À propos de L’Affaire Sofri de Jean-Louis Comolli

Marc Gourden

« Quelque chose dans la narration échappe à l’ordre de ce qu’il est suffisant ou nécessaire de savoir, et, par ce trait, relève du style des tactiques. », Michel de Certeau

« Il faut peu de mots pour dire l’essentiel ; il nous faut tous les mots pour le rendre réel. », Paul Éluard

En 1988, Léonardo Marino, un ancien membre du mouvement d’extrême-gauche « Lotta Continua », déclare avoir participé, le 17 mai 1972, au meurtre du commissaire Luigi Calabresi, et accuse Giorgio Pietrostefani et Adriano Sofri d’avoir commandité le meurtre exécuté par Ovidio Bonpressi.

Après une suite de procès aux verdicts contradictoires, le 23 janvier 1997, la cour de cassation confirme la condamnation des trois accusés à vingt-deux ans de prison. Le scénario du film L’affaire Sofri est construit autour du livre de l’historien Carlo Ginzburg Le juge et l’historien 1, dans lequel celui-ci analyse les actes du procès Sofri, montre la fragilité des accusations portées par le repenti Léonardo Marino et confronte les usages de l’archive historique à ceux de la preuve judiciaire.

Un texte sur fond noir ouvre le film de Jean-Louis Comolli L’affaire Sofri. Le spectateur a commencé à lire, mais déjà une autre voix fait entendre le texte ; sa lecture fait concurrence à celle du spectateur, ce dernier cède et écoute mais lui revient l’envie de lire, de vérifier si les mots entendus sont bien ceux du texte à l’écran. Rien n’est changé et pourtant. Le corps est dans la voix, il donne aux mots un autre visage, une autre expression. L’écoute et la lecture ont fini par se confondre.

Les derniers films du cinéaste systématisent cet emploi d’un texte introductif accompagné de sa propre lecture. Faut-il y voir une manière pour le cinéaste de signer son film par la double inscription du texte et de la voix, de rappeler au spectateur que les images cinématographiques relèvent d’un travail des mots, d’une écriture ou ne s’agit-il pas plutôt de l’instauration au seuil du film, d’une « expérience différentielle des langages ». (Roland Barthes) 2

Comment décrire le dispositif propre au film de Jean-Louis Comolli : L’affaire Sofri ? Le dispositif est cette règle du jeu que choisit le cinéaste pour son film. II sera ici question du jeu de rôles, de corps et de voix que suscite le dispositif, des possibles qu’il autorise et des interdits qu’il se donne.

Trouver la règle du jeu, c’est être attentif à ce qui se répète : il y aura un personnage et un seul, l’historien Carlo Ginzburg; il sera toujours filmé chez lui, des archives vidéo seront montrées, mais celles-ci seront toujours référées à la deuxième scène du film, la régie vidéo ; il n’y aura que le commentaire d’origine des archives accompagné de la traduction orale de Jean-Louis Comolli ; les questions du réalisateur à Carlo Ginzburg seront absentes du film.

Ces choix (il y en a bien sûr d’autres) dessinent le monde singulier et autonome du film. La répétition favorise à la fois une unité formelle et le sentiment d’une nécessité. Aux régularités de la mise en scène, à sa norme vont correspondre des exceptions et ce qui relève d’une stratégie ou d’un art du moment opportun de faire la différence.

Au début du film, Carlo Ginzburg explique son rapport aux archives en ces termes: « L’historien travaille à partir de traces de toutes sortes… l’interprétation commence dès la lecture. Une lecture intérieure, silencieuse. L’historien devient acteur : il se dédouble. Un dialogue s’instaure, qui est à analyser, il accompagne la recherche. Un dialogue silencieux où l’un des deux participants devrait se taire ou pas. Il y a cette figure qui vient des procès de canonisation: l’avocat du diable. Il faudrait l’intérioriser pour avoir un dialogue avec l’avocat du diable. Cela me paraît décisif pour l’interprétation. Se mettre en difficulté ».

Près de dix ans après la parution de son livre Le juge et l’historien, Carlo Ginzburg va rejouer la lutte avec les archives des procès Sofri, en démonter méthodiquement la logique judiciaire (et politique), jusqu’au point où elle se défait. Le dialogue intérieur et silencieux avec les « sources » va prendre chair face à la caméra de Jean-Louis Comolli. La solitude fictive de l’historien le conduira à prendre en charge tous les rôles, toutes les voix.

Les situations de huis clos ou d’enfermement entretiennent toujours un lien plus ou moins ténu avec le monde de la fiction. Il y aurait comme l’écho insistant d’un dehors qui manque, d’un monde qui n’est plus atteignable que par le souvenir et l’imagination. L’infinie étendue de l’espace désertique (son vide) et l’expérience carcérale constitueraient comme les deux extrêmes d’une même condition imaginaire.

Carlo Ginzburg est filmé dans son appartement. Ce lieu privé tel qu’il est filmé, tient plus de l’espace de travail que de l’espace intime. Que voit-on ? Un couloir qui mène à des bureaux, des piles de dossiers, des papiers classés, d’autres éparpillés, des livres, tout un univers dédié à la recherche historique et au savoir.

La mise en scène de Jean-Louis Comolli fera varier les manières dont Carlo

Ginzburg restitue la parole des témoins, des acteurs de l’affaire Sofri : avec ou sans son commentaire, face à la caméra ou de dos en s’éloignant vers l’arrière-plan… jeu complexe de la citation où l’historien reprend les éléments développés dans son livre Le juge et l’historien, où sa lecture faisant alterner les déclarations d’un témoin et les questions du juge résonne comme une scène théâtrale. L’historien semble parfois donner la réplique à un partenaire absent ; il fait bien plus que de citer les mots des autres, il y engage son corps et en module l’expression. Le spectateur est alors transporté sur la scène judiciaire.

Adriano Sofri et ses coaccusés ont déjà été jugés (et re-jugés) mais l’ici et maintenant du cinéma donne au combat de l’historien toute son urgence.

Nombreux sont les documentaristes qui lors du montage coupent leurs questions posées aux personnes filmées. Cette opération favorise la continuité du propos enregistré et intensifie le sentiment d’immédiateté ou de présence.

Dans L’affaire Sofri, l’absence des questions du cinéaste ajoute à l’étrangeté ressentie face au « jeu » (à l’auto-mise en scène) de l’historien. En effet, peu à peu, les regards qui se portent vers la caméra (vers le spectateur) ou vers la présence hors champ de Jean-Louis Comolli se font de plus en plus rares, de moins en moins insistants. La liberté de mouvement qu’a Carlo Ginzburg dans le cadre, se conjugue avec celle de son regard. L’historien parle, réfléchi et s’interroge à voix haute, tandis que ses yeux se portent tantôt sur ses documents, tantôt dans le « vide » exprimant un regard intérieur. Le spectateur se surprend à douter : « Mais à qui s’adresse-t-il ? ». Ce questionnement produit le vacillement des places et des rôles. Si la place du cinéaste peut sembler parfois vacante, qu’en est-il alors de celle du spectateur ? Et finalement, cet homme qui est seul chez lui, qui se livre à cette lutte avec les archives judiciaires, à ce véritable corps à corps avec les mots des autres : qui est-il ?

Ce tremblé du personnage affecte le spectateur. Il ne faut pas y voir le symptôme d’un scepticisme quant à la thèse qui est défendue par l’historien. Au contraire, cet équilibre instable entre croyance et doute, contribue à intensifier la présence de Carlo Ginzburg et l’attention à son discours.

L’expérience cinématographique met toujours en jeu du savoir et de la croyance et comme le note Jacques Rancière : « (le cinéma) porte à sa plus haute puissance la double ressource de l’impression muette qui parle et du montage qui calcule les puissances de signifiance et les valeurs de vérité. Et le cinéma documentaire, le cinéma voué au réel est, en ce sens, capable d’une invention fictionnelle plus forte que le cinéma de fiction, aisément voué à une certaine stéréotypie des actions et des caractères ». 3

Les personnes filmees par Jean-Louis Comolli ont souvent une lourde responsabilité : la liberté de leurs mouvements face à la camera. En tant que choix de mise en scène, cette liberté n’est pas mieux assurée de susciter une parole plus vraie, plus juste ou simplement significative. Néanmoins, le cinéaste, qui cède ainsi une part de son contrôle en laissant l’initiative à ceux qu’il filme, va enregistrer une parole potentiellement plus riche d’interactions entre ce que disent les mots et ce que dit le corps. C’est aussi une manière de mettre le cadre « sous tension » , de laisser le personnage s’aventurer aux bords du hors champ et prendre ainsi le risque qu’il nous échappe.

Dans un autre film de Jean-Louis Comolli, La vraie vie (dans les bureaux), une très belle séquence montre une employée de la CPAM d’ile de France, proche de la retraite, aux prises avec cette difficile liberté. Le cinéaste enregistre le double embarras du personnage qui trouve péniblement les mots pour raconter une vie de bureau et ne sait comment occuper l’espace. Le silence du cinéaste ajoute au sentiment d’assister à la solitude et à l’abandon du personnage. « Ai-je assez parlé ? » demandera la femme à Jean-Louis Comolli au terme de ce véritable chemin de croix. Tout bascule alors dans un soulagement où se mêlent les rires partagés du personnage et du cinéaste, l’évocation des loisirs (la danse) et la musique de Richard Galliano. À la fin de la séquence, la femme semble avoir quitté la scène du travail (l’entretien avec le cinéaste) et rejoint la vraie vie !

On voit ainsi qu’un principe de mise en scène assez proche peut induire des configurations narratives très éloignées. Carlo Ginzburg n’est jamais en difficulté face à l’autonomie qui lui est offerte. Si le personnage peut témoigner d’une certaine solitude, elle est pour ainsi dire assumée et en devient par là-même inquiétante.

Ainsi, il y a quelque chose d’indécidable dans ces petites actions, ces temps faibles, où l’historien déambule dans le couloir de son appartement, s’arrête pour réfléchir puis poursuit son discours ; tout autant, dans ces moments de suspens ou après avoir commenté un procès-verbal, Carlo Ginzburg se replonge dans la lecture « intérieure et silencieuse » des archives. Ces gestes, ces moments « en trop » ont une teneur factice. 4 Le spectateur sait que la recherche de l’historien a déjà eu lieu et pourtant la mise en scène et le jeu de Carlo Ginzburg nous portent au-delà d’une « reconstitution » des conditions d’élaboration du livre Le juge et l’historien.

La régie vidéo constitue l’autre scène du film, celle des machines, des instruments qui mesurent et des écrans qui montrent. Ambivalence du lieu qui tient à la fois du dévoilement des coulisses audiovisuelles (5) (de la transparence) et mise en scène accentuant la clôture de l’espace, l’anonymat du pouvoir (présence fugace d’une main, d’un corps qui commande aux machines).

Si un dialogue peut s’instaurer entre les deux huis-clos que forment l’appartement de l’historien et la régie vidéo, c’est non seulement parce que le cinéaste peut monter des extraits d’archives qui s’articulent aux propos de l’historien, contextualisent l’affaire Sofri et en restituent la temporalité longue, mais c’est aussi par les résonances qui se révèlent entre les lieux et les situations. Ainsi, la première archive donnant la parole à Adriano Sofri le situe d’emblée dans un espace équivoque. Le spectateur n’a pas connaissance de l’origine du document vidéo, ni du statut des images (s’agit-il d’un reportage télévisé, d’un extrait de documentaire, d’un entretien avec un journaliste, un historien.… ?). La séquence est introduite par une image arrêtée sur une fenêtre grillagée qui marque la situation carcérale de l’entretien puis nous découvrons Sofri filmé devant une bibliothèque. 6 Sommes-nous troublés par la qualité de présence de Sofri à l’image, son expression à la fois ferme et retenue (voire apaisée) dans ce contexte d’enfermement ou n’est-ce pas plutôt l’étrange proximité qui déjà s’installe entre lui et Carlo Ginzburg et ne fera que s’accentuer tout au long de L’affaire Sofri ? Le film ne cessera de jouer sur les signes de l’enfermement et de l’ouverture (les fenêtres et les portes, la pénombre et la clarté). Paradoxalement, Adriano Sofri semble déjouer la condition carcérale par la manière dont il fait face à la justice (il faudrait décrire plus longuement sa façon de se tenir, le ton de sa voix et tout ce qui le sépare de son accusateur, fantôme de lui-même) tandis que les déambulations tourmentées de Carlo Ginzburg s’apparentent aux va-et-vient d’un détenu en promenade. 7 « L’historien devient acteur : il se dédouble », nous avait prévenu Carlo Ginzburg au début du film…

Les archives vidéo n’entrent jamais dans le film sans un détour par les machines et écrans de la régie vidéo qui agissent alors comme guillemets et mise à distance pour le spectateur. Est-ce à dire que toutes les archives montrées dans le film bénéficient d’un même traitement, d’une même mise en forme ? Le contraire d’une mise en scène, ce n’est pas son absence mais une autre mise en scène (Serge Daney). À la fin du film, Adriano Sofri prend une dernière fois la parole face à ses juges et déclare avec force qu’il continuera à se battre contre

‘injustice qui lui est faite. Ce sera l’unique occurrence d’un extrait d’archive monté directement dans L’affaire Sofri et ainsi intensifié. 8 Mais déjà le spectateur avait senti que les deux mondes s’étaient rejoints lorsque peu avant, la musique qui n’était jusque-là associée qu’à la régie vidéo avait franchi cette frontière invisible pour venir accompagner (hanter ?) le combat de l’historien.

La voix de Jean-Louis Comolli vient redoubler le commentaire d’origine de certaines archives. Parfois la voix du cinéaste est en avance sur le commentaire italien et il faut quelques secondes au spectateur pour être assuré qu’il s’agit bien d’une traduction. Cet écart infime suffit à troubler le spectateur et le mettre en position d’interrogation face à ce qui lui est donné à voir.

Tenter de décrire les lois que se donne le film, ce n’est pas le réduire à une intentionnalité ou au calcul de ses effets. Il s’agit plutôt de comprendre le cheminement du sens, les modalités d’expression des vérités du film et les affects qu’elles déterminent. Le spectateur « idéal » serait moins libre qu’inquiet, à la fois confondu et démultiplié par cette prolifération des voix qui chaque fois expriment autrement : voir ou ne pas voir le corps de celui qui parle, lire ou écouter, citer autrui, le traduire, l’interpréter.. marquer le passage de l’une à l’autre de ces modalités d’expression ou travailler à des écarts discrets.

La mise en scène de L’affaire Sofri favorise le miroitement des spectres et dessine un lieu imaginaire où communiquent l’espace carcéral, le théâtral et le judiciaire. La figure de la répétition donne sens au film. Car à la succession des procès répond l’engagement reconduit et rejoué de l’historien qui confrontant à nouveau les déclarations des uns et des autres, donne corps aux revenants.

Le film de Jean-Louis Comolli s’inscrit dans le combat pour la vérité que mène Carlo Ginzburg sans rien céder sur le terrain de l’art du documentaire, c’est sa force.


  1. Le Juge et l’Historien, Considérations en marge du procès Sofri, Verdier, 1997
  2. « la parole, l’écrit et l’écriture engagent chaque fois un sujet séparé, et le lecteur, l’auditeur (le spectateur) doivent suivre ce sujet divisé, différent selon qu’il parle, transcrit ou énonce. » Roland Barthes, De la parole à l’écriture, Œuvres complètes IV, 1972-1996, Seuil.
  3. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La fabrique, 2000.
  4. La « facticité » ne s’oppose pas ici à la « vérité » mais à la « véridicité » comme autre pôle du régime de croyance face à la représentation cinématographique.
  5. Coulisses de la post-production du film, tout autant que régie finale d’un journal télévisé d’où sont envoyés les « sujets »
  6. Carlo Ginzburg sera filmé, à plusieurs reprises, face à une bibliothèque. La première séquence où apparaît l’historien est cadrée dans une même valeur de plan et celui-ci est filmé devant une fenêtre aux volets mi-clos.
  7. L’impressionnante barre de métal qui entrave la porte d’entrée de l’appartement de Carlo Ginzburg renforce cette idée d’enfermement.
  8. À la suite de cet extrait, nous sommes à nouveau dans la régie vidéo : une main anonyme lance la dernière archive d’un journal télévisé italien. Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La fabrique, 2000.

  • L’Affaire Sofri
    2001 | France | 55’
    Réalisation : Jean-Louis Comolli

Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 145, Juin 2005)