Imagine le hors-voir…

Didier Vaudène

À François Baudry

« Le jour, tu découvres l’objet, au fond de la nuit, tu le vois. », Edmond Jabès 1

Image et sciences. « Et » s’étend ici comme la question du statut de l’image dans les sciences. Il ne suffit pas de constater le rôle important de l’image dans les sciences pour que la question de son statut soit claire. Selon les circonstances ou l’usage qui en est fait, l’image peut se trouver tantôt valorisée et occuper une place importante, voire essentielle, et tantôt se trouver mise à l’écart, parfois considérée comme suspecte ou dangereuse, voire même interdite. Cette question, qui surgit souvent au détour d’une tension ou d’un conflit, concerne tous les degrés, des plus apparents aux plus fondamentaux. Qui pourrait nier, par exemple, que l’invention, le développement et la diffusion de la photographie, du cinématographe, de la télévision, des images numériques, du réseau Internet, etc., ne modifient profondément et durablement les rapports mutuels entre discours, écriture, littérature, peinture, etc.?

Faut-il pour autant en conclure que ces modifications induisent inévitablement un remaniement corrélatif aux degrés les plus fondamentaux qui intéressent, par exemple, le savoir et la vérité ?

On peut hésiter, d’autant que l’étalage des gourmandises technologiques tend quelque peu à occulter ces questions fondamentales qu’on pourrait croire endormies dans les caves d’un musée provincial. Quand ces questions fondamentales sont maintenues hors champ, la question du statut de l’image tend à se dissoudre dans un réseau de clichés au premier rang desquels figure l’opposition entre langage (oral ou écrit) et image, opposition qui glisse souvent sur la classification des supports matériels associés, et, partant, sur les statistiques comptables qui mesurent les parts de marché des uns et des autres.

J’aborderai la question du statut de l’image en l’ouvrant dans trois directions (qui ne sont pas indépendantes les unes des autres). Tout d’abord, cette question ne saurait être circonscrite aux seules sciences, car elle se pose aussi bien, par exemple, dans l’enceinte du prétoire (intervention de l’image dans les procédures juridiques), dans l’exercice de la politique (techniques de communication, campagnes électorales, propagande, etc.), dans des contextes religieux (interdit de la représentation) que dans les choix éditoriaux concernant la première page de certains quotidiens.

Ensuite, cette question ne saurait être circonscrite aux seules images (fixes ou animées) entendues au sens scopique, c’est-à-dire n’intéressant que la perception visuelle. ‘utiliserai le mot image en un sens large qui pourra s’étendre depuis la référence scopique jusqu’à ce qui « fait image », quel que soit le procédé utilisé images, figures de discours, poèmes, proverbes, aphorismes, gestes, sons, etc.) de manière à aborder l’image comme ce qui peut donner à voir des formes (morphè) et comme ce qui peut produire des effets de sens et d’intelligibilité (eidos), ce qui permet aussi d’aborder les cas dans lesquels c’est le manque d’une image qui est destiné à « faire image » (je pense aussi bien, par exemple, à certaines figures de montage cinématographique, qu’à des artifices de propagande ou des soustractions de pièces à conviction).

Enfin, l’image (au sens scopique) ne saurait être séparée de son rapport à ce qui ne peut être vu. Il s’agit aussi bien de comprendre comment certaines images peuvent se substituer à [des images de] ce qui ne peut être vu, que d’aborder ce qui conditionne la possibilité de certaines images quoique ne pouvant être vu comme tel (la lumière est obscure, même si elle permet à la vue de voir).

La question du statut de l’image

Je vais droit au but : l’image en tant que telle n’intervient pas dans les procédures fondamentales d’établissement du savoir [scientifique]. Toutefois, le cas des sciences n’est qu’un cas particulier, et il suffit d’une simple transposition à la question de la vérité pour prendre la mesure de l’extension de la question du statut de l’image :

L’image en tant que telle n’intervient pas dans les procédures fondamentales d’établissement du savoir [scientifique] et de la vérité, de sorte que l’image en tant que telle n’a pas de statut quant à ces procures-fondamentales.

Évitons une lecture hâtive de cette proposition dont je n’ignore pas qu’elle puisse surprendre, surtout à une époque qui se reconnaît volontiers dans les médias, la communication et les nouvelles technologies. Cette proposition ne signifie pas, tant s’en faut, que l’image n’intervienne pas du tout, ni qu’elle ne puisse jouer un rôle important, voire incontournable, dans l’élaboration du savoir ou de la vérité; elle signifie simplement que les procédures fondamentales qui, in fine, sont décisives quant à l’établissement du savoir ou de la vérité sont indépendantes de l’image en tant que telle.

Partant :

La question du statut de l’image en tant que telle ne se pose, avec les effets de tensions et de conflits qui peuvent s’ensuivre, que lorsqu’on pressent (ou lorsqu’on craint, ou lorsqu’on croit, ou lorsqu’on sait, etc.)que l’image, totalement ou partiellement, empiète sur (ou se substitue à, ou occulte, ou paralyse, etc.) les procédures fondamentales d’établissement du savoir ou de la vérité.

Ainsi formulée, la question du statut de l’image est susceptible de se poser dans des circonstances très diverses, tant privées ou professionnelles que médiatiques ou publiques.

L’ouverture de la question esquissée dans l’introduction se comprend aisément : d’une part, parce qu’elle intéresse un niveau fondamental à l’égard duquel les sciences ne sont qu’un cas particulier ; d’autre part, parce que l’image n’y figure que comme un cas particulier de tout ce qui peut entrer en conflit ou en tension avec ces procédures fondamentales (on pourrait dire la même chose de tout mode de communication, y compris discursif, lequel peut entrer en conflit avec ces procédures fondamentales, par exemple à l’endroit d’entreprises de propagande, de diffusion de slogans, ou de propagation de rumeurs et de mensonges). La question du statut de l’image ne se joue donc pas dans l’opposition plate entre langage (oral ou écrit) et image, puisqu’elle la traverse ; en tant qu’elle est située dans son rapport aux procédures fondamentales d’établissement du savoir et de la vérité, elle implique un enjeu, qu’on pourrait dire de civilisation, qui n’est pas toujours aperçu 2.

Quelles sont donc ces procédures fondamentales d’établissement du savoir ou de la vérité? Pourquoi ces procédures impliquent-elles un enjeu de civilisation ? Je me bornerai ici à esquisser la situation de ces procédures dans deux contextes : celui de l’Antiquité grecque (dans son rapport à la question de la vérité) et celui des sciences contemporaines (dans leur rapport à la question du savoir).

Avec Aristote se condense dans la logikè technè 3 entendre avant tout comme un art de bien user du discours, une réflexion et une élaboration de la Grèce antique dont un versant essentiel est lié aux affaires de la cité (politike), dans la perspective d’une démocratie liée au débat public 4. Ce qu’Aristote introduit 5 n’est pas le fait de raisonner, fût-ce « logiquement » (l’humanité n’a pas attendu Aristote pour se mettre à raisonner), mais le fait d’affirmer que le principe de non contradiction, parce qu’il est le principe fondamental relatif aux argumentations et aux démonstrations, est aussi le plus fondamental de tous les principes, qu’il s’agisse des affaires de la cité, de la philosophie ou de la connaissance. Indépendamment des considérations techniques relatives au choix des principes et des règles, le trait dominant de cette logike technè est son caractère dialectique, au sens étymologique où elle ne s’exerce que dans le dialogue et le débat : il ne suffit pas qu’un énoncé vaille pour moi pour qu’il vaille aussi pour autrui, de sorte que tout énoncé, pour autant qu’on le soumette à cette logikè technè, doit être débattu contradictoirement. Mais, pour que ce débat puisse avoir lieu sans se réduire à un dialogue de sourds, encore faut-il que les adversaires s’accordent sur les principes et les règles permettant de mener le débat. La logikè technè concerne les principes fondamentaux (le plus fondamental étant le principe de non contradiction) et les règles générales (en particulier le syllogisme dans la logique d’Aristote) ouvrant la voie à de tels débats 6.

Il faut souligner le caractère extraordinairement audacieux d’un tel montage qui dépend entièrement d’une procédure visant l’établissement du savoir ou de la vérité par le détour d’une remise en jeu illimitée de la vulnérabilité des énoncés, et même de sa propre vulnérabilité, puisque la procédure, elle-même élaborée dialectiquement, ne prend effet que dans la mesure où chacun y consent et s’y exerce. Montage réellement vertigineux dans lequel n’est établi et ne perdure que ce qui ne cesse d’affronter le risque de son propre anéantissement. En contrepartie, on y déchiffrera déjà la solidarité fondamentale qui relie le politique (et plus tard le juridique), le philosophique et le savoir ; on y déchiffrera aussi la capacité d’adaptation de la procédure elle-même, dont les principes et les règles entrent eux aussi dans la remise en jeu du débat dialectique, ainsi que sa potentialité de déploiement dans l’espace et dans le temps. Corrélativement, pour notre regard contemporain, ni le savoir ni la vérité ne sauraient consister en quoi que ce soit d’immuable ou de préexistant, car l’un et l’autre ne sont que l’effectivité du cheminement, parfois zigzagant, qui les élabore.

L’image n’intervient nulle part comme telle, ni dans le débat dialectique, ni dans la logikè technè ; l’écriture non plus, au demeurant, laquelle ne joue qu’un rôle secondaire dans la Grèce antique 7.

En tant qu’on la reconnaît comme fondamentale, cette procédure prend le pas sur tout autre considération : rien de ce qu’on sait ou éprouve en son for intérieur, aucune image, aucune écriture ni même aucun énoncé, considéré isolément, ne peut valoir de soi-même comme savoir ou comme vérité [au sens de cette procédure] ; d’où l’effet d’enveloppement préalable par le recours à des formulations discursives (opinions, jugements, interprétations, propositions, etc.) pour que ces formulations puissent intervenir dans le jeu du débat dialectique 8. S’il peut y avoir méfiance à l’égard de l’image, c’est dans la mesure où elle peut faire passer pour vrai ou vraisemblable ce qui peut être réfuté par les voies de la logikè technè.

Ainsi, par exemple, les figures que le géomètre trace sur le sable, quelque soin qu’il apporte à la précision du tracé, peuvent certes contribuer à l’élaboration d’un savoir, elles ne sauraient cependant jamais valoir, en elles-mêmes, comme preuves ou comme théorèmes 9. Une suspicion comparable s’applique aux discours du démagogue, du sophiste ou du menteur, parce qu’ils peuvent emporter la conviction de l’auditeur en endormant sa vigilance critique ou en occultant ce qui ne résiste pas à l’exercice dialectique de la logikè techne.

Ce qui vient d’être souligné se déclinera et se transposera à des situations ou des contextes qui sont liés à cet enjeu fondamental.

Dans l’enceinte du prétoire, par exemple, aucune image ou aucune « chose » (pouvant éventuellement tenir le rôle de pièce à conviction) n’est, en tant que telle, ni une preuve ni une quelconque manifestation de la vérité. Ces éléments ne peuvent intervenir que sous le couvert de témoignages, d’authentifications et d’expertises formulées sous serment ; ils sont destinés, au même titre que les dires des témoins et des experts, à s’inscrire dans un réseau d’interprétations, de raisonnements, de recoupements, de critiques, de réquisitoires et de plaidoiries, tout cela au sein d’un débat contradictoire impliquant toutes les parties concernées. On pourrait transposer cette remarque au cas des sciences, qui présentent de profondes affinités avec les procédures juridiques : un fait « brut » (à supposer qu’une telle expression ait un sens) considéré isolément est inutilisable ; il n’intervient, lui aussi, qu’inscrit dans un réseau d’interprétations, de raisonnements, de recoupements et de protocoles d’expérimentation qui doivent ouvrir la possibilité d’une reproductibilité des expérimentations, étant entendu que les interprétations et les théories élaborées sont soumises au débat contradictoire, de sorte qu’elles demeurent ouvertes et susceptibles d’être reprises et remaniées 10. On pourrait multiplier les exemples, dans le domaine politique, dans celui des médias, etc., qu’il s’agisse d’images, de slogans, de l’utilisation de procédés publicitaires, etc., la question demeurerait avant tout celle de déterminer, en chaque circonstance, si les procédés et dispositifs utilisés sont en mesure d’apporter une contribution aux procédures fondamentales d’établissement du savoir ou de la vérité, ou s’ils tendent à en gêner l’exercice.

Ce que je viens d’esquisser à grands traits s’inscrit dans le sillage de l’héritage grec au sein duquel on peut dire que, d’un point de vue fondamental, « tout passe par le langage » dans la mesure où les procédures d’établissement du savoir ou de la vérité requièrent le débat dialectique, lequel présuppose le recours au langage. Il convient cependant d’apercevoir que ce « tout » amalgame en fait deux fonctions qui méritent d’être distinguées dans le cadre de la présente étude. D’une part, la « fonction significative », qui correspond à tout ce qui se déploie comme sens ou comme signification, aussi bien du côté de la verbalisation que du côté de la compréhension ; c’est le langage, au sens ordinaire, qui intervient dans toute verbalisation, et qu’on peut comprendre comme un univers clos sur lui-même quant à ses effets de signification. D’autre part, la « fonction médiatrice » , par l’intermédiaire de laquelle nous « parlons le monde », c’est-à-dire par l’intermédiaire de laquelle nous recueillons le monde comme signification pour qu’il puisse y être fait référence depuis l’univers clos du langage. On pourrait donc dire deux fois que « tout est langage » : une première fois, parce que le débat dialectique et la logikè technè ne s’appliquent qu’à des énoncés supposés signifier quelque chose de déterminé, c’est-à-dire à la « fonction significative » du langage, de sorte que ni l’un ni l’autre ne sauraient avoir une quelconque « prise directe » sur le monde ou un quelconque rapport immédiat avec celui-ci ; et une seconde fois, parce que l’un et l’autre n’ont [éventuellement] rapport au monde que par l’intermédiaire d’un « parler le monde » 11 qui mobilise la « fonction médiatrice » du langage. Corrélativement, dans ce contexte, le monde n’intervient, eu égard à ces procédures d’établissement du savoir ou de la vérité, que comme [homogène à de la signification; réciproquement, n’accède possiblement à la connaissance, relativement à ces procédures, que ce qui, du monde, se laisse saisir comme signification 12.

Toutefois, la distinction de ces deux « fonctions » du langage n’appartient pas à l’Antiquité grecque dans la mesure où, au niveau de ces procédures fondamentales, le langage n’est pas conçu comme une médiation qui s’interposerait entre les effets de signification qu’il produit et ce à quoi il est supposé référer : le langage « dit l’être » tout autant qu’on pourrait « dire la vérité ». Cette distinction procède donc d’une interprétation rétroactive proposée dans un contexte où la fonction médiatrice du langage s’est fissurée, devenant ainsi plus nettement décelable, et s’est trouvée remaniée pour dégager la place d’une seconde médiation, qui coexiste avec la médiation du langage, et qu’on peut comprendre comme la médiation de l’écriture. Pour situer cette seconde médiation en quelques mots, il suffit de dire que c’est elle qui régit ce que les sciences contemporaines énoncent quant à notre rapport au monde. Dans les sciences contemporaines, tous les protocoles fondamentaux concourant à l’établissement du savoir requièrent l’intervention de l’écriture, qu’il s’agisse des observations et des mesures, des modélisations et des mathématisations, ou des protocoles de corroboration, cette intervention étant tout autant incontournable dans les mathématiques elles-mêmes, par l’effet des entreprises de formalisation 13 , que, plus récemment, dans tout ce qui concerne les traitements automatiques de l’information 14. Relativement à ces procédures, les écritures recueillies à l’endroit de cette médiation ne sont pas supposées signifier quelque chose : ces écritures-là, qui ne « disent » rien (elles ne résultent pas d’un dire assumé par un sujet), sont, en quelque manière, une empreinte ou une trace 15 . Pour préciser encore, on peut dire que, dans le cas de la médiation du langage, l’établissement de la signification intervient « avant », de sorte que la signification, indissociable de l’énoncé, semble donnée d’emblée. Au contraire, dans le cas de la médiation de l’écriture, l’établissement [éventuel] d’un sens ou d’une signification attribué aux écritures vient « après » , et résulte d’une construction interprétative [en principe] explicitée comme telle ; corrélativement, relativement à cette médiation, nous ne saisissons du monde que ce qui s’en laisse recueillir comme écriture. Tout ce savoir procède fondamentalement d’un « monde comme écriture » de sorte que nous ne saurions rien attribuer à un tel monde qui ne soit d’abord attribuable à des écritures.

La médiation de l’écriture ne remplace pas la médiation du langage, car les deux coexistent. On ne peut pas dire non plus que les deux médiations soient absolument exclusives l’une de l’autre : dans bien des circonstances, ce que nous formulons, savons ou croyons articule des traits ou des aspects provenant des deux médiations.

Toutefois, dans le cas des sciences actuelles, les procédures d’établissement du savoir (démonstrations, expérimentations, corroborations, etc.) sont jugées d’autant plus rigoureuses qu’elles s’appliquent strictement à l’endroit de la médiation de l’écriture.

Sans doute pouvons-nous encore dire que « tout passe par le langage » dès lors qu’aucune trace ou écriture ne saurait valoir sans le secours des constructions interprétatives, donc de la « fonction significative » du langage; mais le sens de cette expression s’est déplacé parce que la « fonction médiatrice » du langage a perdu son caractère exclusif dans la mesure où une part importante de notre rapport au monde passe maintenant par la médiation de l’écriture, laquelle régit aussi bien les théories scientifiques et les représentations qui leur sont associées, que les pratiques liées aux technologies dites « nouvelles ». Ce remaniement des médiations s’accompagne d’un autre déplacement important : tandis que la logikè technè tend à promouvoir les processus démonstratifs en prenant appui sur des déductions opérées à partir de principes et de définitions à caractère général et universel (d’où le rôle privilégié et même archétypique des mathématiques dans ce contexte), la médiation de l’écriture, quant à elle, ne saurait subsister sans l’intervention de constructions interprétatives, les processus de démonstration n’intervenant, éventuellement, que dans un second temps. En ce sens, la médiation de l’écriture se déploie dans un univers d’interprètes et d’interprétations.

Ce détour par l’étude succincte des procédures fondamentales d’établissement du savoir ou de la vérité permet de préciser quelques traits de la question du statut de l’image dans les sciences telles que nous les concevons et pratiquons actuellement.

D’une part, on remarque que le remaniement dégageant la place de la médiation de l’écriture ne fait pas plus intervenir l’image comme telle que dans le contexte du logos grec. Cependant, il convient de souligner qu’à bien des égards, l’image présente de nombreuses affinités avec l’écriture 16 , en particulier dans la mesure où l’une et l’autre, en tant qu’elles n’ont pas le statut d’énoncés discursifs supposés signifier quelque chose de déterminé, requièrent l’intervention de constructions interprétatives. On pourra même aller plus loin, comme le suggère l’exemple de l’appareil photographique (cf. note n° 15), et comprendre que dans certains cas, une même « empreinte » peut être interprétée, sous certains aspects, aussi bien comme une image que comme une écriture.

D’autre part, d’un point de vue à la fois théorique et fondamental, il convient d’apercevoir que toutes les images élaborées en vue de représenter ou d’illustrer le savoir dépendant de la médiation de l’écriture sont en fait, in fine, des images d’écritures : relativement aux procédures d’établissement du savoir qui dépendent de la médiation de l’écriture, puisqu’on ne « voit » le monde que comme écritures, tout ce qu’on en imagine est aussi (et même d’abord) imagination d’écritures.

Il convient d’insister : le « réel » appréhendé par les procédures fondamentales d’établissement du savoir scientifique est tout entier « hors-voir », car la « caméra » qui nous en rapporte les traces ne produit que des écritures. Dans ce contexte, la distinction ne passe plus entre un apparaître phénoménal et une essence idéelle (dont l’apparaître n’en serait qu’un reflet approximatif et trompeur) ; elle passe maintenant entre une « réalité phénoménale » , approchée à travers tous les appareils imaginables (aussi bien directement, par le biais de nos appareils sensoriels, qu’indirectement, par le truchement de toutes les prothèses d’observation imaginables), et un « réel », élaboré comme une construction interprétative à partir de ce qui est recueilli à l’endroit de la médiation de l’écriture. Certes, il y a des images de la « réalité phénoménale », mais ces images-là ne constituent pas un savoir au sens des procédures fondamentales. En revanche, il n’y a pas d’images phénoménales du « réel », car ce « réel » n’a d’autre phénoménalité que ce qui peut être recueilli à l’endroit de la médiation de l’écriture, de sorte que tout ce qu’on imagine ou formule quant à ce « réel » est une manière d’imaginer ou de se donner une idée de ce « réel » qui se « manifeste » comme les écritures recueillies à l’endroit de la médiation de l’écriture : ces images-là sont en quelque manière des calligrammes. Bien entendu, on attend qu’il y ait quelque concordance entre les images de la « réalité phénoménale » et les images qu’on élabore pour représenter le « réel » correspondant ; il n’en reste pas moins que cette éventuelle concordance n’a aucun statut quant aux procédures fondamentales d’établissement du savoir 17.

Sur un coin de nappe

Ainsi abordée d’un point de vue général et fondamental, la question du statut de l’image peut être simplement formulée : l’image, au sens très large du terme, peut intervenir partout [dans les sciences] pourvu qu’elle n’empiète pas sur les procédures fondamentales d’établissement du savoir [scientifique] [et de la vérité]. Dès lors que tel est le cas, le recours aux images peut être examiné sous l’angle de l’opportunité (ou, si on préfère, de la convenance) : quand, comment et pourquoi convient-il ou ne convient-il pas de recourir à des images ? Et, plus précisément : à quelles images convient-il ou non recourir, en fonction de ce qui est à montrer, du public auquel l’image s’adresse, etc. ? La question est vaste, aussi vaste que la créativité et l’imagination, aussi je m’en tiendrai à quelques traits de mon expérience en ce domaine.

Je laisserai de côté l’image proprement documentaire, c’est-à-dire celle qui, au moins dans une certaine mesure, peut se substituer à (ou valoir comme) une « réalité phénoménale » 18. On pourra donc, à partir d’un document, procéder à des études, des analyses et des interprétations, pour autant que le document le permet, et sous réserve d’éventuelles procédures d’authentification.

Je laisse également de côté tout ce qui concerne les images produites par les dispositifs d’observation (en physique, en chimie ou en biologie, par exemple), qui ont pour fonction d’amener au visible une « réalité phénoménale » qui n’est pas directement perceptible par nos appareils sensoriels et qui nécessite des transformations et des conditions expérimentales plus ou moins complexes. Il y a, dans ce cas, une affinité « naturelle » entre ce qui est à montrer et ce qui peut être montré à la vue, affinité qui motive suffisamment le recours à l’image au sens scopique, ce qui, au demeurant, n’enlève rien aux difficultés inhérentes au choix, à la composition et à l’agencement de telles images.

Je m’intéresse donc moins ici aux images de la « réalité phénoménale » qu’aux images forgées afin de représenter ou de donner une idée d’un « réel hors-voir ». Ce sont donc des images qui intéressent le « voir » au sens du comprendre et de l’idée (eidein, eidos), et non le « voir » d’une forme apparente (morphè). De nouveau, on pourra élaborer de telles images en recourant à tous les procédés et à toutes les techniques jugées opportunes dès lors que les images ainsi produites n’empiètent pas sur les procédures fondamentales d’établissement du savoir 19. Ces images, me semble-t-il, opèrent principalement comme des guides d’interprétation qui se déploient dans [au moins] deux dimensions : une dimension de point de vue (dégager ou souligner une coupe partielle d’une construction complexe pour en extraire certains traits fortement liés entre eux) ; et une dimension de niveau de synthèse (dégager ou souligner un plan d’intelligibilité suffisamment autonome et cohérent vis-à-vis de la complexité d’une construction donnée). Il s’agit donc très souvent de schémas, de diagrammes ou de représentations spécialement élaborés à cet effet. Parmi ceux-ci, je voudrais m’attarder quelques instants sur un cas particulier, à savoir le schéma qui se construit au tableau, ou sur un coin de nappe de restaurant, au fur et à mesure d’une discussion : le schéma se construit et se complète au gré des arguments et des objections, chaque trait intervenant au moment opportun. A l’issue de la discussion, le schéma ne comprendra que des traits (au sens propre aussi bien qu’au sens figuré) qui auront été suscités par un argument ou une objection; chacun d’eux aura bénéficié d’une introduction particulière tandis qu’on aura explicité ses liens avec les traits déjà présents ou avec ceux qui auront été ultérieurement ajoutés.

Je tiens cet exercice pour idéal en ce sens que la construction progressive du schéma épouse exactement les méandres du cheminement dialectique qui l’a suscité et qui conduit à le comprendre. Ce n’est pas un schéma proposé (ou imposé) par quelque savante autorité, à prendre comme une sorte de vérité ; c’est, au contraire, un « schéma contradictoire » (au sens juridique, comme lorsqu’on parle d’un constat contradictoire) produit par un faire, en l’occurrence le déplacement de compréhension ou d’interprétation, peut-être infime, qui accompagne l’accomplissement d’une discussion ou d’un débat.

Mais il est encore idéal pour d’autres raisons. Dans de telles circonstances, on ne s’attache guère à l’aspect décoratif et aux fioritures inessentielles : chaque trait et chaque forme tracée va droit au but, dans le seul souci de convenir à l’argument ou à l’aspect qui est actuellement en débat. Ce qui est tracé n’a, la plupart du temps, qu’une faible valeur représentative ou significative propre (en ce sens, la valeur significative d’un trait ne consiste pas dans le trait lui-même) ; tout au contraire, la valeur significative du trait dépend de son irruption dans le schéma (ce qui a provoqué la nécessité de le tracer) et des liens explicités un à un qu’il entretient avec d’autres traits du schéma qui sont aussi peu consistants que lui ; en ce sens, chaque élément du schéma n’a qu’une valeur significative d’insistance, et cette valeur s’accroît et s’enrichit à mesure que sont aperçus les liens qu’il entretient à l’égard des autres éléments du schéma.

Il est enfin idéal en un troisième sens. Si, à l’issue du repas, on découpe le coin de nappe [en papier] et qu’on présente la schéma à quelqu’un qui n’aurait pas assisté à l’élaboration du schéma (quoique susceptible de comprendre de quoi il s’agit), le schéma est, la plupart du temps, incompréhensible. Corrélativement, si on a enregistré la discussion et qu’on la réécoute sans voir le schéma, dans beaucoup de cas, la « bande son » demeure, elle aussi, (partiellement] incompréhensible. Je tiens cette sorte de situation pour idéale parce que la répartition du cheminement du comprendre entre le discours et l’image est suffisamment nette pour qu’aucun des deux versants ne tienne seul de manière autonome. Chacun des deux se déploie dans les lacunes de l’autre. En ce sens, la « bande son » est aussi un film muet.

On pourrait ainsi résumer cet exercice en soulignant que le comprendre (ou encore l’effet d’intelligibilité) ne consiste, à proprement parler, ni dans le dire (et, sous cet aspect, il figurerait du côté du « hors-dire »), ni dans le voir (et, sous cet, aspect, il figurerait du côté du « hors-voir »), mais, bien plutôt, le comprendre insiste (se tisse, se faufile) dans les franges d’interférence du « hors-dire » et du « hors-voir ». Je veux souligner par là, à travers l’image de la « bande son » comme film muet, que l’effet d’intelligibilité se produit moins dans la juxtaposition d’un discours bien fait et d’images bien faites, chacun considéré isolément, que dans les allers et retours qui sont provoqués par la mise en résonance des défaillances du discours et des défaillances de l’image.

Je me suis principalement attaché au trait ; mais il faut aussi, dans cette situation, souligner l’importance des gestes qui accompagnent un tracé ou ceux qui dessinent des parcours aériens dans le schéma déjà tracé. Les gestes sont perçus aussi subtilement que nous percevons, par exemple, les respirations, les accents et les rythmes d’une parole, et, comme ces gestes sont liés à la parole d’une manière que nous ne contrôlons consciemment que partiellement, il y a une pertinence étonnante du geste dans son rapport exactement ajusté avec la parole. Ce que cette situation souligne aussi, c’est que le mouvement majeur qui est à prendre en compte est celui du mouvement relatif du spectateur (le cheminement de son comprendre) par rapport à ce qui est perceptible (ou à ce qui est montré). C’est ce mouvement-là qui doit déterminer le rythme, et non l’image seule ou le discours seul.

Enfin, il me semble important de souligner, toujours dans cette situation, la présence d’une règle analogue à la règle des trois unités des classiques : unité de temps (le temps du comprendre), unité de lieu ici unité et unicité du schéma) et unité d’action (tout est centré sur la clôture cohérente d’un comprendre). Ce qui importe, c’est de rassembler dans un même schéma (qui fonctionne alors comme une sorte de carte muette de géographie) l’enveloppe des liens entre les différents éléments du schéma (ces éléments, au demeurant, ne subsistant qu’en tant que noeud d’articulation entre de tels liens). La valeur faiblement représentative de chaque trait joue ici un rôle essentiel qui n’est pas seulement esthétique ou de parti pris : chaque élément ne figurant que sous la forme d’un tracé creusé jusqu’à l’épure, on retarde ainsi l’encombrement d’un schéma qui deviendrait rapidement abusivement surchargé, donc indéchiffrable. L’unicité du schéma permet ainsi de situer ces liens les uns relativement aux autres dans le co-présence qui les réunit dans le schéma. Il s’ensuit corrélativement une sorte de principe d’économie : très peu d’images (voire une seule) pour que le repérage puisse être conservé, plutôt que des éclats simplifiés qui tendent à bloquer la compréhension de leurs relations mutuelles. En un sens, la résultante globale serait une sorte d’image immobile, qui, seule vaudrait la peine de venir s’imprimer dans la mémoire, une image dont chaque trait et chaque aspérité auraient été progressivement construits et liés entre eux.

Pour différentes raisons, cette situation dialectique vivante (au sens d’une sorte de happening où nul ne peut prévoir le prochain enchaînement) ne se laisse guère saisir dans un enregistrement: parce que de telles situations sont rarement prévisibles, parce qu’elles sont très étroitement dépendantes des personnes qui y prennent part (leur curiosité, leur motivation, ce que chacune sait au sujet de ce que l’autre sait et qui ne sera pas rappelé, etc.), parce que leur rythme est celui de ce qui est en train d’être vécu et non celui qui convient à un spectateur extérieur, bref, dans la majeure partie des cas, cette situation est seulement vécue 20. Deux écueils majeurs guettent alors les tentatives de transpositions : d’un côté, le faux dialogue, dans lequel des questions artificielles ne servent qu’à baliser une liste de réponses soigneusement préparées (genre qui culmine dans le grotesque des fausses interviews des campagnes électorales officielles télévisées), d’un autre côté, la voix du maître, qui récite les énoncés qui devront être répétés (dont la forme la plus condensée et la plus familière est le slogan publicitaire). Dans les deux cas, la visée est de « faire passer le message », expression violente et peut-être obscène, qui peut aussi bien couvrir la frontière indécise entre communication et propagande. On rejoint par ce biais la question du statut de l’image au sens large.

Si le dialogue « vrai » ne peut être enregistré comme tel, et occupe de ce fait la place de ce qui ne peut être montré, comment provoquer une sorte de déplacement (filmer la vie, c’est vivre le cinéma 21) qui permette d’éviter au mieux les écueils majeurs que je viens de mentionner ? Dans les vidéogrammes sur l’informatique que j’ai réalisés 22, j’ai tenté de nouer plusieurs directions de recherche dans le cadre des différentes contraintes qui m’étaient imposées. En quelque sorte, j’ai provoqué une dislocation de l’inaccessible dialogue « vrai » sur plusieurs registres de façon que chacun de ses éclats soit, en un sens à chaque fois différent, une manière de vrai « dialogue ». Le fait même de l’enregistrement impose au premier de ces « dialogues », celui qui s’établit entre le spectateur et le vidéogramme, une dissymétrie caractéristique, à savoir que l’un des deux « partenaires » garde le silence, tout comme le livre demeure silencieux pour son lecteur, ou le psychanalyste pour son patient. Il s’ensuit que le « dialogue » ne se produit pas dans l’interaction instantanée de deux personnes (comme dans le cas du dialogue « vrai »), mais dans le temps, au cours d’une succession de questionnements et de déchiffrements accomplis par le spectateur lui-même 23. Ce qui suppose au moins, corrélativement, que le vidéogramme soit conçu pour être vu et revu, donc déchiffrable à différents niveaux et selon divers points de vue; ce qui suppose aussi de repousser le seuil des concessions, car la concession est aussi la limite 24.

Dès lors qu’il appartient au spectateur d’assumer les questions, il n’est plus nécessaire de surajouter de fausses questions dans le vidéogramme ; mais, de ce fait, la « voix du film » peut basculer dans le monologue de la voix du maître. Dans la mesure où ces vidéogrammes ne se prêtaient pas à la présentation de différents points de vue, j’ai choisi d’inclure dans la « voix du film » sa propre ouverture, aussi bien en veillant à ne pas élider les marqueurs qui permettent au spectateur de situer ce qui est formulé (tout le monde s’accorde actuellement sur…, il est d’usage de…, certains affirment que…, tout se passe comme si…, on tend à interpréter cela comme…, peut-être préférera-t-on penser que…, etc.), qu’en faisant état de questions ouvertes ou de questionnements plus personnels.

La « voix du film » entre ainsi dans un « dialogue » avec elle-même, une sorte de délibération intérieure (une voix off au sens des films de fiction ou des apartés au théâtre, une voix souvent « blanche » comme on en trouve dans certains films de Marguerite Duras) où elle peut faire entendre son propre cheminement, ses doutes et ses interrogations, tout en introduisant la distance qui suffit à rompre l’adhérence à la « langue de bois » de la voix du maître. Ce n’est pas l’absence de doute qui confère autorité à un énoncé, mais l’envergure du doute ou du questionnement auquel il résiste encore.

Le troisième registre de « dialogue » est étroitement dépendant des circonstances de réalisation de ces vidéogrammes puisque j’étais auteur et responsable des « contenus scientifiques » (en tant qu’informaticien) et, en même temps, réalisateur. Ces vidéogrammes n’ont donc pas subi le risque d’une tension entre celui qui sait et celui qui met en images. Ils n’ont pas non plus été conçus à travers la division entre un texte préalablement écrit (par celui qui sait) et la mise en image de ce texte (par le réalisateur) : j’ai d’emblée réalisé un brouillon vidéographique avec du matériel grand public en improvisant directement la voix off sur des esquisses de schémas.

C’est à travers ces tâtonnements que j’ai progressivement accordé les schémas à main levée (comme sur un coin de nappe) et les mots venant les accompagner (avec le rythme et l’agencement d’une parole vive et non comme un texte préalablement écrit qu’on aurait lu). Cette interaction forte entre les images et les mots produit leur « dialogue » : les schémas, dépourvus de toute signification apparente identifiable, ne prennent sens qu’avec les mots qui les accompagnent, tandis que les phrases qu’ils forment demeurent obscures 25 sans la mise en œuvre que leur procurent les schémas. Chacun des deux, pourrait-on dire, fonctionne comme une interprétation de l’autre, tandis que l’effet de sens se produit « entre les deux » (il ne consiste ni dans l’un ni dans l’autre), au titre de leur concordance réciproque.

Ces diverses remarques, on l’a compris, s’appliqueraient aussi bien à d’autres domaines que les explications scientifiques. Mais, elles me permettent de revenir sur ce que j’ai indiqué concernant le rôle de l’écriture dans les sciences contemporaines.

Que les critères d’établissement du savoir passent par la médiation de l’écriture ne signifie nullement, bien au contraire, que ces critères pourraient s’exercer sans qu’il soit nécessaire de recourir à quoi que ce soit d’autre. Plus on convoque l’écriture pour son usage formel, moins les écritures produites « contiennent » une signification, c’est-à-dire, corrélativement, plus il est nécessaire de développer des interprétations [de ces écritures] pour que ces écritures soient utilisables et puissent faire sens. Dans un tel contexte, la situation du schéma dinatoire à deux dimensions (discours + schéma) se transpose à une situation à trois dimensions (écritures + discours + schéma) dans laquelle chaque dimension peut jouer le rôle d’une sorte de clé d’articulation entre les deux autres.

Cette triple articulation, abondamment utilisée en mathématiques depuis longtemps 26 , et, par extension, dans tous les domaines où les mathématiques interviennent, a pris un essor considérable (tout en s’infléchissant notablement) par l’effet des procédés informatiques. Dans ce contexte, où l’on peut rendre compte des traitements d’information en termes d’écritures et d’opérations appliquées à des écritures (des suites de 0 et de 1 au niveau le plus élémentaire), les traitements impliqués par les machines et les logiciels couramment utilisés correspondent effectivement à des écritures de plusieurs millions de caractères assujetties à des opérations nombreuses (plusieurs millions par seconde). Il va de soi que, même si en droit, tout traitement d’information peut être expliqué jusqu’en ses moindres détails par le recours à de telles écritures, il est hors de question, en fait, d’utiliser les ordinateurs ou de rendre compte du fonctionnement usuel des logiciels en se référant à ce niveau de détail in extenso. À l’inverse des autres disciplines, en particulier dans les sciences de la nature, mais aussi, à bien des égards, en mathématiques, où l’on peut, au moins dans une certaine mesure, tenter de rendre « visibles » les phénomènes ou les objets qu’on a en vue, dans le cas de l’informatique on peut dire qu’au départ, il n’y a rien à voir. Et si l’on peut considérer qu’il y a quand même « quelque chose à voir », ce sont alors des écritures analogues aux suites de 0 et de 1 que je viens d’évoquer. Dans ce contexte, si la référence d’explication demeure, au moins au plan des principes, de telles écritures, le recours à des images, loin d’être un adjuvant facultatif, est au contraire une condition sine qua non d’abstraction (en fait, de changement de niveau de synthèse) et, surtout, d’utilisation. Sans entrer dans ces aspects d’un point de vue théorique et technique, il suffit d’évoquer les « images » qui accompagnent l’utilisation courante des ordinateurs pour comprendre de quoi il s’agit : copier, coller, couper, envoyer un message, recopier un fichier, etc., toutes ces opérations qui se présentent à travers des images qui paraissent élémentaires correspondent bien souvent à des traitements fort complexes. Ainsi pouvons-nous opérer sur de tels systèmes à travers des représentations schématiques extrêmement synthétiques qui ont exactement pour fonction de laisser dans l’ombre les écritures qui permettraient d’en rendre compte.

Ce n’est certes pas une spécificité de l’informatique, et les mêmes problèmes se retrouvent dans tous les dispositifs complexes. Mais je veux seulement insister, dans la perspective du présent texte, sur diverses nuances relatives au statut de l’image: en l’occurrence, que si la réduction en droit aux écritures élémentaires qui servent de référence est toujours accessible, elle ne l’est pas, en fait, du moins exhaustivement. Il s’ensuit que le statut de l’image est sensiblement différent suivant qu’en s’en tient au plan des principes (réductibilité en droit) ou au plan pratique (réductibilité en fait). Ce qui se joue, en sous-main, dans la question du statut de l’image, ce n’est pas seulement l’exercice d’une agréable pédagogie ou le vœu d’une vulgarisation pertinente, c’est, beaucoup plus fondamentalement, un enjeu comportant de nombreuses ramifications de nature cognitive, et qui intervient sans cesse dans ce qui nous nommons couramment : abstraction, concepts, niveaux de synthèse et points de vue, dont on est loin, actuellement, de saisir les tenants et aboutissants.

Le « hors-voir » du cinématographe 27

En examinant avec soin les dispositifs fondamentaux dont ces sciences dépendent, une question m’est venue à l’esprit, qui a dû attendre plusieurs années avant de trouver une réponse qui me satisfasse : comment se fait-il qu’il semble tellement évident de recourir à la médiation de l’écriture ? Car il devrait être tout autant évident, étant remarqué que les objets du savoir scientifique ne sont pas, comme tels, des écritures, de souligner qu’il est bien étrange d’accorder tant d’importance et tant de confiance à ce qui, au fond, pourrait aussi bien passer pour le plus inapproprié. Une fois passé le premier étonnement, une question dérivée se pose aussitôt : quelle est l’incidence du recours à l’écriture sur le savoir que ce recours autorise ? Si on sait depuis longtemps que les médiateurs que sont les instruments d’observation et de mesure ne sont pas complètement « transparents » (parce qu’ils ne fonctionnent qu’avec du « bruit », parce qu’ils ne sauraient être « absolument précis » et aussi parce qu’ils perturbent ce qu’on souhaite observer, ne jouant leur rôle d’instrument que dans la mesure où ils entrent en interaction avec ce qu’on vise à travers eux), qu’en est-il de l’écriture ? N’introduirait-elle pas, elle aussi, des effets de « bruit » d’occultation et de perturbation d’une manière analogue aux instruments de mesure ? Ces effets se développeraient-ils donc aussi jusque dans les disciplines les plus formelles, logique et mathématique en particulier, en dépit de la confiance presque aveugle qu’on accorde à l’écriture, ces effets étant demeurés jusqu’à présent inaperçus: Je n’évoque pas ici cette question pour la traiter comme telle 28 , mais pour amorcer l’idée que, loin d’être une sorte de curiosité exotique, cette question se transpose au cinématographe lui-même. Je vais donc commencer par inverser l’approche pour faire jouer le cinématographe comme une image de la problématique fondamentale que je viens d’évoquer à l’endroit de l’écriture : s’il y a quelque chose qui est inapproprié à l’enregistrement du mouvement, c’est bien… le cinématographe ! Puis j’inverserai cette image: l’étude du dispositif cinématographique, en particulier du côté de l’enregistrement, permet de serrer au plus près la question de l’incidence de la médiation de l’écriture dans les sciences contemporaines.

Dans une caméra cinématographique, chacun sait que le transport de la pellicule s’effectue pendant que l’obturateur est fermé; en ce sens, on peut imaginer que le mouvement imprimé à la pellicule, considéré, par exemple, au niveau des roues à picots qui tournent régulièrement et continûment, constitue une manière de travelling temporel, c’est-à-dire un travelling dans la dimension du temps, mené à un cadencement constant, de telle sorte que l’écoulement temporel de la scène filmée se trouve annulé relativement à ce travelling 29. Partant, l’échantillonnage régulier

des autres mouvements (c’est-à-dire les mouvements dans les trois dimensions de l’espace usuel) le long de ce travelling temporel permet d’obtenir une suite de vue fixes qu’on appelle des photogrammes 30. Cet échantillonnage des mouvements spatiaux (alternance de l’ouverture et de la fermeture de l’obturateur), loin de produire une inscription des mouvements, produit au contraire des photogrammes fixes : l’obturateur n’est ouvert que lorsqu’un cadre d’image de la pellicule est immobilisé. Dans ces conditions, s’il y a quelque chose qui se rapprocherait de l’inscription du mouvement, ce ne pourrait être que l’entre-deux de deux images successives. Mais, entre deux images successives, ce n’est pas une image.

Cet entre-deux, qu’on peut comprendre comme ne comportant qu’une seule dimension, puisque le transport de la pellicule est linéaire, correspondrait à l’inscription (s’il n’avait pas été impossible qu’elle eût lieu) de tous les mouvements, je veux dire des mouvements en tant qu’il se déploient dans les trois dimensions de l’espace usuel. L’appareil cinématographique se présente comme une invention d’autant plus bizarre que son incapacité à inscrire le mouvement s’accompagne de divers effets aberrants bien connus.

J’en citerai deux principaux. Le premier est un effet de flou, qui figure réellement sur la pellicule impressionnée, bien que ne correspondant à rien de tel dans la réalité : si un objet filmé est en mouvement relativement à la caméra, il sera enregistré dans chaque photogramme avec un flou de bougé d’autant plus important qu’il se déplacera rapidement relativement à caméra. En ce sens, la caméra provoque une dissociation du mouvement en deux composantes : la première qui se traduit par l’adjonction d’un flou de bougé dans l’image fixe impressionnée, la seconde, qui est « absorbée » par l’entre-deux des images, et qui ne s’inscrit pas. Le second effet aberrant est un effet d’occultation : si quelque chose se produit de manière extrêmement brève (éclair lumineux, projectile se déplaçant à grande vitesse) exactement pendant que l’obturateur est fermé, ce quelque chose ne laisse aucune trace sur la pellicule. On reconnaît là des remarques 31 comparables à celles que l’on fait à l’endroit des appareils d’observation et de mesure dans le domaine scientifique: une caméra, sous l’angle étudié ici, a le statut d’un appareil d’observation, et les effets aberrants qui lui sont dus correspondent au « bruit » introduit par les appareils d’observation.

Lorsqu’un tel dispositif fonctionne correctement, on obtient, à l’issue d’une prise de vues et après les développements et tirages liés à la pellicule choisie, une bobine immobile : ce qui est considéré comme étant l’enregistrement du mouvement ne se conçoit pas sans l’élimination du mouvement effectif 32. Dans le cas de la caméra, cette élimination se redouble d’un effacement : contrairement à ce que suggère en première approche le vocable cinématographe, on peut comprendre qu’une caméra est un dispositif d’effacement du mouvement dans l’enregistrement qui en est fait 33 , ce qui revient à dire, en choisissant une tournure paradoxale, que c’est dans la mesure où le mouvement est effacé qu’il est aussi, en quelque manière, inscrit… mais « entre les images », ou encore « en blanc » 34 ; c’est bien en ce sens qu’on peut dire que le cinématographe (côté caméra) est inapproprié à l’inscription du mouvement, puisque ce qu’il vise, ce pour quoi il est conçu, à savoir le mouvement, est aussi ce qui échappe dans ce dispositif. En reprenant la distinction évoquée précédemment entre « réalité phénoménale » et « réel hors-voir », ce que nous appelons « mouvement » au sein de la « réalité phénoménale » perceptible au moyen de nos appareils sensoriels se trouve « saisi » , relativement à la médiation que constitue la caméra, comme un « réel hors-voir », en quelque manière « inscrit en blanc » dans la bobine immobile.

Cependant, le mouvement n’est pas simplement raté, à la manière d’un dispositif qui serait banalement inadapté ou mal conçu ; il est, pourrait-on dire, méticuleusement raté, non parce qu’on pourrait ne pas le rater et que, pour une étrange raison, on se bornerait à éviter ce qui aurait pu être inscrit ou enregistré; ce ratage, au contraire, est très singulier, puisqu’on peut le formuler comme une manière adéquate de rater une impossibilité. L’impossibilité, à examiner les choses de près, c’est que l’effectivité d’un mouvement, comme telle, puisse être épuisée dans une inscription ; il s’ensuit qu’on n’obtiendrait rien à viser [trop] juste. Il faut donc, selon le précepte Zen, viser juste à côté, cerner l’impossibilité au plus près pour en faire le tour afin de la recueillir comme une manière d’enveloppement. Le mouvement, qui paraît si naturellement aller de soi dans la réalité phénoménale, sera deux fois perdu le long de son chemin d’Orphée, une première fois, frappé par l’impossibilité d’être inscrit comme tel ; une seconde fois, effacé dans la pellicule qui va cependant permettre d’en restituer l’effet apparent. Eurydice deux fois perdue; l’œuvre aussi aime s’envelopper d’une double mort 35.

Passons maintenant de l’autre côté, c’est-à-dire du côté de la projection. La bobine dans sa boîte, sans aucun secours, demeure inerte. Elle ne « contient » aucun mouvement, et encore moins un quelconque mouvement qui ressemblerait aux mouvements qui ont été filmés lors de la prise de vues. Le projecteur cinématographique, qui est sorte de caméra inversée, comporte, lui aussi un mécanisme de transport linéaire de la pellicule. Lors d’une projection, le seul mouvement effectif qui ait lieu est celui du transport de la pellicule, de sorte que tous les autres mouvements doivent être regardés comme des effets apparents. Comme lors de la prise de vue, le transport de la pellicule s’effectue pendant que l’obturateur du projecteur est fermé; corrélativement, chaque photogramme n’est projeté sur l’écran que lorsqu’il est immobile. Le seul mouvement effectif qui ait lieu lors de la projection, à savoir celui de la pellicule, est donc méticuleusement soustrait à la vue, de sorte que, aux yeux des spectateurs, aucun mouvement effectif n’est réellement perceptible ni, a fortiori, perçu 36 : chacun sait que ce que les spectateurs éprouvent comme mouvements lors de la projection sont seulement des effets apparents liés à des propriétés de persistance dans l’œil et à divers processus d’analyse perceptifs et cognitifs. Tout est donc étrangement immobile dans la salle de projection où rien ne bouge, tandis que les spectateurs éprouvent des mouvements qu’ils n’ont jamais pu voir. Le cinématographe ne restitue aucun des mouvements de la scène originale filmée, lesquels sont reconstitués, par chaque spectateur, grâce à ce qu’on peut comprendre comme un processus d’interprétation (en un sens large), articulé autour des propriétés de persistance et des processus d’analyse perceptifs et cognitifs.

Quand on relie synthétiquement les deux côtés de la prise de vues et de la projection, on peut constater que le ratage méticuleux de l’impossibilité d’inscrire le mouvement articule principalement : (1) la compression des trois dimensions de l’espace usuel dans les deux dimensions d’un photogramme plan (comme dans le cas de la peinture ou de la photographie) ; (2) la compression des trois dimensions de mouvement (dans l’espace usuel) dans une seule dimension (le transport linéaire de la pellicule) ; (3) l’échantillonnage des « états » de la scène filmée à un cadencement ajusté aux propriétés de persistance de l’œil ; (4) l’élimination de tout mouvement via le travelling temporel de la pellicule pour produire un enregistrement inerte, ce que j’ai appelé l’enveloppement du mouvement. Puis, côté projection: (5) le remplacement du travelling temporel de la caméra par le travelling temporel induit par le transport de la pellicule dans le projecteur ; (6) la projection fixe des photogrammes à un cadencement (en principe] identique à celui de l’échantillonnage ; et enfin (7) la sollicitation des spectateurs quant aux propriétés de persistance de l’œil et des processus d’analyse perceptifs et cognitifs pour effectuer tout le travail de décompression et de recomposition des sensations de mouvements dans un espace à trois dimensions.

Sans doute faut-il prendre un peu de recul et estomper en nous l’évidence sous laquelle l’habitude nous livre ce dispositif pour

en reconstituer le caractère extravagant. Techniquement, l’invention est ingénieuse, d’autant que le dispositif de base est en fait très simple. Conceptuellement, elle est profondément troublante. Elle est troublante parce qu’elle traduit le mouvement, qui nous paraît être un trait inhérent à la réalité phénoménale usuelle et irréductible, en un effet d’interprétation (les propriétés de persistance et les processus d’analyse perceptifs et cognitifs) appliqué à un matériau perceptif immobile (la projection des photogrammes). Mais peut-être alors faut-il inverser la question : avons-nous jamais vu le mouvement ? Si nous ne l’avons jamais vu, c’est-à-dire si ce que nous croyons percevoir en tant que mouvement dans la réalité phénoménale quotidienne n’est jamais déjà que l’effet produit par des processus d’interprétation comparables à ceux qui sont sollicités par le dispositif de projection 37 , alors le cinématographe serait encore troublant, mais autrement, puisqu’il s’agirait alors pour lui d’enregistrer et de restituer du « hors-voir » sachant toutefois que ce « hors-voir » ne saurait s’inscrire comme tel dans un enregistrement. Dans ce cas, il faudrait comprendre que ce dispositif renvoie du « hors-voir » à du « hors-voir » par l’intermédiaire de ce qui s’inscrit « en blanc » comme entre-deux des photogrammes.

L’entre-deux, indissociablement, sépare et relie. Le mouvement qui prend place entre les échantillons successifs de la scène filmée devient en quelque sorte la pellicule elle-même en tant qu’elle assume le lien entre les photogrammes 38. Mais ce lien demeure inerte, ineffectif, tant qu’il n’est pas « animé » par un mouvement effectif : le mouvement est irréductible à autre chose que du mouvement, et le transport effectif de la pellicule dans la caméra (c’est-à-dire le travelling temporel qui donne lieu au lien) doit être assumé, lors de la projection, par le transport effectif de la pellicule dans le projecteur (quoique ce transport demeure invisible du spectateur). En ce sens, le dispositif comprime tous les mouvements effectifs de la scène filmée dans le seul mouvement linéaire effectif de la pellicule dans la caméra ; et, lors de la projection, ce n’est qu’en animant la pellicule d’un mouvement linéaire effectif que se produiront, pour des interprètes appropriés, les effets apparents de mouvement qu’ils auront eux-mêmes reconstitués à l’endroit de l’entre-deux des images.

Des images pour [ne pas] [ça] voir

Étymologiquement, graphein to kinèma peut se laisser lire : tracer ou inscrire le mouvement. Or, s’il y a quelque chose qui, réflexion faite, est à ranger du côté de l’inconcevable, c’est bien, à la lettre, l’éventualité d’inscrire le mouvement. Du vocable initial cinématographe, l’usage courant n’a retenu que cinéma, le mouvement, c’est-à-dire le nom de ce qui est méticuleusement raté et soustrait à toute perception visuelle, ce que, d’aucune manière, le spectateur ne saurait voir 39. Pour autant, cela n’exclut pas qu’un usage approprié de ce qui est enregistré sur une pellicule par une caméra puisse produire un effet apparent (mais cet effet est seulement apparent) que certains interprètes (des spectateurs), placés dans des conditions adéquates jugeront « être du mouvement » et « avoir de nettes et profondes ressemblances » avec la scène originale (qu’ils ont vue ou qu’ils imaginent). Le parallèle avec la question de l’écriture est ainsi engagé : ce n’est pas parce que l’écriture est, au fond, inappropriée à son emploi, qu’il n’est pas possible de produire des effets apparents jugés satisfaisants.

Dans le dispositif cinématographique, le mouvement joue proprement le rôle de l’objet. L’objet, en ce sens à la fois théorique et fondamental, n’est pas banalement l’objet apparent et concret qu’on imagine à portée de main et qu’on croit saisir. C’est, au contraire, ce qu’on a en vue quoiqu’il ne cesse d’échapper dans le dispositif au moyen duquel on tente de l’approcher. L’étude du dispositif cinématographique constitue peut-être la meilleure approche, autant pour sa précision que pour ses multiples facettes, de ce qu’est, d’un point de vue théorique et fondamental, l’objet d’une théorie scientifique, et, plus généralement, l’objet d’un savoir ou d’un discours 40. Un objet, en ce sens, n’est pas ce qui est donné initialement, et qu’on entreprendrait ensuite d’étudier ; tout au contraire, l’objet résulte d’une élaboration, à savoir ce qu’on élabore comme « réel hors-voir » associé à ce qui insiste comme une impossibilité dans le ou les dispositifs mis en œuvre pour tenter de l’atteindre : qu’il s’agisse de la médiation du langage ou de la médiation de l’écriture, l’objet n’intervient, via l’impossibilité d’une saisie immédiate (hors médiation) qui le caractérise, que grâce au fait qu’il ricoche sur son inscription « en blanc » vers un dispositif d’interprétation approprié, ricochet que j’ai formulé comme le ratage méticuleux d’une impossibilité. L’objet ainsi élaboré est donc aussi une limite.

Mais, tout compte fait, il n’y a que l’inexprimable, que ce qu’on croyait ne pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère. […] Cet inexprimable-là, quand nous ne l’avons pas ressenti nous nous flattons que notre œuvre vaudra celle de ceux qui l’ont ressenti, puisqu’en somme les mots sont les mêmes. Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout entre les mots, comme la brume d’un matin de Chantilly 41.

Les couleurs du « blanc », du silence et de l’entre-deux sont nombreuses dans tous les arts, littérature et poésie particulièrement 42, et dans certaines études philosophiques 43. Qu’en est-il à l’endroit des écritures telles qu’elles interviennent dans les sciences, aussi bien dans le contexte des sciences expérimentales (observations, mesures, mathématisations) et des théories logicomathématiques (formalisation) que, plus récemment, dans le contexte de l’informatique et des nouvelles technologies ? Ces écritures, assujetties pour une très large part aux présupposés courants de la formalisation logico-mathématique, sont supposées « sans blancs » et parfaitement adaptées aux objets (physiques ou abstraits) auxquels elles sont référées. Les deux suppositions vont de pair, car dès qu’on commence à soupçonner que les écritures interviennent comme des médiations, cette belle harmonie se fissure, et vole en éclats dévoilant l’importance fondamentale des « blancs » (et donc ce qui vient s’y « inscrire ») en même temps que la distance irréductible qui sépare ces écritures et ce à quoi on tente de les référer (les écritures sont « adéquatement inappropriées ») 44. Aborder frontalement une telle problématique n’est pas chose facile, parce que le moindre remaniement de ce que nous imaginons du rapport entre savoir et écriture porte atteinte à tout savoir qui dépend de la médiation de l’écriture, et requiert par conséquent des arguments et des interprétations dont la généralité et la technicité conviennent au caractère particulièrement fondamental de cette problématique. L’image du cinématographe est donc précieuse car elle opère comme une sorte de fil d’Ariane dans le labyrinthe de difficultés à surmonter pour articuler les multiples facettes de cette problématique. Tout d’abord, parce que chacun peut étudier en détail le dispositif cinématographique, examiner une pellicule, ou s’asseoir dans le fauteuil d’un spectateur ; ensuite, parce que le cinématographe intéresse le mouvement, concept aussi fondamental et aussi délicat à aborder que le temps ou l’espace, dans un dispositif d’enregistrement qui présente tous les traits caractéristiques d’un appareil d’observation; et enfin parce que la structure de la pellicule cinématographique est analogue à la structure des écritures elles-mêmes 45, de sorte que l’étude du dispositif de projection cinématographique permet d’entr’apercevoir quelques bribes de ce que peut être le travail d’interprétation impliqué par la lecture des écritures du savoir pour que nous puissions éprouver qu’elles « représentent » des objets ou des phénomènes de la « réalité » 46 nous comprenons que le dispositif cinématographique est « adéquatement inapproprié » à l’enregistrement et à l’inscription du mouvement, nous pouvons aussi comprendre que l’écriture puisse être « adéquatement inappropriée » à l’enregistrement (observations, mesures, etc.) et à l’inscription (formalisation, traitement d’information, simulation, etc.) des objets du savoir scientifique 47.

Le « monde comme écriture », disais-je, mais des écritures en noirs et blancs. L’infini s’ouvre comme un livre et, à l’intérieur, tout est blanc 48.

* Tu n’as rien vu à Hiroshima.


  1. Edmond Jabès, Le retour au livre, Gallimard, Paris, 1965.
  2. Au demeurant, il se peut que certains débats ou arguments, qui n’envisagent que des traits superficiels (relativement aux traits fondamentaux que je viens d’évoquer) ne perdurent et se colportent que dans la mesure où ils entrent en résonance avec ces degrés plus fondamentaux, quoique ces aspects ne soient ni mentionnés ni même, parfois, soupçonnés, parce qu’enveloppés dans un voile d’évidences qui paraît suffire.
  3. Je conserve l’expression grecque logike technè à la place du mot logique, lequel évoque inévitablement, pour nous, la restriction qui en est faite, depuis la seconde moitié du XIXè siècle, au seul domaine des mathématiques.
  4. Voir, en particulier : Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, PUF, Paris, 1990.
  5. En particulier dans le livre Gamma de la Métaphysique.
  6. Les démonstrations, telles qu’elles se développent plus particulièrement en mathématiques, sont des débats contradictoires : chacun doit pouvoir parvenir à la même conclusion, même à plusieurs siècles de distance, pour autant qu’il consente à appliquer les mêmes principes et les mêmes règles. Le caractère apparemment « solitaire » des démonstrations mathématiques n’est qu’un effet secondaire (voire scolaire) : la démonstration qu’on effectue silencieusement pour soi convoque un « autre » à qui sont adressés les arguments.
  7. Sur cette question de la voix et de la trace, voir Jacques Derrida, La voix et le phénomène, PUF, Paris, 1972.
  8. Cette perspective ne va pas sans diverses obligations quant à l’usage du langage : cette procédure n’est applicable qu’à la condition que chaque énoncé (et même chaque mot) signifie quelque chose de déterminé, de manière univoque ; d’où corrélativement, une mise à l’écart de ce qui ne satisfait pas à cette exigence. Une sorte d’ascèse s’impose au style des débats, des traités et des exposés : le soin apporté à l’argumentation et aux enchaînements s’accommode mal d’autres registres d’intelligibilité, plus synthétiques, qui sont liés à l’image au sens large, que ce soient des images du « voir » , ou des tournures qui « font image », en particulier les maximes, proverbes et aphorismes, sans oublier la poésie et la mythologie.
  9. Les pythagoriciens, en particulier, en feront les frais : ce qui peut passer pour vraisemblable et qu’aucune expérience factuelle ou mesure effective ne peut réfuter de manière décisive peut cependant être démontré faux par les voies de la logikè technè.
  10. À cet égard, la reproductibilité et le réexamen des théories correspondent à un débat contradictoire « à distance », dans l’espace autant que dans le temps.
  11. Cette médiation nous est familière, et s’interpose à longueur de temps pour établir le lien entre ce qui a lieu « dans le monde » et ce qui prend place dans les « univers symboliques », qu’il s’agisse de procès-verbaux, de déclarations sur l’honneur ou sous serment, ou des verbalisations les plus habituelles de vie courante.
  12. C’est dans ce contexte du « parler le monde » qu’il convient à mon sens de situer la question de l’être, y compris la différence entre être et étant ; c’est aussi dans ce contexte qu’il convient de situer le rôle majeur des mathématiques, non seulement par rapport à la logikè technè (démonstrations, axiomes et théorèmes), mais aussi par rapport à un monde supposé réductible à des formulations discursives se prêtant à l’exercice des mathématiques. Le mot grec to mathèma (au singulier) signifie étude, science connaissance. Mais, au pluriel, ta mathèmata signifie plus particulièrement, chez Platon et Aristote, les mathématiques.
  13. Nul n’a jamais « vu » — ni ne « verra » jamais — un « objet mathématique » comme tel : nous n’avons rapport à ces « objets » supposés que par l’intermédiaire des formalisations, donc des écritures, que nous référons à ces « objets » supposés. La logique et les mathématiques, qui étaient discursives dans l’Antiquité grecque, ont donc lentement basculé vers des mathématiques « grammatiques » , c’est-à-dire liées à l’écriture. Ce basculement considérable, inauguré par Descartes avec l’entreprise visant à algébriser la géométrie, s’est particulièrement accéléré depuis la seconde moitié du XIXe siècle.
  14. C’est-à-dire, pour l’essentiel, l’informatique. Le fait que la mise en œuvre de ces traitements d’information s’accompagne d’un développement de technologies incontestablement « nouvelles » ne doit cependant pas occulter que ces traitements s’inscrivent dans le basculement lié à la médiation de l’écriture : tous les vocables courants (information discrète, digitalisation, numérisation, etc.) renvoient in fine, d’un point de vue à la fois théorique et fondamental, à des écritures (dont l’archétype est une suite de 0 et de 1) et à des opérations appliquées à de telles écritures.
  15. Toutes choses égales par ailleurs, on peut transposer cette différence sur la différence entre un procès-verbal (intervention d’un sujet qui formule des énoncés supposés signifier quelque chose) et un cliché photographique (compris comme une sorte d’empreinte de la scène photographiée). Dans le cas des sciences, l’appareil photographique correspond à un appareil de mesure, et le cliché au relevé d’une mesure.
  16. Dans ce contexte, le mot écriture renvoie aux écritures de la médiation de l’écriture, c’est-à-dire à des écritures non supposées pourvues d’une signification, et non à des écritures au sens courant, c’est-à-dire comprises comme une sorte d’enregistrement d’énoncés supposés signifier quelque chose de déterminé.
  17. On peut évoquer ici, par exemple, toute l’imagerie associée aux représentations de l’atome comme une sorte de petit système planétaire où les électrons sont représentés comme des billes gravitant autour de quelque soleil nucléaire.
  18. Je souligne que l’image documentaire se substitue à quelque « réalité » phénoménale, et non pas au savoir sur cette « réalité ».
  19. Dans cette perspective, à bien des égards, les mathématisations remplissent aussi (mais pas seulement) la fonction d’une image, sachant qu’il est fréquent d’attribuer au  » réel  » mathématisé les images ou métaphores usuelles élaborées pour représenter, schématiser ou illustrer les notions et concepts mathématiques intervenant dans ces mathématisations. Il peut s’ensuivre des effets de brouillage dans la mesure, par exemple, où des notions ou théories mathématiques peuvent être associées à des interprétations distinctes. Il peut alors arriver qu’on attribue [à tort] à un  » réel  » mathématisé l’une de ces interprétations (au détriment des autres) et qu’on n’aperçoive qu’ultérieurement qu’une autre interprétation s’avère plus adéquate.
  20. Dire que cette situation est  » seulement vécue  » signifie que, la plupart du temps, aucun dispositif d’enregistrement n’a été prévu. Dans les rares cas où une telle situation est enregistrée, le spectateur, lors de la projection, n’est pas partie prenante d’un dialogue qui, en tout état de cause, ne lui est pas destiné.
  21. Jean-Luc Godard.
  22. Systèmes (1984) et Langages (1985), deux vidéogrammes de 52 minutes, Collection  » Mémoire vive », production Agence de l’Informatique. L’objectif de cette collection de vidéogrammes était de présenter diverses notions de base de l’informatique à un public de niveau bac + 2. Le premier vidéogramme concerne les systèmes d’exploitation des ordinateurs, le second les langages de programmation.
  23. Cela suppose qu’on ne se place pas dans une perspective communicationnelle où la visée de  » faire passer le message  » conduit à dissoudre l’image dans une excroissance annexée aux significations langagières et à gaver un spectateur passif de signifiés préfabriqués. À l’inverse, aborder tout film (même sonorisé) comme une manière de film muet conduit à accentuer la position interprétative du spectateur, et à libérer le matériau filmique (image et son) de la prison étouffante des signifiés. On voit à cet endroit affleurer l’une des ramifications de l’opposition entre logos et grammè soulignée plus haut à l’endroit des procédures fondamentales. On pourra rapprocher cette remarque du fragment étonnant de Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975 (p. 120) :  » Cinématographe, art, avec des images, de ne rien représenter ». Dans la mesure où cette perspective tend à placer l’image et le son (s’agit-il de paroles) du côté de l’écriture, on pourra aussi évoquer le thème proustien du lecteur, par exemple dans Le temps retrouvé :  » En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. « 
  24. Il s’agit des concessions auxquelles on procède pour tenter de simplifier ce qu’on présente. La concession a effet de limite en ce sens qu’elle bloque la possibilité de continuer à déchiffrer plus avant (la concession prend la place de ce qui aurait dû être présenté).
  25. Considérées isolément, elles demeurent obscures pour le public auquel ces vidéogrammes sont normalement destinés ; mais elles sont sans concession, précises et parfaitement claires pour des informaticiens connaissant le domaine concerné.
  26. Cette sorte d’articulation peut devenir très proche de qu’on identifie en mathématiques comme le rapport entre théorie formelle et modèle, surtout dans des contextes géométriques (je pense, par exemple, aux géométries non euclidiennes).
  27. Cette étude reprend et prolonge un exposé à une séance du séminaire de François Baudry au Collège international de philosophie en 1991. Nombre d’aspects sur la problématiques de l’élaboration de l’objet présentés dans cette étude sont directement liés aux travaux de F. Baudry. Le vocable cinématographe est emprunté à R. Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit.
  28. Je l’ai développée ailleurs. Voir, par exemple, Une contribution à l’étude des fondements de l’informatique, Thèse d’État, Paris, 1992 ;  » Écriture et formalisation » in revue Césure n° 10 (Formalisation ? Archi-écriture), Paris, 1996.
  29. Comme deux trains roulant à la même vitesse, dans le même sens et sur des voies parallèles ont un mouvement relatif apparent nul.
  30. Je reprends ici le vocable photogramme dans le sens que lui donne Gilles Deleuze dans L’image-mouvement (Minuit, Paris, 1983). Deleuze distingue la lignée des poses et des figures achevées (peinture, photographie) et la lignée des coupes référées à des instants quelconques de leur trajet (photogrammes du cinématographe, dessins des dessins animés). Tout en étudiant les thèses de Bergson sur le mouvement et l’image formulées dans l’Évolution créatrice, Deleuze dégage tout de suite (pages 9 à 11) la spécificité de l’invention cinématographique. Si le mouvement s’accomplit toujours entre deux positions ou entre deux instants, aussi loin qu’on tente de diviser l’un ou l’autre, alors on ne saurait reconstituer le mouvement à partir d’une juxtaposition inerte de coupes immobiles (problème classique apparenté aux paradoxe de Zénon). Tandis que Bergson range le cinéma du côté de l’illusion et des coupes immobiles, Deleuze souligne au contraire :  » le cinéma ne nous donne pas une image à laquelle il ajouterait le mouvement, il nous donne immédiatement une image-mouvement. Il nous donne bien une coupe, mais une coupe mobile, et non pas une coupe immobile + du mouvement abstrait. « 
  31. On pourrait en formuler d’autres. Par exemple, puisque l’obturateur n’est pas instantané, la durée d’exposition de toutes les parties d’un photogramme n’est pas exactement la même. On pourrait détailler d’autres aspects bien connus concernant l’optique, la pellicule, etc., aussi bien que les effets directs ou indirects de la présence d’une caméra, aussi bien en ce qui concerne, par exemple, les nécessités d’éclairage, qu’en ce qui concerne les personnes qui se savent ou se croient filmées.
  32. La bobine de film correspond à une juxtaposition inerte de coupes immobiles au sens de Deleuze.
  33. Je laisse de côté les commentaires qui concerneraient le flou de bougé.
  34. La métaphore de l’inscription  » en blanc  » renvoie aux  » blancs » de l’écriture. Dans le contexte du cinématographe, on pourrait parler d’une  » inscription en noir  » pour faire renvoi au transport de la pellicule qui s’accomplit obturateur fermé.
  35. Voir à ce sujet : Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.
  36. Je m’écarte sensiblement de l’analyse deleuzienne en portant l’attention sur la provenance et le devenir des entre-deux. Relativement à la bobine de film inerte, il est en effet difficile de soutenir (voir note 30) que le cinématographe n’ajoute pas du mouvement aux photogrammes fixes ; certes, ce mouvement n’est pas un mouvement abstrait, puisque c’est le mouvement effectif du transport de la pellicule dans le projecteur. Mais, ce mouvement-là, outre qu’il est soustrait à la vue par le principe même du projecteur, ne correspond à aucun des mouvements (effets apparents) éprouvés par les spectateurs, ni à aucun mouvement effectif de la scène originale filmée. Il ne suffit pas, me semble-t-il, de s’en remettre à un temps régulier et mécanique pour rendre compte de ce jeu de substitutions, d’occultations et de synthèses interprétatives.
  37. Au-delà de la question de l' » illusion  » cinématographique, c’est ce retournement du dispositif qui interroge l’image comme telle. Voir L’image-mouvement, op. cit., p. 83 sqq.
  38. Lorsqu’on coupe la pellicule au montage, on rompt ce lien, de sorte que l’entre-deux aux bords hétérogènes obtenu par collage ne correspond pas à un mouvement (d’une scène filmée), mais à un changement de plan. Dans le cas où la coupe est destinée à produire un effet de trucage, on cherche à produire un effet de mouvement [vrai] à partir d’un  » faux mouvement « .
  39. Je n’ai pas développé ici l’analyse correspondante pour les dispositifs vidéographiques. Les repères principaux se transposent aux processus de balayage.
  40. La question de l’objet telle qu’abordée ici est directement liée à la question de l’objet en psychanalyse. Cette proximité n’a rien de fortuit : les épistémologies courantes s’en tiennent bien souvent à des considérations relativement superficielles concernant cette question, ne serait-ce que parce que ces épistémologies méconnaissent les « blancs  » de l’écriture et, partant, leur rôle dans la constitution de l’objet. Au contraire, en psychanalyse, la question de l’élaboration de l’objet, qui joue un rôle théorique très important, est étudiée de manière très fouillée à un niveau qu’on peut qualifier de fondamental. Si les objets apparents spécifiques à chaque champ ou à chaque discipline sont évidemment distincts, c’est au niveau fondamental qu’il est possible de repérer les traits caractéristiques de structure dont quelques-uns sont évoqués ici. Voir, en particulier, François Baudry, Éclats de l’objet, éd. Campagne Première, Paris, 2000. On se reportera aussi à la question de l’objet a dans l’ensemble des textes de Jacques Lacan.
  41. Marcel Proust,  » Gérard de Nerval « , in Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Paris, 1954.
  42. Plus particulièrement, dans les œuvres de Stéphane Mallarmé et Edmond Jabès. Voir, par exemple, Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980. Concernant la littérature du XIXe siècle, voir l’étude de Sylvie Thorel-Cailleteau, La tentation du livre sur rien, Éditions InterUniversitaires, Mont-de-Marsan, 1994.
  43. Plus particulièrement, Vladimir Jankélévitch, autant pour le rapport entre la musique et le silence (en part. La musique et l’ineffable, Le Seuil, Paris, 1983, Debussy et le mystère de l’instant, Plon, Paris, 1976) que pour le thème du je-ne-sais-quoi (en part. Philosophie première, PUF, Paris, 1953, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Le Seuil, Paris, 1980). Et surtout, les nombreux textes de Jacques Derrida relatifs à la trace et à la différance (en part. De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967, L’écriture et la différence, Le Seuil, Paris, 1967).
  44. Mutatis mutandis, supposer que les écritures sont  » sans blancs » et parfaitement  » transparentes » équivaut, dans le contexte du cinématographe, à croire qu’on peut vraiment inscrire le mouvement comme tel, croyance qui exclut l’éventualité qu’il y ait des entre-deux (des  » blancs ») puisque l’entre-deux est précisément le lieu de ce qui ne parvient pas à s’inscrire.
  45. Les rapprochements sont encore plus nets quand on transpose cette étude dans le contexte de la vidéographie numérique, puisque la pellicule est directement remplacée par… des écritures (ou par ce qui est réductible à des écritures, les suites de 0 et de 1 déjà évoquées) ! Dans ce contexte, où interviennent des traitements d’information, on pourra observer un aspect supplémentaire, à savoir la compression des photogrammes plans (deux dimensions) en un signal linéaire (lié au balayage) puis en une écriture elle aussi linéaire (digitalisation à la volée du signal linéaire).
  46. Cette indication prolonge la discussion des thèses de Bergson par Deleuze de la manière suivante. Les écritures du savoir sont analogues à la bobine de film en ce sens que l’effectivité des phénomènes et des objets est effacée (inscrite en  » blanc « ) dans ces écritures et, de même qu’une juxtaposition inerte de photogrammes ne reconstitue pas l’effectivité du mouvement filmé, de même la juxtaposition inerte des lettres composant ces écritures ne reconstitue pas l’effectivité des phénomènes ou des objets auxquels ces écritures sont référées. Lors de la projection, comme on l’a vu, le cinématographe ne reconstitue pas des  » mouvements vrais » qu’on pourrait voir, car il produit des  » effets de mouvements » sur ces interprètes particuliers que sont les spectateurs. La lecture des écritures du savoir est destinée, pour sa part, à produire d’autres effets sur le lecteur averti, d’ordre probablement plus conceptuel, et qui peuvent conduire ce lecteur à éprouver, par exemple, que telle écriture  » représente  » tel objet, ou que telle théorie  » constitue un savoir  » au sujet de tel phénomène.
  47. On pourrait encore développer cette étude dans d’autres directions. Par exemple, vers les media, dont les effets se déploient autant dans ce qu’ils donnent à voir ou à entendre (fonction apparente de communication) que dans le transport de ce qui ne peut être vu ou entendu (fonction subtile de médiation) ; vers la question de la vérité, si l’on suit Lacan dans sa formule que la vérité ne peut que se mi-dire (le mouvement ne pourrait-il donc que se mi-voir ?), qu’on pourra peut-être associer à l’étrange expression juridique de la  » manifestation de la vérité »; ou encore en direction de la double mort et du regard orphique (l’impossibilité redoublée par l’inscription dans les  » blancs »).
  48. Edmond Jabès, L’ineffaçable L’inaperçu, Gallimard, Paris, 1980

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 7, Mars 2002)