avoir quelqu’un de plus et qu’il n’aimait pas les histoires, il a préféré rajouter simplement sur mon diplôme quelque chose qui n’existait pas : « avec mention réalisation ». C’était en 1967.
Est-ce que vous avez l’impression que cela a changé après ?
Danielle Jaeggi : Oh oui ! Tout à fait. Je suis revenue dans les locaux de l’IDHEC en 68. C’était encore dans le XVIIe arrondissement, là où se trouve maintenant le Palais des Congrès. Suite à 68, ce directeur réactionnaire a démissionné. Avant 68, il fallait avoir suivi le parcours montage pour avoir sa carte d’assistant monteur. Les sections étaient très séparées, mais cela a disparu après 68 : il y avait cette idée de circulation des spécialités et cela a provoqué un changement radical. Aujourd’hui, les sections sont de nouveau très cloisonnées à la Fémis. En 68, en plus, il y a eu les prémisses du féminisme. Tout d’un coup, les femmes se sont inscrites pour la caméra, etc. Dans ma promotion, il y avait une femme qui était en réalisation, suite au concours. C’était donc déjà une chose possible, mais c’était moins répandu. J’étais peut-être pour ma part un petit peu trop timide suite aux fortes incitations du directeur. Quand on va passer un concours et qu’on vous dit au départ « Ah non les femmes, ce n’est pas une bonne idée », vous vous dites « Oh là là ».
Ça n’encourage effectivement pas les femmes à suivre cette voie, en tout cas pas pour le concours.
D. J. : Effectivement, mais je n’avais pas renoncé dans la tête. Quand j’ai fait les stages de montage, je ne me sentais pas à l’aise, parce qu’il y avait une hiérarchie encore plus forte qu’aujourd’hui. Le montage 35 mm était un métier très corporatiste. J’étais un peu sauvage et cela se sentait que ce n’était pas mon but dans la vie de devenir monteuse. Du coup, ça m’a joué des tours vis-à-vis de l’équipe.
Comment avez-vous vécu mai 68 ? Que faisiez-vous à cette époque ?
D. J. : Après la sortie de l’IDHEC, j’avais donc fait un peu de montage et, en mai 68, je me trouvais à Censier en tant qu’étudiante en sociologie. J’ai participé aux événements de 68 car je voulais un changement de société mais je n’appartenais pas à un mouvement politique. J’allais d’un endroit à l’autre, pour essayer de voir avec qui j’étais le plus d’accord : je lisais des tracts, des revues, j’assistais à des réunions, je posais des questions. Je comprenais bien les enjeux politiques, mais moins les enjeux de groupes. J’étais dans les manifestations, mais pas celles qui étaient trop risquées parce que j’avais la nationalité suisse. Cohn-Bendit était aussi étranger, mais moi je faisais un peu attention.
Aviez-vous déjà une conscience politique avant mai 68 ?
D. J. : Oui. Mon père était communiste. J’étais proche de l’extrême gauche, tout en ne sachant pas où me situer. Mais j’étais très antistalinienne, à une époque où c’était d’ailleurs mal vu. Jamais je n’aurais eu l’idée d’adhérer au parti communiste. J’essayais de comprendre.
Comment avez-vous été amenée à participer aux États généraux du cinéma ?
D. J. : J’ai appris très vite que les gens de cinéma se réunissaient dans les anciens locaux de l’école Louis Lumière, rue de Vaugirard. Je suis allée à des rencontres où chacun parlait de ce qu’il fallait faire. J’ai participé aux États généraux du cinéma. C’était assez désordonné et très stimulant !
En avez-vous des souvenirs précis ? Vous souvenez-vous de la motion de déchéance du CNC ou d’autres moments ?
D. J. : Je n’ai pas le souvenir d’un discours particulier ou d’une discussion marquante. L’idée était qu’il fallait changer le cinéma. Au tout début du mois de mai 68, il y avait déjà eu des projections dans une salle en face de la Sorbonne. C’est ainsi que j’ai vu pour la première fois le film Octobre à Paris. À l’époque, la question du visa de censure était très importante, et tout d’un coup, beaucoup de films qui étaient interdits jusqu’alors et qui ne pouvaient pas sortir sur les écrans, ont été montrés. Ce n’est pas les États généraux qui étaient à l’origine de ces projections. Il me semble que c’était Jean-Pierre Letellier, mais je n’en suis pas sûre. Tout de suite, un ciné-club politique est donc né et la question de la censure a été soulevée.
Dans les États généraux du cinéma, il y avait des commissions. Je me souviens de la résolution pour l’abolition du CNC que je vois comme une contestation de la censure. Il y avait aussi le problème des cartes professionnelles qui étaient très réglementées. C’était un système syndical où ceux qui étaient déjà en place protégeaient leur position et où il était très difficile d’entrer pour les autres. Le CNC, par la force des choses, défendait ce système. C’était donc un partage de pouvoir entre syndicats et CNC. Je me rappelle très bien un grand panneau, à Vaugirard : beaucoup de gens signaient le texte. Cela faisait rire Anatole Dauman qui était producteur et un peu plus âgé que nous : « Vous signez sur la fin du CNC, qu’est-ce que ça veut dire ? » Je me souviens de son ironie à ce moment-là.
Étiez-vous présente au moment de Suresnes ?
D. J. : Oui, j’étais à Suresnes où les États généraux s’étaient réunis une journée pour conclure leurs travaux. Je me souviens que les textes des motions qui avaient été travaillés par différents groupes ont été distribués et que chacun est monté sur scène pour exposer sa manière de changer tout le cinéma… Ce qui me frappe en relisant aujourd’hui les « Six points de Suresnes », c’est que le terme d’autogestion, qui est un terme plutôt anarchiste, ressort très souvent. Effectivement dans les États généraux de Suresnes, il y avait des gens qui étaient de divers horizons politiques, plutôt à gauche, comme Lelouch, Michel Cournot, le monteur Thierry Derocles, des réalisateurs… Mais ce n’était pas l’extrême gauche ! C’étaient des gens concernés par le cinéma. Je suis donc très étonnée aujourd’hui de relire ce terme « autogestion » alors qu’après, les États généraux de Charvein sont devenus très marxistes, beaucoup moins autogestionnaires. Je suis frappée par le contraste entre ces propositions et ce que sont devenus les États généraux d’après mes souvenirs.
Pouvez-vous me parler des « seconds » États généraux du cinéma ?
D. J. : Après juin et les « Six points de Suresnes », la société s’est normalisée. Ceux qui se sont retrouvés dans les États généraux, étaient les plus engagés : Godard, les personnes d’extrême gauche, mais pas Lelouch et les autres. Les États généraux se sont transformés en association et je crois qu’ils ont duré un an. En 68, que ce soit à Vaugirard ou même à Suresnes, c’était quand même plus vivant. Ça allait dans tous les sens, il y avait plein d’idées, tout le monde se mélangeait. Ensuite, ça s’est sclérosé. La période d’après 68 où on se réunissait dans une cave du Marais, c’était pur et dur et moins stimulant.
J’ai l’impression que, comme toujours, des gens qui étaient dans des groupes trotskistes ou maoïstes, ont pris les choses en main. Moi j’étais incapable de le voir à l’époque. Des gens venaient très peu, d’autres venaient beaucoup. Les techniciens qui étaient plus liés à la CGT, au parti communiste ou aux trotskistes, ont vraiment organisé les choses (Glenn, Charvein…). Il faut absolument distinguer les États généraux de Suresnes, des États généraux d’après, où il n’y avait que les gens qui étaient à l’extrême gauche.
À partir de quand avez-vous commencé à réaliser des films ? Presque immédiatement ?
D. J. : Oui, quasiment immédiatement, avec une caméra à ressorts Paillard Bolex. Je suis toujours persuadée qu’on peut faire des choses très bien avec les moyens du bord. Et puis j’ai co-réalisé un film, Pano ne passera pas, avec un de mes camarades de l’IDHEC. Il y avait cette idée qu’on peut toujours se débrouiller.
Pouvez-vous me parler de la genèse de ce film ?
D. J. : Je vivais à l’époque avec Ody Ross et nous avons décidé de tourner un film de fiction sur les événements de 68. Nous étions très frappés par la question de la censure de l’information télévisée et par l’interdiction de certaines émissions. C’est de cela que nous voulions parler. Nous avons par exemple demandé à Jacques Sauvageot, qui était un des leaders de 68, de redire ce qu’il avait dit dans l’émission Panorama pour restituer la censure qu’il avait subie. L’écriture était assez libre, nous n’avons pas écrit de véritable scénario. Le film s’est fait un peu au jour le jour, d’après mes souvenirs. Nous nous servions des événements, des manifestations qui avaient lieu. Nous n’avions aucune autorisation. Nous nous glissions dans les couloirs de l’ORTF, dans des manifestations autour de la Maison Ronde pour faire des scènes. Nous avons aussi tourné dans un lieu universitaire, rue Jean Calvin. Ody Ross et moi-même sortions de l’IDHEC, nous connaissions donc des gens qui pouvaient tenir des caméras. On entend leurs noms au générique : Nurith Aviv, Richard Copans… Un ancien journaliste de la télé, Pierre-Henri Arnstam était alors du côté de 68 et qui est devenu ensuite directeur de l’information sur France 2 dans les années 80, jouait un rôle de journaliste dans le film !
Le film a été tourné au moins sur un an. Des passages ont été tournés en 68, notamment des scènes sur les barricades et la séquence avec Sauvageot, probablement en juin 68, enfin assez tôt. Le film a été terminé en 1969. Pano ne passera pas a été complètement autoproduit. Nous avons même fait le montage négatif nous-mêmes, parce que nous n’avions pas du tout d’argent. Le film a été montré dans des festivals, en Italie, à Locarno en Suisse, mais il n’a pas été reconnu alors comme un film militant apte à être projeté pour soulever le débat. Pour l’esprit de 68, tel qu’il était après les États généraux, je crois qu’il n’était pas assez militant. Il ne disait pas « il faut faire ceci, il faut faire cela ».
Dans Pano ne passera pas, beaucoup d’éléments introduisent la question féministe. On voit par exemple écrit sur un mur « La femme est complice de son aliénation ». À un autre moment, une jeune femme fait la vaisselle très longuement en chantant « Aux marches du palais… jusqu’à la fin du monde ». Ces passages sont clairement féministes. Étaient-ils conçus comme tels ?
D. J. : Oui, tout à fait, j’étais déjà féministe à l’époque. « La femme est complice de son aliénation » : c’est une chose à laquelle je crois profondément. J’ai toujours été révoltée contre la situation des femmes, mais j’ai aussi toujours pensé qu’il y avait une part d’acceptation et qu’il ne fallait pas toujours dire « c’est la faute de l’autre ». Il faut voir qu’on joue parfois le jeu. C’est une idée qui remonte à des lectures : on est aussi parfois responsable de la situation dans laquelle on est. Je refusais donc le terme « oppression », parce qu’il renvoie à une passivité, mais je ressentais très profondément une sorte de discrimination dans laquelle on tenait les femmes en leur assignant un rôle écrit d’avance. Je me suis toujours très mal sentie dans ce rôle.
Quelle était justement la place des femmes dans les États généraux du cinéma ?
D. J. : J’ai des souvenirs cuisants. Je me rappelle avoir demandé une caméra à un groupe (parce que les caméras circulaient) pour filmer la crèche de la Sorbonne. Je n’étais pas connue, je ne l’ai bien sûr pas eue. En fait, j’aurais dû aller faire des images avec ma petite caméra mécanique Paillard Bolex et me débrouiller. Pourquoi ai-je demandé à ces petits bureaucrates le droit de tourner ? J’étais bien naïve. Mais j’ai compris : ça m’a servi de leçon. Il n’y avait soi-disant pas de hiérarchie, mais c’était comme partout : il y en a toujours. Je n’ai donc pas fait ces images-là et je le regrette. Ce n’était pas un sujet qui intéressait alors, ce n’était pas un sujet assez militant pour eux, ce n’était pas le sujet principal de la lutte… Je n’étais pas encore dans un groupe féministe, mais il y a des choses qui me restent, cette idée que les hommes étaient plus intéressés par des groupes politiques et que ce qui concernait la vie des femmes était laissé de côté. Il n’y avait pas encore de lieu pour en parler.
Je me souviens aussi de l’attitude de certains à l’égard des femmes, qui n’avait pas du tout été remise en question. Je me rappelle notamment qu’aux premiers États généraux du cinéma, qui se tenaient à l’école de cinéma Vaugirard (aujourd’hui Louis Lumière), Ado Kyrou, auteur d’un livre sur le cinéma et le surréalisme (que j’avais d’ailleurs aimé), demanda tout à coup, lors d’une discussion animée, s’il n’y avait pas dans la salle une femme pour faire la secrétaire et prendre en notes la discussion. Je ne me souviens plus si je l’ai dit ou si je l’ai pensé, mais je me souviens m’être demandé : « Pourquoi une femme ? » J’étais donc déjà très choquée, sans qu’il y ait encore de mouvement des femmes. Il y avait peut-être déjà des femmes qui se réunissaient à ce moment-là, mais je ne les ai connues qu’en 1970.
Quand et comment vous êtes-vous découverte féministe ? Est-ce simultané ou antérieur à votre entrée à l’IDHEC ?
D. J. : C’est antérieur. Parce que j’avais une mère qui était plutôt féministe. Puis j’ai lu Simone de Beauvoir vers quinze ans, et j’en ai été très impressionnée. Je l’ai même donné à lire à mon petit copain, qui n’était pas du tout d’accord, qui a tout souligné en disant que ça n’allait pas, que c’était faux… J’étais donc déjà tout à fait réceptive aux idées féministes, mais il n’y avait pas de mouvement.
Comment, en 1970, avez-vous rencontré le mouvement des femmes ?
D. J. : Je n’ai pas de souvenir très précis. Il me semble que c’est une copine de l’IDHEC, Milka Assaf, maintenant cinéaste, qui m’a dit de venir à une réunion.
Vous avez donc été dans les toutes premières réunions du MLF aux Beaux-Arts…
D. J. : Les premières réunions, c’était aussi dans les appartements. Avant celles des Beaux-Arts, j’ai assisté à d’autres réunions, avant qu’il n’y ait une séparation très grande entre le groupe des Féministes Révolutionnaires et Psychépo (Psychanalyse et politique). Des femmes s’étaient déjà réunies en 68, comme Monique Wittig, etc. Il y avait un petit noyau qui réfléchissait à ces questions dès 68. Mais moi, je suis arrivée en 70, quand le mouvement féministe s’est ouvert. Je n’ai pas fait partie des petits groupes. J’étais donc au tout début, mais pas à la fondation.
Qu’est-ce que le féminisme représentait pour vous ? Vous me dites que vous avez ressenti des inégalités entre hommes et femmes, ou disons, une mise à l’écart des préoccupations concernant les femmes au moment des événements de 68. Qu’est-ce que le mouvement vous a apporté ?
D. J. : Tout d’un coup, j’ai trouvé des gens avec qui parler de situations qui me révoltaient. C’était très stimulant de ne pas se retrouver seule avec un sentiment d’injustice et c’était vraiment joyeux de rencontrer d’autres personnes. Il y avait une parole qui se découvrait. J’avais ce sentiment, que j’ai toujours, que rien ne peut se faire si on laisse le problème des femmes de côté. J’en garde de très bons souvenirs. Ensuite, les choses se sont, à mon avis, gâtées. C’était porté aussi par le mouvement de 68, il y avait alors une ouverture sur le monde. Des gens qui étaient dans ces groupes avaient également une activité politique. Ce n’était donc pas : « On est bien ensemble et on ne reste qu’ensemble ».
Pourriez-vous évoquer la genèse de Sorcières camarades (1970) ? Comment l’idée du film vous est-elle venue ? Dans quelles conditions a-t-il été tourné ?
D. J. : Avec une amie, Simone Bentolila, nous avions envie de faire un film de manière autonome, sans dépendre de maisons de production. Nous avons quand même été aidées par les Beaux-Arts. Quelqu’un qui s’appelle Jacquier, qui travaillait souvent avec Godard et faisait de la vidéo, nous a prêté le studio dont il avait les clés. On nous a aidées avec de l’éclairage pour les scènes du peintre que nous tournions aux Beaux-Arts. Nous avons aussi récupéré de la pellicule à l’ORTF. Nous demandions à un Corse bien connu une certaine quantité de pellicule et deux jours après, nous retrouvions cette personne qui travaillait au labo de développement du studio de Cognac-Jay dans un café… Tout le monde était au courant de l’astuce. C’étaient les secrets de polichinelle de l’ORTF. Il y a eu beaucoup de maisons de production qui se sont montées grâce à ce Corse qui vendait de la pellicule à bas prix. Le mixage, nous l’avons fait « en perruque », c’est-à-dire en profitant une fois de plus de l’ORTF. Je l’avais préparé avec des repères-images sur de la pellicule noire pour ne pas choquer les mixeurs par des images de corps nus ! Enfin, le mixage a été réalisé un peu vite, puisqu’on utilisait les moyens de l’ORTF en cachette.
Vous avez écrit dans les toutes premières publications du Mouvement de libération des femmes, et en particulier, dans Partisans, un texte qui s’appelle « La Femme en morceaux », qui est comme la théorisation de Sorcières camarades… Votre film a donc été réalisé au tout début du MLF…
D. J. : Oui, je pense que c’est bien en 1970. J’ai écrit d’abord dans le tout premier numéro du Torchon brûle puis j’ai rédigé cet article sur la femme morcelée, pour la revue Partisans que j’avais signé « un groupe de femmes ». Je trouve ça ridicule aujourd’hui ! Mais c’était une concession, je l’avoue bien volontiers, à l’esprit de l’époque, même si personne ne m’a forcée. Tout ce qui était individuel était considéré comme mauvais. Je partais du « nous », je ne pouvais donc pas signer seule… Le problème de l’individu et du groupe n’est absolument pas réglé aujourd’hui dans les mouvements politiques. C’est vrai que pour faire un mouvement, il faut être plusieurs mais en même temps, il ne faut pas censurer les individualités. Là, j’avais réglé cette question d’une manière assez facile, c’est le moins qu’on puisse dire !
À quel groupe féministe apparteniez-vous alors ?
D. J. : Là, c’était le groupe Psychépo. Et j’en suis partie, parce que je trouvais que ça se refermait complètement. Mais j’avais aussi de très bons rapports avec des féministes révolutionnaires que je voyais beaucoup, en dépit des haines terribles qui sévissaient entre ces deux groupes. Comme en 68, je n’ai d’abord pas voulu appartenir à un groupe ou un autre. Ces deux tendances se sont progressivement séparées, mais j’allais à des réunions des unes et des autres, sans exclusive parce que je voulais comprendre l’enjeu de leurs divergences radicales. Je trouvais que les féministes révolutionnaires avaient beaucoup plus de poésie et que Psychépo réfléchissait plus. J’ai navigué un certain temps entre les deux car je ne pensais pas qu’un groupe détenait toute la vérité.
Je ne peux donc pas dire que j’appartenais vraiment à Psychépo. Et justement c’est parce que je n’y appartenais pas que quand tout s’est refermé, je suis partie. Je me souviens que le fait d’avoir fait Sorcières camarades de manière autonome, et de l’avoir ensuite montré à Avignon pendant l’été 70, a rendu furieuse Antoinette Fouque, la figure centrale de Psychépo. « De quel droit as-tu fait ce film ? », m’a-t-elle dit. Je n’en avais pas référé à l’autorité ! C’est ça les groupes sectaires, il faut toujours en référer au chef, et moi je n’ai pas supporté. Je n’avais pas à lui demander de permission. Dès que ça devient comme ça, je dis « Ciao » !
Vous insistez beaucoup sur votre désir d’autonomie…
D. J. : Je ne suis pas anarchiste mais je pense que pour faire les choses, il faut une certaine autonomie. Cette autonomie n’est pratiquement possible que dans le cadre d’une autoproduction. Certes, aujourd’hui, les censures ne sont pas principalement politiques (du moins pour le moment, mais rien n’est jamais acquis…), elles sont plutôt économiques. Mais à l’époque, elles étaient politiques. Il fallait un visa de censure du CNC pour n’importe quelle projection, même dans un café ou une école.
Pourquoi avez-vous choisi le titre Sorcières camarades ?
D. J. : Aujourd’hui, par exemple s’il était restauré, je préférerais l’appeler Film-annonce pour une libération. À l’époque, j’ai choisi le titre Sorcières camarades dans un contexte où de nombreux sociologues, historiens et historiennes se penchaient sur le rôle des sorcières. Il y avait certes déjà eu Michelet et quelques recherches faites là-dessus, mais à cette période, le sujet est ressorti. Le thème des sorcières comme exemple de femmes originales, portant une parole exclue par un monde d’hommes, était à la mode et correspondait bien à un esprit de révolte et de marginalité active. C’était l’idée que certaines femmes qui s’affirment sont traitées de sorcières. J’ai donc repris cette idée-là. Il y a d’ailleurs eu, plus tard, pas avant ce film, une revue qui s’est appelée Sorcières. Et puis le féminisme était né des discussions en groupe et des échanges de vécu : il y avait donc une notion de camaraderie et de travail de groupe.
Quel sentiment avez-vous eu en revoyant Sorcières camarades ? Quelles ont été vos réactions ?
D. J. : J’étais contente d’une certaine liberté formelle qui est rare aujourd’hui avec la télévision. Je me suis souvenue que j’avais découpé dans des magazines des fers à repasser, que je les avais mis sur fond noir pour faire des surimpressions, etc. Ce qui m’a frappée aussi, c’est la vraie dichotomie entre l’image et le son.
Sur le contenu lui-même, il y a des choses avec lesquelles je suis complètement d’accord et d’autres que je ne remettrais plus, comme les femmes vietnamiennes en armes. Parce que la période historique a changé et que l’espoir qu’on pouvait mettre dans la libération du Vietnam a été confronté à la réalité : je suis évidemment très contente que le Vietnam se soit libéré mais je suis très loin du communisme qui y a pris place. C’est pour cela qu’aujourd’hui je ne les remettrais plus… Il y a certaines agressivités hommes-femmes que je ne mettrais plus non plus, bien que le film ne soit jamais contre les hommes.
J’étais déjà assez proche d’une pensée situationniste. À l’époque, c’étaient les femmes qui étaient obligées d’être uniquement dans l’apparence, et je souffrais beaucoup de cela, mais c’est aujourd’hui également vrai pour les hommes : c’est devenu une espèce d’obligation, on s’est enfoncé là-dedans… Dans le film, le parti pris est féministe, mais aujourd’hui les hommes sont aussi complètement obligés d’être dans l’apparence. L’analyse situationniste de la société du spectacle était très juste et reste encore pertinente.
Il y a aussi des choses qui m’ont amusée : dans la discussion des hommes pendant qu’on voit les femmes travailler, j’ai reconnu des voix de collègues à la fac.
Est-ce que c’était une conversation captée, jouée ou improvisée ? Il y a des séquences où l’on ne sait pas.
D. J. : La caméra mécanique à ressorts m’obligeait à séparer le son de l’image. Il y avait par exemple de grandes discussions au département cinéma de la fac de Vincennes sur l’organisation des choses, que j’ai captées avec un micro exprès pour le film. Ce sont des paroles réelles dont je me suis servie, qui ont été montées. Il y a aussi un moment dont je me souviens : Simone et moi étions sur la passerelle des Arts avec un enregistreur, et je crois que nous avons enregistré des académiciens. Quand je pense à ceux qui traversent la passerelle des Arts à pied, quand j’entends ces voix, je revois un vieux bonhomme qui disait « Les femmes sont faites pour l’amour », des choses comme ça. C’était capté sur le vif mais monté : ça ne prétendait pas au réalisme. Ce n’était pas joué, mais quand nous posions certaines questions, quand nous enregistrions une réunion de la fac, nous savions bien sûr que surgiraient les habituelles questions de partage de pouvoir.
Qui sont les personnes filmées dans ce film ? L’homme et la femme par exemple.
D. J. : La femme, je ne sais plus qui c’est, mais ce devait être une camarade féministe. Il y a certaines personnes que j’ai reconnues. Ce sont plutôt des féministes des groupes à qui j’ai demandé si elles pouvaient jouer une journée. L’homme, celui qui est barbu, n’est pas un ami. Je crois qu’il était véritablement peintre. Par contre, celui qui était sur l’enclume, je sais qui c’est. À l’époque, il était à la Ligue communiste, il était donc en principe favorable au féminisme : beaucoup de gens à gauche avaient un discours féministe, ce qui ne veut pas dire qu’ils l’étaient dans leur vie quotidienne. Enfin, ils étaient prêts à donner un coup de main et à participer à un film.
Il y a un des cartons qui dit « Un film sur les femmes, un film par des femmes, un film pour des femmes, avec une caméra d’homme ». Une caméra d’homme, qu’est-ce que cela signifie ?
D.J. : Ça, je ne le mettrais pas aujourd’hui par exemple. Je pense que ce sont des restes de discussions dans le groupe Psychépo et de lecture d’articles de la revue d’extrême gauche Cinéthique, concernant le rôle des instruments, l’idéologie de la caméra, etc. « La caméra, c’est phallique, les hommes sont derrière la caméra », disait-on. Aujourd’hui, il y a des femmes chef opérateurs.
Un autre carton dit : « Un homme me regarde, hors de son regard je n’existe pas. C’est son regard qui me crée ». Il me semble que là aussi vous mettez vraiment en images des idées qui étaient très présentes à l’époque. Il n’existe pas d’autres films aussi explicites.
D. J. : Oui, c’est le discours de l’époque. Mais c’est vrai que le rôle des femmes était alors beaucoup plus passif. Heureusement, le féminisme a été un mouvement qui a quand même eu des effets, même si tout n’est pas réglé.
À la fin, vous dites : « Accouchons d’hommes et de femmes nouveaux ». La perspective est donc, je suppose : accouchons de rapports entre hommes et femmes qui soient nouveaux. Comment l’expliquez-vous ?
D. J. : Élevons aussi nos enfants différemment pour que les rapports hommes/femmes ne soient pas des rapports de domination. Disons que c’était une idée de l’époque. Aujourd’hui nous sommes quand même plus méfiants par rapport à l’idée de l’homme nouveau, qui renvoie à un certain discours stalinien. Peut-être aussi que dans ce « programme » il y a une volonté implicite d’élimination du mal, un dangereux désir de pureté. Dans le féminisme, qui était assez inspiré par un certain communisme, il y avait cette idée d’« homme nouveau », qui maintenant me fait frémir parce que l’expression renvoie à l’idée que l’on peut recréer l’homme ex nihilo. Cela implique certes une volonté de mieux élever les enfants, mais il y a quand même là un désir de faire table rase que je n’assume pas.
Un carton dit « Rapports sexuels marchands ». À quoi cela renvoyait-il ?
D. J. : Cela renvoyait à la société du spectacle et à la dictature de la publicité dans l’apparence des femmes Il y avait eu, à ce propos, le film de Godard, La Femme mariée (qui s’est ensuite appelé Une femme mariée pour éviter la censure). Ce film était très critique quant au rôle de la publicité.
Dans ce contexte, les magazines de femmes, comme Elle, ont pris aussi une grande importance pour dicter aux femmes la manière dont elles devaient s’habiller et ce qu’il fallait acheter pour plaire. J’ai préparé, en repérant les lieux la veille, l’invasion, par des camarades féministes des « États généraux du journal Elle » à Versailles (Ironie de l’époque : Elle se mettait au goût du jour et organisait des États Généraux !).
La phrase « Rapports sexuels marchands » vient aussi de l’influence du situationnisme. S’il y a une phrase avec laquelle je peux être d’accord aujourd’hui, en la nuançant, en ne la généralisant pas, c’est celle-là. Tous les rapports sexuels ne sont pas marchands, mais le rôle de la marchandise est très important.
Quand les images des Beaux-Arts ont-elles été tournées ? Je suppose qu’il s’agit des premières réunions.
D. J. : Oui. Parce que vu les têtes… ça n’a pas un côté très sage. Ce doit être une des premières réunions. Mais l’on n’identifie pas forcément que c’est aux Beaux-Arts, il faut le savoir…
Vous avez réalisé un autre film pionnier en lien avec le Mouvement de libération des femmes : Une geste en moi (1972). Dans quelles conditions a-t-il été tourné et où ?
D. J. : En fait, je suis partie en vacances avec des amies dans le sud de la France. Nous sommes parties à plusieurs chez une des personnes qui jouent dans le film, celle qu’on voit monter contre le mur, Nicole Levavasseur. Il y avait aussi la fille de Nicole, qui est présente d’ailleurs dans le film. Nous discutions donc ensemble, nous avons enregistré les discussions, décidé ensemble des plans que nous allions tourner. Chacune avait en tête des images très fortes. Nous avons tourné les plans qui nous semblaient représentatifs : la fille de Nicole qui se caresse avec des couvercles de casserole ; Nicole qui est contre un mur et qui justement essaie de représenter la jouissance, etc.
Ensuite, je me suis retrouvée avec beaucoup de discussions et ces plans avec le mur. Il y a seulement un plan avec Nicole qui n’a pas été tourné à ce moment-là, c’est le plan où elle joue avec ses règles. Celui-ci a été tourné plus tard dans une autre maison à elle, à Morzine, où elle m’avait invitée. J’avais repris la caméra qui n’était pas mécanique. Je crois que c’était une Beaulieu, parce que les plans sont plus longs. J’ai donc écouté ces discussions, et je me suis demandé ce que je pouvais en faire. J’ai pensé à une fiction sur l’image des femmes et j’avais une amie qui était élève sculpteur aux Beaux-Arts. Je trouvais très beaux le geste de sculpter la glaise, le fait de mettre de l’eau sur la sculpture, etc. Je l’avais déjà vue faire. Je l’ai donc filmée et j’ai fait un montage avec ces images, et celles qui me manquaient et que j’ai tournées plus tard avec Nicole. J’ai scandé cette recherche d’identité de plusieurs femmes par les sculptures de cette amie hongroise, Suzanne Gilde.
C’est donc un film entre amies plus qu’un film avec des féministes. Il y a bien une ou deux féministes : celle qui parle beaucoup en voix off mais qu’on ne voit pas à l’image, c’est aujourd’hui une psychanalyste, Monique David. Il y avait aussi une amie américaine. On voit Jean-Paul Fargier à table. C’est un film un peu plus tardif que l’autre, fait dans un moment d’amitié et de discussions.
Je trouve dans le film la création de la femme par les femmes, ou plutôt d’une femme par des femmes, incroyable comme fil conducteur. Cela m’a beaucoup impressionnée.
D. J. : Oui je dirais plutôt la représentation des femmes par des femmes. J’aime bien ses gestes.
Pouvez-vous évoquer l’expérience du groupe des « Cent Fleurs » ? Comment la bande Cerizay : elles ont osé (1973) a-t-elle été conçue ?
D. J. : Vous me posiez précédemment une question sur la politique. Eh bien justement, j’étais très intéressée par les questions politiques. J’ai notamment tourné avec des femmes qui faisaient la grève à Cerizay. Mais j’ai aussi tourné avec des hommes. Il ne s’agissait pas de filmer que les femmes. Après, on a filmé aussi en Bretagne, à Pédernec, etc.
Je suis d’abord allée filmer à Cerizay, avec une amie, parce qu’il y avait une grève de femmes qui était menée un peu sur le modèle de Lip. J’avais vu tout le travail de Carole Roussopoulos à Lip et j’ai eu envie d’y aller. J’avais alors un Portapack, une caméra vidéo portable. Je m’y suis donc rendue une première fois. Mais à l’époque, les vidéos étaient assez rudimentaires, et j’ai eu une poussière dans le système : une image sur deux était abîmée. Nous avons donc dû y retourner avec d’autres personnes et recommencer à tourner, ce qui a d’ailleurs facilité les contacts avec les grévistes. C’est comme ça que nous avons gagné leur confiance : en revenant, nous n’étions pas des journalistes qui passaient. C’était très intéressant parce qu’il y avait vraiment ces femmes qui parlaient. Elles n’avaient jamais autant parlé entre elles. Elles découvraient ce que signifiait être exploitées. Elles donnaient en exemple leur énervement continuel avec leurs enfants, parce qu’elles n’avaient jamais le temps. Par ailleurs, elles avaient inventé des chansons. C’était très sympathique. J’ai donc filmé et, après, Jean-Paul Fargier, avec qui je vivais à l’époque, s’est joint au montage.
L’articulation entre lutte des femmes et lutte des classes, lutte anti-capitaliste, est très présente dans ce film, notamment par le biais de la voix off.
D. J. : Oui, mais il me semble (je n’ai pas revu la bande depuis longtemps) que le commentaire est un petit peu trop directif et qu’il prend trop de place. Jean-Paul Fargier, qui est un des fondateurs de Cinéthique, y est pour beaucoup. Son influence est évidente. Le ton est peut-être trop affirmatif même si j’étais d’accord puisque j’ai participé au film. Je pensais et je pense toujours que la lutte féministe ne doit pas se couper d’une lutte plus large.
Pourquoi ce nom « Les Cent Fleurs » ?
D. J. : Les groupes de gens qui filmaient prenaient des noms. « Les Cent Fleurs », ça faisait référence à la parole de Mao : « Que cent fleurs s’épanouissent ». Cela sonnait bien ! Mais là encore, je n’appellerais plus un groupe Les Cent Fleurs, parce qu’en vérité Mao a suscité la période des Cents Fleurs pour repérer les opposants qui avaient osé s’exprimer librement et mieux les réprimer par la suite.
J’ai lu qu’au début, vous vouliez appeler le groupe « Vidéo-doux ».
D. J. : Oui ! Mais cela a posé des problèmes, parce que lorsque nous sommes allés tourner à Pédernec, le patron s’appelait Doux ! Il y a d’ailleurs toujours des établissements qui s’appellent ainsi. Or, si nous étions arrivés en disant « Nous sommes Vidéo-doux », cela n’aurait pas convenu. Cela faisait la vidéo du patron ! En plus, je me rappelle que nous avions présenté des films au festival de Berlin et que le traducteur ne comprenait rien entre ces « do » et « doux »…
Pourquoi avoir utilisé le support vidéo plutôt que le film ? Qu’est-ce qui vous a conduite vers la vidéo alors que vous aviez d’abord tourné en 16 mm ?
D. J. : C’était plus économique. J’avais fait pas mal de montage et j’avais très envie de maîtriser aussi le cadre. Pour faire des essais, je me sentais plus sûre en vidéo. Je pense donc que c’étaient des raisons économiques. Et cela permettait de réaliser, de faire le son et de faire l’image.
Et vous pouviez tourner plus longtemps…
D. J. : Oui.
Quelles étaient vos relations avec les autres groupes vidéo ? Je suppose que vous entreteniez des relations étroites avec Carole Roussopoulos. Vous étiez diffusées par le même collectif « Mon œil ».
D. J. : Nous étions en relation d’amitié et d’échanges. Carole et Paul nous ont appris des choses, des manières de monter comme la technique dite du « chronomètre ». À l’époque le montage électronique n’existait pas. Nous montions par copie. Mais pour copier chaque plan sur la bande de montage, il fallait de l’élan, nous ne pouvions pas monter à l’arrêt. Il fallait donc lancer d’un côté le plan à monter en amont et de l’autre le montage en amont pour qu’ils se rencontrent au point de montage choisi où l’on appuyait sur la touche d’enregistrement. Avec Carole et Paul, et d’autres vidéastes, nous faisions parfois des projections ensemble. Il y avait notamment Yvonne Mignot-Lefebvre, qui travaillait dans un institut africaniste.
Pouvez-vous me raconter les circonstances dans lesquelles vous avez réalisé votre long-métrage de fiction La Fille de Prague (1977) ?
D. J. : J’avais des contacts avec des dissidents hongrois, parce que j’ai de la famille en Hongrie. Je voyais quel était le regard des Hongrois sur la société française et ça m’amusait beaucoup. En même temps, je les comprenais puisqu’ils trouvaient que les gauchistes français étaient beaucoup trop staliniens. Ils avaient un regard autre. Et j’étais très frappée aussi par le fait que leur humour, comme il y avait de la censure, était en demi-teinte, fonctionnait par allusions. Je me suis dit : « Tiens, c’est intéressant de raconter l’histoire d’une fille qui vient de là-bas ». Au lieu de situer le film en Hongrie, pays où la censure était moins forte, j’ai choisi la Tchécoslovaquie. J’ai écrit ce scénario et comme le féminisme commençait à être reconnu, il y avait plus de possibilités pour les femmes d’obtenir l’avance sur recettes, je l’ai donc eue, ce qui a facilité les choses. Il m’a fallu encore du temps pour trouver une production. Je l’ai trouvée d’ailleurs grâce à une amie allemande, Claudia von Alemann, qui connaissait Pierre et François Barat. C’est vraiment grâce à elle que le film a pu se tourner.
Quelles ont été selon vous les répercussions de mai 68 sur le cinéma ?
D. J. : Peut-être une plus grande souplesse du CNC. En tout cas, l’atténuation de la censure qui empêchait avant 68, manu militari toute projection publique sans visa. Il y a eu la création de la Société des Réalisateurs de Films (la SRF) qui a eu un rôle important aussi à Cannes. Pour le CNC, je ne sais pas, je ne m’y connais pas assez. L’enseignement de l’audiovisuel, c’est venu plus tard, mais c’est quand même une répercussion indirecte. Edgar Faure, qui était très intelligent, a créé l’université de Vincennes, un peu comme un contre-Nanterre. On met des gens très loin dans une forêt, on leur donne tout ce qu’ils veulent, et puis ils nous laissent tranquilles. Vincennes, c’était un résultat de 68.
Vous y avez d’ailleurs enseigné… et vous enseignez aujourd’hui encore à l’université de Saint-Denis.
D. J. : J’y ai d’ abord été étudiante. En 68, j’étais à la Sorbonne. La première année de Vincennes, j’ai continué les études de sociologie. J’ai fait une maîtrise avec Robert Castel et seulement après j’ai fait un DEA et une thèse de cinéma avec François Châtelet. C’est lors du vote de juin 1971 que je suis devenue enseignante en cinéma. Les étudiants choisissaient en effet leurs futurs enseignants et je dois dire que j’ai été aidée par Jean-Paul Fargier, qui était déjà dans la place. Il y avait une grande liberté. On pouvait faire ce qu’on voulait. J’ai montré aux étudiants comment marchait la vidéo, je proposais des analyses de films. Cela, ça dure encore aujourd’hui. On est assez libres. Pour combien de temps ? (cf. le mouvement de 2009 contre la loi LRU)
J’ai l’impression que Sorcières camarades et Un geste en moi peuvent être considérés comme des films à la fois militants et expérimentaux. Il y a un très grand travail formel. Sentiez-vous une fracture dans les années 70 entre le cinéma dit militant et le cinéma dit expérimental ? J’ai le sentiment que ces films réduisent cette fracture.
D. J. : Oui. Je n’ai jamais voulu être dans un clan et je pensais que la forme était très importante. Si on n’est pas réalistes, ça ne veut pas dire qu’on ne part pas d’un vécu, d’une réalité de sentiments, de rêves qui ont une réalité. Cela veut dire qu’on les transpose, qu’on leur donne une forme, pour donner une autre forme aux femmes, d’autres images de femmes que celles qui traînent partout. J’ai participé aux réunions des seconds États généraux du cinéma, après 68, et je trouvais qu’il n’y avait plus aucun souci de la forme, qu’il y avait une perte. Très vite s’est posée la question de savoir quel cinéma défendre. Certains, comme Charvein et d’autres, voulaient totalement engager le cinéma et laisser très peu de place à l’imaginaire, à la poésie. D’autres revendiquaient une certaine liberté du cinéma, ce qui impliquait de ne pas faire uniquement des films dits militants. Je crois que c’est une des grandes césures.
La préoccupation des États généraux était-elle donc surtout de capter des événements ? La question de la forme ne semble pas avoir été clairement été posée.
D. J. : Non… La tendance d’un cinéma très réaliste était dominante. Capter des événements en effet, parfois même sans mise en forme. Je pense que cette tendance perdure aujourd’hui, même si, au moins, il y a une réflexion sur la forme de ce qui a été capté, ce qui n’était pas toujours le cas à l’époque. Des démarches comme celles de Godard ou de Marker n’étaient absolument pas majoritaires. Je me souviens d’un article critique par rapport au cinéma de 68 de Michel Cournot dans le Nouvel Observateur qui m’avait frappée : il parlait de « décalcomanie », de non-recul par rapport à la réalité, d’absence d’invention, de forme.
Pouvez-vous expliquer davantage cette opposition entre les personnes qui ont mené des recherches formelles que l’on peut qualifier d’avant-gardistes et ceux qui défendaient une contre-information brute, proche de la captation ? Cette dichotomie vous semble-t-elle encore vraie aujourd’hui ?
D. J. : Oui, elle me semble encore vraie : prenons par exemple l’appellation « Festival du réel ». Le fait que le réel soit encensé en tant que réel et non en tant que mise en forme du réel, est vraiment caractéristique de cet état d’esprit qui veut que plus c’est réel, mieux c’est. Il y a donc une méfiance pour un certain jeu sur le réel. Tout au plus est-il permis de mettre en place un dispositif. D’ailleurs le mot même de « dispositif » renvoie à une technique, plus qu’à un style.
Cette idéologie n’est-elle pas l’héritage d’un marxisme ou d’un brechtisme mal compris, où l’on s’imagine être plus près du peuple quand on enregistre le « réel » ? Alors que des cinéastes comme Agnès Varda, Chris. Marker, Jean-Luc Godard, ont toujours pensé « mise en scène ».
Je me demande d’ailleurs si l’on n’est pas confronté aux mêmes questions aujourd’hui Je fais partie de l’association ADDOC et l’autre jour j’ai évoqué le risque d’une certaine régression (qui n’est heureusement pas générale) comme si, parce qu’il y avait urgence à filmer une situation, la forme ne devait plus être un souci…
C’est intéressant que vous parliez de « brechtisme mal compris », parce que Brecht emploie bien le terme de « réalisme » mais pas du tout dans le sens courant. Il s’agit bien d’une analyse des rapports sociaux et non pas d’une captation illusoire et directe, et cette analyse exige une mise en forme. Pour lui, la forme est d’ailleurs déjà un contenu.
D. J. : L’idée que le cinéma n’est pas neutre est, je crois, admise aujourd’hui, ce qui va de pair avec la question du nécessaire point de vue. Je crois qu’il n’y a pas la même naïveté qu’en 68, il y a quand même eu une évolution. Mais l’idée que le réel est mieux que l’imaginaire, la mise en forme, etc, perdure… Il y a encore du travail à faire là-dessus. J’ai lu assez tôt les surréalistes, les manifestes de Breton, et j’ai toujours pensé que le rêve était important.
Est-ce qu’on peut dire quand même qu’il y a eu un apport des cinémas militants issus de 68 par rapport à cette articulation entre politique et esthétique ? Quels cinéastes vous semblent le mieux avoir posé la question ?
D. J. : Pour moi, c’est vraiment Godard et Marker. Chez Godard, il y a eu une entrée en force des personnages issus de 68 (ou même avant avec La Chinoise), il y avait des personnages de militants, il y avait des personnages d’ouvriers, des personnages de patrons mais Godard n’a jamais prétendu restituer le réel brut, il y avait toujours une interrogation sur cette mise en forme. Je pense que l’influence de Godard dans les années soixante-dix, ou celle de Pasolini ont été considérables.
Pour vous, quel est l’héritage de mai 68 qu’il conviendrait de réactiver aujourd’hui, en particulier dans le champ cinématographique ?
D. J. : 68, ça a été aussi une libération des mœurs, une libération des esprits, une mise en question, dont on retrouve des échos dans le cinéma d’aujourd’hui. Mais si la libération des mœurs a perduré, la forme est de plus en plus prisonnière des exigences télévisuelles. Donc on est en train de perdre la liberté formelle qui avait été gagnée dans les années 68. Ce qui a été gagné par 68, c’est la possibilité de tourner sans autorisation préalable du CNC. Restent bien sûr la question des autorisations en divers lieux et du droit à l’image. Et la liberté de tourner sans agrément du CNC est menacée. Des films, qui auraient été considérés comme militants en 68, passent aujourd’hui à la télévision, notamment sur Arte. Le champ social s’est donc ouvert. Ces films, pris dans un flux, ont-ils beaucoup d’influence ? Je ne sais pas ; mais au moins ils existent et témoignent de sujets autrefois interdits. Cependant il ne faut pas se leurrer, même si les réalisateurs jouissent d’une plus grande liberté, leurs films passent par les fourches caudines des directeurs de programmes. Heureusement il reste des gens, à côté, qui font des films complètement libres. Ça existe toujours. Il y a les nouveaux moyens, les caméras légères, c’est vraiment une conquête… Je ne sais pas si c’est une conquête de 68 spécifiquement, mais cet esprit de liberté date de cette époque.
Pensez-vous que le cinéma puisse participer concrètement à une transformation de la société ?
D. J. : Je pense que le cinéma peut participer à une transformation de la société mais qu’il ne doit pas se croire tout puissant. Il accompagne ou précède un changement. Certains artistes peuvent précéder leur époque – par exemple Godard avec La Chinoise –, ils sentent une époque, peuvent donner un ton. Mais en 68, il y avait l’illusion, puisqu’on se réunissait qu’entre cinéastes, que le cinéma pouvait vraiment changer les choses. Non, le cinéma faisait partie d’un mouvement plus global. On a appris à être modestes. Qu’il faille réaliser des films de témoignage dans certaines circonstances, c’est certain. Et même si aujourd’hui je ne suis pas totalement contente de la forme de Cerizay, je suis heureuse de l’avoir tourné, il fallait témoigner. Ça faisait avancer des choses, ça montrait que d’autres organisations du travail sont possibles, que le système hiérarchique qui règne dans les usines est absurde et malfaisant. Mais tout ce que dénoncent les filles de Cerizay, comme la pression au travail, la nervosité après une journée à la chaîne notamment sur les enfants, a empiré… Il faudrait réécouter ce qu’elles racontent.
Oui, je suis vraiment pour un cinéma de témoignage mais je ne suis pas pour un cinéma prisonnier d’un certain réel, ou d’un parti politique.
Qu’est-ce qu’a représenté pour vous la séquence 68 ? Et qu’est-ce qui, selon vous, est assez dangereux pour que le pouvoir veuille liquider son héritage ?
D. J. : Ça a été un moment extraordinaire, parce qu’on pensait que tout était possible. On pouvait discuter de tout. Intellectuellement, c’était aussi très intense. L’évidence était discutée pour aller vers un mieux. Tout pouvait être remis en question. L’apprentissage, l’école, la hiérarchie sociale, l’exploitation, le fait que certains aient du pouvoir et d’autres pas, les rapports hommes/femmes… rien n’allait pas de soi. C’était un moment magnifique, car tout était ouvert. On croyait qu’on allait vers une société meilleure. Et cela, c’est dangereux pour tout pouvoir d’autant plus que des ouvriers ont rejoint le mouvement. Je crois que c’est ce qui fait peur aujourd’hui, cette jonction ouvriers étudiants.
À l’époque je ne voyais pas cela comme une séquence, mais comme un commencement de quelque chose qui allait continuer, comme l’espoir d’aller vers une société plus juste. Je ne me rendais pas compte qu’il s’agissait d’un moment historique et je n’imaginais pas du tout qu’il puisse y avoir un retour en arrière tel qu’il a eu lieu. Je ne l’imaginais pas une seconde, puisque les questions posées me semblaient pertinentes. Alors pourquoi progressivement toutes ces questions ont-elles été oubliées ? C’est difficile à imaginer. Aujourd’hui, la société est tellement figée que tous les rapports sociaux semblent aller de soi, alors que là ils étaient remis en question et que l’avenir était ouvert. Je m’identifie toujours à ce mouvement…
Comment avez-vous ressenti et perçu le traitement qui a été fait en 2008 des quarante ans de 68 ?
D. J. : J’ai été ébahie par les attaques contre 68 du Président, parce qu’il déformait tout, en disant que les parachutes dorés dont bénéficient des dirigeants de grands groupes, c’était une cause directe de 68 ! N’importe quoi ! Je me suis demandée si ça avait un écho. Quand je lis sur internet les réactions autour de 68, je me rends compte que les gens en ont aujourd’hui une image complètement fausse. J’en conclus que des remarques populistes comme celle du président laminent la pensée… Est véhiculée l’image de gens qui faisaient n’importe quoi, qui se la coulaient douce… Lors de cette commémoration de 68, il y a eu quand même quelques films intéressants, notamment un film sur des anciens de 68 (68 année zéro de Ruth Zylberman) qui était stimulant. Mais je trouve que, dans l’ensemble, ça ne rendait pas du tout compte de cet esprit de remise en cause de l’ordre social. On tombait, comme toujours, dans la caricature. Je n’ai pas encore lu le livre de François Cusset, Contre-discours de mai, mais, d’après certains articles, il semble dire que l’esprit de 68 a été oublié et que les questions posées sont pourtant toujours ouvertes. Je n’aime pas les attaques contre les gens de 68 qui auraient tous réussi et qui se seraient créé une place dans la société. Au contraire, beaucoup ont sombré dans la dépression ou ont fait tout autre chose. Il y a eu les ambitieux, et les gens qui, simplement, parce qu’ils avaient pris des responsabilités, ont fait ce qu’ils voulaient. Il n’y a pas que des côtés négatifs. Tout d’un coup, l’initiative était ouverte, cela a donc donné une expérience à certaines personnes. Que la société aujourd’hui soit complètement figée, ce n’est pas la faute de 68 !
Il y a en effet un préjugé selon lequel tous les militant-es de 68 auraient retourné leur veste…
D. J. : C’est tout à fait faux ! J’ai lu sur le site www.monde.fr ce qu’écrivaient les gens, j’étais effarée. C’étaient des lieux communs du genre : « C’étaient des profiteurs ». Au lieu d’être dans ce qu’on appelait la lutte des classes, aujourd’hui il y a une espèce de jalousie sociale qui se retourne contre n’importe qui et n’importe quoi, c’est assez effrayant…
Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 161, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0161, accès libre)