Frontières

Catherine Pozzo di Borgo

Nous connaissons tous ces images qui nous parviennent des territoires palestiniens. Les queues aux check points, les soldats israéliens l’arme au poing, les vieilles femmes voilées qui crient leur détresse, les enfants qui jouent dans les décombres, le Mur qui n’en finit pas de grandir. Ces images, inévitables, forment le corps du documentaire Écrivains des frontières, de Samir Abdallah et José Reynes. Le projet du film : accompagner huit membres du Parlement international des écrivains en mission dans le pays. Avec ces images tristement banales et un prétexte un peu passe-partout, les réalisateurs auraient pu faire un simple reportage, un « carnet de route » de plus. Ils sont arrivés à en faire un film. Et un élément qui fait qu’Écrivains des frontières est une œuvre de cinéma à part entière, c’est que ses images sont littéralement nourries, enrichies, commentées en profondeur par les propos, souvent en voix off, des écrivains et des poètes qui découvrent les territoires. Ce n’est pas seulement leur point de vue qui nous intéresse, mais la façon dont ces voix désincarnées, venues de huit pays différents et parlant autant de langues, parviennent à donner une nouvelle lecture de ces images. Grâce à cette polyphonie linguistique, nous prenons plus douloureusement encore conscience de la tragédie qui affecte un pays qui, par son histoire, par son héritage de décor des narratifs religieux monothéistes, devrait chanter la gloire et l’universel de l’expérience humaine.

Le prologue donne le ton. On y voit les écrivains, l’un après l’autre, s’adresser à un auditoire invisible, chacun dans sa langue. L’absence de sous-titres souligne la polyphonie musicale des voix, l’abstraction universalisante de phonèmes détachés de leur ancrage au signifiant. Or cet auditoire, aperçu en amorce, n’est pas anodin. Il s’agit d’un public palestinien, au théâtre de Ramallah, venu entendre leur poète national lors d’un moment de répit dans la guerre d’usure à laquelle ils font face, constamment.

Cisjordanie. À travers les vitres du car qui transporte les écrivains, le paysage défile, commenté par les visiteurs. L’écrivain italien Vincenzo Consolo compare le paysage à la Sicile. Le poète chinois Bei Dao nous raconte que lorsqu’il s’est rendu au consulat israélien de San Francisco et qu’il a déclaré vouloir se rendre en Palestine, le préposé lui a simplement répondu que ce pays n’existait pas. « Notre visite se veut la démonstration concrète qu’il n’est jamais trop tard pour réagir contre les injustices de l’histoire », nous dit l’Espagnol Juan Goytisolo.

Les images se succèdent. Un check point filmé par la brèche entre deux parpaings du Mur couverts de barbelés. Un long travelling dans une rue de Ramallah aux échoppes murées, les trottoirs jonchés de détritus. La terre rouge de Palestine défile, traversée par un char. Au loin, une maison en ruine.

Et la voix de l’écrivain français Christian Salmon : « ce qui frappe quand on arrive en Palestine, c’est le brouillage généralisé du paysage. Ce qu’on voit à l’œuvre, c’est l’émiettement du paysage, la dissolution du paysage, l’abolition du territoire. La laideur du béton et du bitume s’étend sur les plus beaux paysages de l’histoire humaine ». Et c’est vrai que, illuminée par ces paroles, la terre de Palestine apparaît sous un nouvel éclairage, tel un gigantesque échiquier, dont le puzzle toujours plus complexe de carrés et d’espaces est découpé et re-découpé par des routes, des murs, des barbelés et des barrages.

L’ingéniosité avec laquelle le penchant constructeur de l’être humain peut dans des moments de folie collective devenir destruction absolue prend un relief particulier.

Dans un camp de réfugiés, les visiteurs passent par les trous géants pratiqués dans les murs. D’une voix monocorde, Bei Dao raconte : « Presque chaque mur était percé d’un grand trou qui faisait communiquer entre elles les marsons. Ils avaient été faits par de nouvelles armes explosives mises au point par les Israéliens qui, trouvant trop ennuyeux de passer par la porte, traversaient carrément les murs. Passer ainsi d’une maison à l’autre changeait les traditions de bienséance propres à l’humanité. » Et change l’humanité, pourrait-on ajouter.

Le car se transforme progressivement en navire, frayant sa voie au milieu d’une mer agitée par des images et des paroles qui évoquent l’apartheid. Les chemins eux-mêmes discriminent. Sur une route de contournement réservée aux israéliens et qui traverse des territoires palestiniens, Leila Shahid, la porte-parole de l’OLP qui accompagne les visiteurs, montre une bande jaune continue. « C’est pour éviter que les colons ne s’écartent de la route cl n’aillent s’égarer dans des villages palestiniens où ils seraient probablement mal accueillis », explique-t-elle.

Le car poursuit sa route, s’arrête aux chicanes de béton, longe un pan du Mur.

On entend la voix de l’écrivain portugais José Saramago: « le paysage de la Cisjordanie et de la bande de Gaza est émietté et décomposé comme une toile faite de plusieurs morceaux de tissu. (Les barbelés) protègent et excluent, réunissent des zones séparées et séparent des zones contiguës, ils dessinent un labyrinthe d’îlots qui s’attirent et s’excluent mutuellement. »

Saramago sera au centre d’une controverse qui marquera le voyage : faut-il comparer l’action des Israéliens vis-à-vis des Palestiniens à celle des nazis contre les juifs ? Le film ne prend pas position, mais note les remous que ces paroles ont provoqué chez les Israéliens de gauche, puis retourne à côté de leur auteur, montré du doigt pour avoir comparé l’incomparable, pendant que celui-ci grommelle : « Ça ressemble tout de même à une logique concentrationnaire, n’est-ce pas ? » Formulées de cette manière-là, les images ne peuvent qu’être d’accord.

Russell Banks et Elias Sanbar discuteront d’autres images. Ils sont filmés sur le fond d’une mer Méditerranée vide, inutilisée, inexploitable car nous nous trouvons à Gaza, et à Gaza aucune activité, de pêche ou de transport maritime, n’est permise. Des images sont évoquées, celles des amérindiens aux États-Unis, celles des frères ennemis qui s’acharnent contre leur miroir, peut-être plus justes, en tout cas plus porteuses d’espoir d’évolution, voire de guérison.

À un check point, une femme hurle sa colère contre Sharon. Une autre lui fait écho. Et soudain, dans le ciel, de magnifiques cerfs-volants que font voler des enfants. « Nous faisons ce que font les prisonniers, ce que font les chômeurs : nous cultivons l’espoir », dit le poète palestinien Mahmoud Darwish. Espoir aussi que cette scène sous un olivier où un groupe d’hommes, jeunes et vieux, chantent en tapant dans leurs mains. Par contre, vers la fin du film, à l’ombre de la laideur d’un mur en béton infranchissable, de dimension surhumaine, les plaintes des paysannes incapables de vendre leurs marchandises, les visages fermés des hommes, noirs d’un regard las d’avoir encaissé trop d’humiliations, ces images ne permettent que peu d’illusions sur l’avenir immédiat.

Sur la route de Gaza, un Palestinien hors de lui : « Celui qui vient d’Éthiopie, en vingt-quatre heures, il a la nationalité israélienne et plus de droits sur cette terre que moi dont les ancêtres des ancêtres étaient là, et moi je n’ai pas de droits. Je suis un étranger, un terroriste ! ». À la frontière égyptienne, dans un camp qui a été entièrement rasé, un homme ramasse un géranium dans un petit pot, seul signe de vie dans l’immensité des décombres. La caméra s’attarde longuement sur son visage. Ses yeux sont d’une infinie tristesse.

Parmi toutes ces images, il y en a une, bouleversante, qui restera à jamais gravée dans nos mémoires. Plein cadre, un olivier centenaire se dresse seul, majestueux dans un champ. Des soldats israéliens armés de mitraillettes apparaissent dans le champ. Puis un homme qui brandit une tronçonneuse.

L’arbre tombe et c’est plus fort que nous, notre gorge se noue. Il y a dans cet acte toute l’ineptie, toute l’absurdité d’un conflit qui semble ne jamais pouvoir prendre fin. Dans le plan suivant, un homme encore jeune sanglote. C’était son olivier. Il possédait 15 hectares de terres. On vient de les lui confisquer pour construire le Mur, « le mur de sécurité, ce mur d’injustice et de racisme. Comment nourrir nos enfants, maintenant qu’ils ont tout pris ? »

Sur les ruines du camp de réfugiés, la voix calme de Christian Salmon s’élève :

« En Palestine, la frontière se meut comme un nuage de sauterelles. Elle peut arriver chez vous comme le courrier en une nuit à la vitesse des chars. Ou glisser lentement, comme une ombre. La frontière rampe, encercle les villages, les points d’eau. La frontière est furtive. À l’image des bombardiers, elle écrase et désintègre l’espace. La frontière n’organise pas les flux de circulation, elle les paralyse. Jamais on n’avait, sur un si petit espace, réussi à paralyser à ce point une population ». Ou comment, par la grâce des mots, les images prennent une nouvelle dimension.

Le film se termine sur un travelling qui nous fait quitter les faubourgs de Ramallah. Vincenzo Consolo dit avec une grande humilité en guise de conclusion : « Je ressens l’inutilité de toute parole, la disproportion entre mon devoir de témoigner de ce que nous avons vu et la grande tragédie qui se déroule là-bas. Mais on a le devoir d’écrire. » Les écrivains repartent plus convaincus que jamais de l’iniquité du conflit israélo-palestinien et continueront sans doute, chacun a sa façon, a se battre pour qu’une parole puisse dire ces injustices. En cela, et malgré la modestie de Consolo, le film sert de rappel, rappel à la mémoire et rappel à l’ordre. L’intellectuel sert de voix pour la conscience d’une société, et le film a l’infini mérite à la fois de le replacer dans ce rôle, de le revaloriser, et d’utiliser sa pensée dans la bande son comme un élément filmique structurant de premier ordre.


  • Écrivains des frontières – Voyages en Palestine(s)
    2004 | France | 1h20 | Vidéo
    Réalisation : Samir Abdallah, José Reynes

Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 41, Juin 2005)