Soir

Jean-Louis Comolli

Soir : nous sommes au soir. J’apprends que Pierre Baudry est mort, il y a déjà quelques jours, sans rien dire à personne, dans son lit, dormant et ne pensant plus à se réveiller. Comme cela lui ressemble ! Il n’est pas certain que les circonstances de nos morts soient toujours les signatures de nos vies. Mais pour Pierre, j’aurais rêvé d’une telle fin, puisque le rêve est certainement la dimension dont on laisse à l’autre la jouissance. Pierre Baudry était exactement celui qui habite l’interligne. Il n’y avait chez lui (autant que j’aie pu le sentir) aucun désir de gloire ou de fatras. Il s’intéressait aux arts minces et aux objets mineurs. Une passion du presque-rien l’animait sans doute, Du peu de choses. Son univers, je n’ai pas peur du mot, était rempli de toutes sortes de peu de choses. À nous, ses amis, ses commensaux (Pierre était un hôte parfait), à nous de comprendre que tous ces « peu », là pour une fois mis sur la table ou devant nos yeux, étaient de ces infimes décalages qui changent tout, et le reste.

La force du rêve était chez lui telle, je peux en témoigner, qu’elle n’avait aucunement besoin de se réaliser. Je me souviens, parmi tant de soirées passées chez lui, entre des étagères chargées à mourir de livres et de compilations, d’avoir dégusté sous son regard alerte des liqueurs improbables, des citations incongrues, des savoirs inaccessibles. Pierre était un érudit discret, qui ne la ramenait pas, qui savait et semblait ne pas se soucier plus que d’une guigne du peu de savoir de ses invités. Des années plus tard, j’ai lu ce qu’il avait écrit sur L’Homme d’Aran, de Robert Flaherty, et j’ai vu la bande qu’il avait réalisée avec Gilles Delavaud. J’y ai trouvé l’une de mes sources d’inspiration. Je m’y suis référé dix fois. J’avais plaisir et joie et reconnaissance à prendre acte de cette justesse de vue, de cette audace tranquille qui renversaient la doxa flahertienne et invitaient, ni plus ni moins, à repenser l’aventure documentaire comme geste artistique entier. Plus tard encore, Pierre me parlait de Varan et je dois avouer que je ne l’écoutais que d’une oreille, avant, bien avant, de me trouver moi-même engagé dans Varan et marchant, ainsi, sur ses traces. Une dette. Nous ne reconnaissons les dettes les plus réelles, sans doute, que dans l’après-coup, quand il n’y a plus rien à solder. Alors je suis heureux de dire ici ma dette envers Pierre Baudry, qui m’aura guidé, sans peut-être le savoir, ou peut-être en le sachant. Plus tôt, quelques années plus tôt, dans nos années de fureur et de terreur, il était non seulement désarmant de gentillesse et d’attention, il était cet ami qui nous veut du bien en quelque sorte malgré nous, au-delà de nous. Peut-être était-ce exactement là ce que nous ne pouvions supporter. Je me souviens de Pierre comme d’un paysan de Paris et je peux dire aujourd’hui qu’il allait à l’essentiel, sans rien nous en montrer.

Le titre de son film (qu’il faudrait revoir ou voir), La Loi du cœur, dit quelque chose à la fois de ce qui l’a fait mourir et de ce que nous aurons, sans doute, manqué en lui. La loi du cœur est, hélas, celle du manque. En ce sens, elle diffère de l’amour, qui comble à tout instant ce manque essentiel. J’aurai(s) aimé (être) Pierre Baudry.

In memoriam, Pierre Baudry
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 163, Juin 2005)