L’Homme cicatrice

Amaranta Caballero Prado

Frontière. f. Limite entre deux états où se termine ou commence la souveraineté de chacun.

Elle peut être naturelle si elle suit un contours géographique (fleuve, montagne, mer : États-Unis — Mexique ; Argentine — Uruguay) ou artificielle s’il s’agit de suivre des critères historiques ou d’identité culturelle : (Espagne — Portugal ; Belgique — France; Suède — Norvège) ou bien si elle se crée ex nihilo de lignes imaginaires : parallèles, méridiens (la plupart des frontières africaines, États-Unis — Canada). La frontière est une ligne imaginaire dont la stabilité dépend de l’accord entre les pays impliqués, ou l’acceptation de l’arbitrage d’un tiers ; elle donne lieu à ses propres formes de vie qui incluent le rôle important du secteur tertiaire, des migrations ouvrières à caractère quotidien et des concentrations de troupes. // Façade, frontispice. // Renforcement du fond d’un couffin ou similaire. // Planches avec poutres qui servent à soutenir les banches dans les coins. // Limite, frein, toute chose qui sépare.

Dictionnaire Encyclopédique Grijalbo (pp.836-7)

I

La Barrière à la manière des vieux navires : décombres en décomposition. Le salpêtre accomplit sur elle la fonction vorace du sel qui ronge. La mer et sa houle, se sont habituées à cette cicatrice de bois et de métal imposée par l’homme. Imposée par le délire territorial de l’humain.

II

Eau, roche et sable rendent compte en silence d’un mur contrefait. A leur tour, des hommes et des femmes arrivent dans cette zone proche de la plage pour se parler à travers le mur. Entre ses grilles. Les voix se mêlent au grondement de l’Océan Pacifique.

III

Que sont les frontières sinon l’homme de métal ? Sinon la preuve de l’homme lui-même devenu sa propre limite ? L’homme, comme une cicatrice. L’homme limitrophe. L’homme qui ne se trouve ni n’existe, se fracture. Se divise. Bifurque. Se sépare.

IV

Dans une frontière, la terre est la même. Les couleurs de la terre sont les mêmes. La roche ou les arbustes ont la même texture et la même odeur. Le ciel même à son tour les couvre tous. Le soleil et la nuit tombent et se lèvent à leur tour : aurore. Crépuscule. Les oiseaux traversent sans mesurer les conséquences. Tout a un ordre existentiel. Et le chaos.

V

En retrait, une femme observe. Ses pupilles reflètent la lumière artificielle qui recouvre des dizaines d’hommes. Ces hommes qui tombent. Qui reviennent. A travers l’appareil photo, ses pupilles enregistrent la peur. Elles enregistrent aussi l’Autre : la Témérité.

VI

La frontière nord du Mexique dans ses parages garde déserte, une rumeur sèche appelée mort.

VII

Où termine ou commence : l’Amérique Latine. Les racines. Dans les frontières on connaît aussi la migration. Elle s’enregistre ou se cache. S’enterre.

Où termine ou commence le tracé imaginaire. Le tracé politique. Le tracé social : le Territoire.

La Guerre.

Où termine ou commence ou termine, où ? Termine ? Commence ?

VIII

Les paysages pris dans ces photographies ne disent rien. Ils exploitent seulement.

L’image bucolique dénonce. Elle nous dit ce qu’il y a derrière. Ces photographies sont des frontières. Ces frontières se brisent.

Quand la lumière artificielle et inquisitrice s’éteindra, nous aurons à nouveau la nuit sans marques.


Ce texte est accompagné dans sa version papier de la Line Watch, série de photographies de Laetitia Tura.


Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 127, Juin 2005)