Naissance d'un projet de film scientifique
Laure Delesalle
« La genèse de ce texte aidera à comprendre son style : ayant appris que Laure Delesalle avait un projet de documentaire sur Darwin, je lui ai proposé d’écrire une critique sur le film de Greenaway, Darwin, diffusé par Antenne 2 en juillet 1993. Trouver une copie s’avéra long et malaisé et, au fil des conversations, j’en vins à proposer qu’elle raconte plutôt comment son propre projet avait pu s’élaborer. Il s’agissait d’entrer dans la « cuisine » des films scientifiques de commande, avec tout ce que cela suppose d’aléas non scientifiques. Elle a accepté de se prêter à cet exercice éclairant. S’y révèlent aussi les conditions particulières dans lesquels certains de ces films se conçoivent : dix jours pour ébaucher un projet sur un sujet d’une telle importance, on peut trouver la brièveté de ce délai étonnante. » Pierre Baudry
Un film, pour moi, se crée à partir de résonances, d’intuitions, des visions qui apparaissent autour de son sujet. Une recherche un peu à l’aveuglette, sans cesse confrontée à des contraintes et à une obligation de construction. C’est ce mélange d’intuitions, d’incertitude, de création et d’organisation qui représente la condition sine qua non de l’existence d’un film.
Bien que je n’aie pas de formation scientifique, mais plutôt artistique, j’ai toujours aimé cette difficulté : représenter les choses abstraites. Représenter les choses de la pensée. Donner une forme à la pensée, l’incarner dans une réalité visible… Me servir de la science comme prétexte pour donner libre cours à mon imagination et à mon goût pour la découverte.
Ce qui fait la différence entre un film scientifique et un film non-scientifique, c’est que le film scientifique nécessite généralement un important travail d’intégration, de compréhension, souvent par la lecture, et d’organisation des données, en amont du travail de construction et de création proprement dit. Et une obligation de rigueur à l’arrivée.
Darwin et la théorie de l’Évolution…
Il y a quelque temps, un producteur m’appelle et me demande d’écrire un synopsis de film pour Arte. Il s’agissait de l’adaptation d’un livre sur Charles Darwin : Darwin et la Science de l’Évolution, de Patrick Tort, aux Éditions Découvertes Gallimard. Un vaste sujet.
Je suis loin de maîtriser tous les éléments de cette fameuse Théorie de l’Évolution, mais c’est un sujet qui m’a toujours passionnée. Un sujet porteur d’images de la nature, porteur de savoir et d’intelligence de la nature et de son histoire. Un sujet avec un potentiel à la fois philosophique, esthétique et scientifique. C’était ce que je recherchais.
Dans son livre, Patrick Tort relate avec précision les grandes lignes de la vie de Darwin et les bases de la théorie de l’Évolution. Il évoque également l’entourage de Darwin, et dépeint avec talent le contexte socio-politique et scientifique de l’Angleterre victorienne de l’époque… Il parle aussi bien sûr des suites et des dérives de la théorie, comme cette épouvantable doctrine du « social darwinisme » par exemple… Bref, ce livre constitue une source d’informations précise et complète. Tout y est. Sauf, bien évidemment, un mode d’emploi pour raconter tout cela en 52 minutes sur Arte, un samedi soir, à une heure de grande écoute.
S’accepte malgré tout la commande avec enthousiasme, avec une sorte de gourmandise même, pour être honnête. Le sujet m’intéressait beaucoup. Et deux semaines plus tard je remets à mon producteur un avant-projet de dix pages.
Entre le moment où je me mets à réfléchir et le moment où je rends le projet : que s’est-il passé ? Un douloureux processus d’élaboration comme d’habitude. Une sorte d’errance sans nom. Des heures de lecture et de réflexion, d’enthousiasme, des moments de découragement parsemés d’éclaircies, d’orages, de rêveries nébuleuses, de sensations d’y arriver enfin… C’est cette période d’élaboration personnelle, ses difficultés et ses méandres que je vais tenter d’évoquer ici. Cet « avant l’écriture ». Ce cheminement de la pensée, préliminaire au scénario, qui est une démarche de recherche et de construction n’est jamais perçu par le spectateur, et pourtant c’est la période la plus déterminante pour la suite. C’est celle aussi que l’on oublie après. Pourquoi ? Peut-être parce c’est un épisode brouillon et douloureux, quasiment « indicible » au sens propre du terme, sans traces visibles, empli par le doute et par ailleurs, petite parenthèse, rarement rémunéré.
Comment raconter Darwin ?
Comment allais-je raconter et représenter, en moins d’une heure, l’une des plus importantes théories scientifiques et philosophiques de notre époque, la Théorie de l’Évolution, et soixante-quatorze années de la vie d’un grand scientifique du XIXe siècle ? Sans interviews et sans reconstitution historique, telles étaient les contraintes de la série.
Je commençai par lire beaucoup. Qu’y avait-il de si exceptionnel chez cet homme en dehors de sa paternité sur la fameuse théorie ? C’est vraiment cela que je découvris petit à petit au fil de mes lectures : Darwin m’est apparu à travers les pages des différents ouvrages que j’ai lus comme un être exceptionnel.
Darwin est un homme du XIXe siècle. Né au début du siècle (1809), il vivra sa vie d’adulte dans une Angleterre victorienne, profondément religieuse et morale, en lutte contre l’esclavagisme et le développement immoral du libéralisme industriel. L’Angleterre victorienne est marquée par une série de paradoxes : les débuts de l’industrie et l’essor du syndicalisme, une remise en question de la religion et une grande religiosité, le colonialisme anglais et l’abolitionnisme… C’est un siècle de transitions et de ruptures, bourré de contradictions.
La Théorie de l’Évolution qui sera élaborée plus tard par Darwin n’est pas totalement vierge de ce contexte social particulier. D’ailleurs elle couvait déjà depuis quelques décennies, dans les cercles scientifiques.
Le thème de l’Évolution des espèces étaient au centre de toutes les discussions chez de nombreux « savants » de l’époque : Alfred Russel Wallace, Charles Lyell, Thomas Henry Huxley, surnommé le « bull-dog » de Darwin, Richard Owen, Herbert Spencer, Francis Galton, Edward Blyth, Ernst Haeckel et d’autres… qui reprenaient les idées émises par Malthus au siècle précédent et Jean Baptiste Lamarck au début du siècle. Malgré tout, la théorie fait l’effet d’une bombe le jour de la parution à Londres, en 1859, de L’Origine des espèces, au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Darwin a alors quarante ans.
Darwin, était destiné à être médecin comme son père et son grand père. En fait, très vite, il s’intéresse plus à la nature qu’à l’homme. Très jeune, il est attiré par la botanique et la géologie, et se passionne pour l’observation des plantes, des oiseaux, des insectes et des paysages. A cette époque d’ailleurs, la nature était un objet d’étude en soi. On étudiait la « nature » de façon globale : la nature était un tout. Darwin devint donc un « naturaliste ». Étudier la nature englobait toutes les disciplines : de l’étude du ver de terre à celle du paysage, de la géologie à la géographie, de l’étude des climats à celle du vol des pinsons. Donc, apparemment, on était « naturaliste » comme on est aujourd’hui médecin, biologiste ou acupuncteur. Aujourd’hui, en 2001, la nature est découpée en tous petits carrés, en couches très fines, et chacun étudie à la loupe un tout petit morceau. Les « naturalistes » ont laissé la place aux spécialistes.
Le thème que touche la Théorie de l’Évolution est donc vaste et traverse toutes les disciplines, du minéral au végétal, du végétal à l’animal et à l’humain. Il pose réellement des questions fondamentales sur le rapport de l’homme avec la nature…
Plus je lisais, plus je me sentais captivée par mon sujet mais, totalement incapable de le traiter en moins d’une heure.
Le film que je ne voulais pas faire
Il y avait un film sur Darwin que je ne voulais pas faire et qui pourtant essayait de s’imposer à mon esprit. Je ne voulais pas faire un film historique classique qui ressemble à un manuel scolaire. D’emblée donc, j’écarte l’idée de raconter de façon chronologique la vie de Darwin à toute vitesse et de saupoudrer cette brillante et morne biographie de considérations scientifiques illustrées par ci par là, avec des plans fixes : photos de Darwin, photo de la famille Darwin, un plan de Cambridge, superbes dessins naturalistes de John Gould, etc. Avec un commentaire du style : « Charles Darwin naquit le 12 février 1809 à Shrewsbury dans le Shropshire… travelling sur des paysages anglais. À huit ans, sa mère meurt d’une grave maladie : photo de la mère. En 1831, à vingt-deux ans, il reçoit le Bachelor of Art qui sanctionne ses études à Cambridge… divers plans de l’Université de Cambridge. Un an plus tard, à vingt-trois ans, le 6 janvier 1832, il embarque sur le Beagle : long travelling sur une mauvaise peinture du voilier. Etc. » Ce film-là, celui que je ne voulais pas faire, essayait sournoisement de s’imposer, en rampant vers mon cahier. Mais je m’endormais déjà dans mon fauteuil rien qu’en l’imaginant. Que dire du spectateur ?
Je m’imaginais même à l’enregistrement du commentaire, en studio, en train de faire répéter dix fois les mots « Shrewsbury » et « Shropshire », la région et le village où Darwin est né, à un comédien qui avait des difficultés à prononcer les « ssr » et les « chrr ». Comme ça m’était déjà arrivé.
Le film que je voulais faire
En lisant le récit de la vie de Darwin, un élément connu de sa biographie m’est apparu très vite comme vraiment particulier. Je décidai de l’exploiter le plus possible dans mon scénario : hormis son voyage à bord du Beagle qui dura cinq ans, de décembre 1831 à octobre 1836, et qui lui fournit « matière à penser » pour le restant de ses jours, Darwin a passé toute sa vie, enfermé à la campagne dans son cabinet de travail, à écrire. Il avait trente et un ans quand il est rentré de voyage et pendant les trente-sept ans qui ont suivi, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a passé la majeure partie de son temps, cloîtré dans son bureau à mettre par écrit ce qu’il avait vu et compris, ou pressenti, durant ce voyage.
La vision de Darwin au travail, à réfléchir sur la nature pendant trente-sept années consécutives, me fascinait énormément. Cette vision symbolisait pour moi tout le mystère de l’intériorité et de la pensée scientifique et humaine en évolution. Je trouvais cette idée magnifique. Cet homme a changé le monde, assis dans son fauteuil, à son bureau, les deux pieds dans ses pantoufles, avec sa petite lampe allumée à côté de lui, les servantes venaient lui apporter à manger, ses enfants jouaient à proximité. On le soignait quand il était malade. Il était souvent malade. Tout cela pendant trente-sept ans. De temps en temps, il jetait un regard rêveur par la fenêtre sur la campagne anglaise. Il recevait ses amis les savants, les journalistes, la famille.
Inlassablement, il écrivait, il réfléchissait. Même si je n’en connaissais pas encore tous les détails, c’était ça, pour moi, le film sur Charles Darwin et la théorie de l’Évolution.
Mais par où commencer ? Je me suis mise à étudier activement le récit de ce fameux voyage sur le Beagle, vaste et élégant trois mâts à dix canons, « peu stable par gros temps » à bord duquel il voyage pendant cinq ans en compagnie de commandant Robert FitzRoy et de soixante-douze autres personnes. Le voilier effectue un grand voyage dans les régions septentrionales du globe. Après avoir quitté l’Angleterre par l’ouest, il fait plusieurs escales au Brésil, au Sud de l’Argentine et au Chili, traverse le Pacifique où il s’arrête aux Galapagos et à Tahiti, en Australie, traverse l’Océan Indien, contourne l’Afrique et regagne l’Angleterre après une nouvelle escale au Brésil et aux Açores. Les traces visuelles de ce voyage nous sont surtout parvenues sous forme de gravures et dessins très connus.
Pour Darwin, tout semble s’être construit vraiment très progressivement…
C’est deux ans après son retour, après avoir rédigé son Journal de voyage Journal of Research, que Darwin semble avoir exprimé ses premières prémonition à propos de l’histoire et de l’ origine des espèces, c’est à dire de la théorie de l’Évolution. C’est à ce moment-là qu’il a entamé le premier de ses nombreux ouvrage sur ce sujet : The Zoology of the voyage of HMS Beagle. Le fameux ouvrage « L’origine des espèces » n’a été publié que vingt ans après, en 1959. Et il n’y parlait toujours pas de l’origine de l’homme. Ses théories faisaient référence à la nature et aux animaux. Ce n’est que onze ans plus tard, deux ans avant sa mort, en 1871 que Darwin évoque l’application de sa théorie de l’Origine des espèces à l’Homme dans son ouvrage La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe.
À force de rêvasser et de relire des documents, je commençais à mieux maîtriser mon sujet. Et à le ressentir. Je m’étais en quelque sorte transportée dans une autre époque. Et là je commençais à voir quelque chose se dessiner, des impressions encore très fragiles.
Première scène : le retour du Beagle
Soudain, une scène s’est imposée à moi assez nettement. C’était un peu comme une vision : nous sommes le 2 octobre 1836 dans le port de Falmouth en Angleterre au moment où Darwin, à trente et un ans, rentre de son voyage sur le Beagle. À cette époque, le téléphone, la télévision et Internet n’existent pas. Il n’y a eu que de rares échanges de courriers qui ont transité par des voies tout à fait improbables qui ont apporté des nouvelles des voyageurs. Donc cette arrivée de Darwin, en décembre à Falmouth, est un véritable événement, très attendu. Le bateau s’approche très lentement du quai où ses amis, sa famille l’attendent. Charles Darwin est resté absent cinq longues années durant lesquelles il a entretenu une correspondance importante avec ses proches et ses amis. Pendant son absence, il est devenu un homme célèbre. C’est un moment clé, un moment émouvant. Au fur et à mesure que le bateau s’approche du rivage, par une série de flashbacks, on resitue l’homme, son origine, les circonstances de son départ… Cette scène est assez longue… C’est une scène au ralenti… On s’attarde sur un visage, sur un autre, sur les amis qui l’attendent. Ces retours en arrière — composés de divers documents graphiques — qui l’accompagnent, viennent cisailler la scène. Cela nous permet, sans quitter notre quai, de présenter le contexte, c’est à dire le passé. Contraste entre la lenteur et la sobriété de cette scène « réelle » en noir et blanc, et la richesse des documents graphiques qui viennent en contrepoint et en surimpression sur ce fond noir et blanc.
Comment allais-je figurer ce bateau ? Ce quai ? ces visages ? Je n’ savais rien, mais c’était un point de départ qui m’excitait. L’idée me semblait bonne. Elle me permettait de poser mon sujet. Ce serait donc la scène d’introduction.
Ce qui me plaisait dans cette scène, c’était le rythme lent du temps et du lieu où elle était tournée. C’était cette différence entre le rythme lent du « présent » , ce quai dans un petit port d’Angleterre, et la « rapidité » des événements du passé. Comme parfois, des scènes prodigieusement riches font brusquement irruption dans notre imagination, des scènes qu’on imagine, pendant un temps très court. Cette distorsion du temps me paraissait juste.
Cette scène, c’était comme si le brouillard se levait dans un coin. Un petit morceau de film commençait à apparaître, en clair. Je commençais à saisir quelque chose de ce documentaire qui faisait écho en moi. Des bribes, des lambeaux. Nous étions loin encore du découpage exact des plans, mais il y avait une direction, comme un chemin qui commençait à se dessiner dans la forêt inextricable des données que j’avais accumulées. J’étais en quelque sorte « entrée » dans mon sujet. Je n’étais plus à l’extérieur.
Voyage immobile à bord du bureau de Charles Darwin
Je ne voulais surtout pas faire un film coupé en deux : raconter la biographie de Darwin d’un côté et de l’autre, en parallèle, faire un exposé studieux de la Théorie de l’Évolution. Le défi était de tenter de représenter et de raconter l’élaboration d’une théorie en train de se faire. Je ne savais pas trop encore comment, évidemment, mais je voyais une grande différence entre parler des idées de Darwin au passé comme quelque chose de fixe et de figé, et raconter ses idées en train de « s’inventer ».
Il fallait évidemment travailler à partir de ses carnets, de ses journaux personnels, de ses lettres… que je n’avais pas, malheureusement, pour installer un point de vue subjectif — celui de Darwin. Trouver des éléments précis pour raconter comment, progressivement, à partir des petits détails, ses convictions ont grandi, se sont raffermies en lui, ont été prouvées enfin aux yeux du monde. Il fallait laisser parler Darwin lui-même (tout en le racontant par ailleurs) et travailler à partir de ses écrits pour les mettre en image.
Grâce au ciel Darwin, en homme de science rigoureux, a écrit son journal toute sa vie : Journal de Recherches, Carnets de Notes, Autobiographie, ainsi qu’une correspondance abondante.
Puisque je n’avais pas ces carnets et ces lettres, j’ai dû les imaginer, les inventer. D’autres scènes me sont alors apparues. J’en gardais surtout une à l’esprit, que j’ai déjà évoquée, qui allait me servir de pivot central, qui allait me permettre d’enraciner mon film. Cette scène est ancrée dans le bureau de Down House, dans le Kent.
Darwin écrit dans son cabinet de travail, avec des fenêtres grand ouvertes sur le parc. Nous sommes à la campagne au Sud Est de Londres. Dans cette large pièce sombre, encombrée de pots, de boîtes, de cornues, d’éprouvettes, de bouteilles d’encre, de squelettes, de cartes (je ne sais pas si tout cela existe, je n’ai fait que l’imaginer mais je percevais chacun de ces objets de façon aigue), des pages manuscrites de carnet apparaissent en surimpression. La scène est suspendue entre un espace de réflexion, un espace de souvenirs et un espace d’imagination. Dans un espace de poésie aussi. L’homme de science, assis, réfléchit et s’interroge sur la nature. Un émerveillement toujours aussi vif, jamais déçu en 74 ans d’existence…
Je décidai de poser ce lieu et ce temps-là, le bureau de Darwin, comme cadre fixe pour cette petite heure que le spectateur allait passer avec Darwin. Comme lieu et temps unique autour duquel je viendrais installer tout le reste. Sans exclure bien sûr la scène du retour du Beagle au port qui allait me servir d’introduction.
Ce serait à partir de là, dans ce bureau, que nous allions voyager, avec des fenêtres ouvertes sur le monde, comme dans une cabine de bateau : nous serions dans ses souvenirs dans des flashback et nous allions avancer, partir en voyage sans bouger, comme Darwin, à travers toute la richesse de son imagination et de ses souvenirs, et recevant en écho les événements extérieurs, comme par exemple la parution retentissante à Londres de L’Origine des Espèces, ou la fameuse « bataille d’Oxford ».
Londres, le 24 Novembre 1859. C’est le jour de la publication de L’Origine des Espèces, À Londres c’est un triomphe tumultueux. Tous les exemplaires (1250) sont épuisés. Il y aura six rééditions. Des piles d’exemplaires du livre. Les livres passent rapidement de main en main, des titres dans les journaux, brouhahas de foules, exclamations… Et puis, contrastant avec cette ambiance agitée : une table de travail, une fenêtre, une silhouette solitaire, loin de son succès, à Down House, Darwin réfléchit et discute. Il évoque ses souvenirs de voyages, flashback sur les Galapagos, sur ses voyages, etc. On sent une sorte de lenteur qui s’installe et qui sera entrecoupée, morcelée, revivifiée par les scènes londoniennes, sous forme de gravures et d’effets de tournage, comme envahie par les bouffées d’air frais de la vie extérieure, par les images de voyage…
Le film commençait à se construire dans ma tête, autour de ces petites scènes de « fiction », d’évocation, assez courtes, au rythme lent, qui venaient ponctuer le film par intermittence. Elles sont tournées, à l’économie, en noir et blanc ou en tous cas avec un grain, un contraste, une matière particulière de l’image elle-même. L’éclairage de ces scènes « poétiques » et imaginaires est très important : des jeux, des mouvements, des variations de lumières sont mis en place afin de suggérer un climat spécial… Ces séquences sont par ailleurs accompagnées par une ambiance sonore très particulière, avec parfois, mais pas toujours, le son de « la voix » de Darwin. Ces séquences constituent en quelque sort la structure du film.
Le film se dessinait donc autour d’une succession de ces petites « nouvelles » qui nous permettraient d’aller et venir à notre guise dans le temps, de voyager en avant et en arrière, dans la passé.
Mais… et la théorie dans tout ça ?
Je laissai pour l’instant Darwin réfléchir tranquillement derrière son bureau, et je retournai chercher des informations plus précises dans les bouquins sur la Théorie de l’Évolution. J’interrogeai mon frère, justement de passage à Paris. Éminent biologiste, grand spécialiste des récifs coralliens et « naturaliste » lui aussi, par goût et par formation.
Avec lui, je passai un long moment à discuter, passant en revue mes connaissances sur la théorie de l’Évolution. Comment simplifier sans amputer ? Comment faire comprendre sans ennuyer ? Comment montrer la théorie de l’Évolution, qui nous paraît tellement naturelle et évidente aujourd’hui, en train de se faire. Avec, comme toujours, des aller et retours entre observation, réflexion, des fausses routes.
Les pièces maîtresses de cette théorie sont venues à l’esprit de Darwin vers la fin 1838. Il avait trente-deux ans. Darwin avait toujours été un fervent observateur de la nature dès son plus jeune âge. Mais l’idée principale : le fait que les variétés « avantagées », c’est à dire adaptées à la nature, au sein d’une espèce tendaient à être préservées, alors que celles qui étaient « désavantagées » ou moins adaptées, tendaient à être éliminées, s’est confirmée pour lui lors de son voyage sur le Beagle.
Ajoutez à cela l’idée complémentaire — encore une fois, évidente aujourd’hui, mais totalement révolutionnaire à l’époque, que toutes les espèces, malgré leur extrême diversité, due en particulier à d’infimes mutations, étaient toutes issues de la même origine. Et enfin bien sûr le rôle important joué par le hasard, dans ces mutations. Ça a l’air tout simple comme ça mais il fallait y penser. Et arriver à le prouver. C’était quand même une idée surprenante pour un peuple qui pensait majoritairement que toutes les créatures avaient été créées de la main de Dieu, comme c’était écrit dans la Bible. L’homme n’était donc qu’une espèce parmi d’autres, une espèce qui descend d’autres espèces ?
Cette théorie révolutionnaire, qui pourtant ne visait pas au départ la société humaine, tordait le cou à toutes les belles idées créationnistes et théologiques de l’époque. J’avais de plus en plus l’impression qu’il avait fallu beaucoup de courage, ou au contraire, beaucoup d’aveuglement à cet homme patient et obstiné qu’était Darwin, pour écrire et penser ce qu’il a écrit.
La théorie de l’évolution appliquée aux idées
Je n’avais toujours pas écrit un seul mot. Pas une ligne. Il me fallait trouver un fil conducteur, une façon de progresser dans tout ça. Je n’avais plus que trois jours devant moi, et la page était toujours blanche. De temps à autre surgissait un éclair de lumière… qui s’éteignait aussitôt.
Je commençais à avoir des « visions » d’arbre généalogique, d’embranchements, de ramifications, de tableaux de classements d’espèces. Et même des rêves : des animaux bizarres se métamorphosaient les uns dans les autres, des pages de livres se tournaient à toute vitesse, des siècles, des millions d’années défilaient.
Darwin m’apparaissait sous les traits de mon producteur, et Magali l’assistante du producteur sous les traits d’Eve, la première femme. Et l’auteur du livre, tel Lucifer avec sa fourche essayait de me sortir des flammes de cet enfer. Après coup c’est mon producteur que j’ai vu sous les traits d’un diable…
Soudain, le samedi matin en me réveillant, sans prévenir, une idée m’est venue — ça a été un de mes premiers déclics. Une sorte de métaphore : je me suis dit tout d’un coup, forte de mon expérience personnelle, que les « idées » pouvaient, elles aussi, être considérées comme des organismes vivants, des produits au cours d’une évolution ! La vie des idées et leur évolution pouvait tout à fait ressembler à la vie et à l’évolution des organismes vivants.
Comment se fait la sélection des idées ? Comment s’est fait la sélection des idées de Darwin ? Eh bien comme dans la nature, pardi !
Certaines ont disparu au profit d’autres mieux adaptées qui sont restées, il y a eu lutte entre des idées, variation des idées, grâce à quelques bizarreries qu’on appellera les « mutations » de la pensée.
Ces idées « variées » se sont combinées entre elles, et ont fait émerger de nouvelles idées en vertu d’un principe de sélection « naturelle » ainsi, peut-être, progressivement, est née la fameuse Théorie dans la tête de Darwin.
Bref, je pouvais m’appuyer sur les principes (simplifiés) de la théorie de l’Évolution, pour écrire mon scénario. La sélection naturelle appliquée à l’élaboration de la Théorie par Darwin, pourquoi pas ? Est-ce que c’était une bonne idée ? Je ne sais pas. Dans l’obscurité, la moindre lueur ressemble à un soleil. Pour ce scénario, j’avais en tous cas trouvé l’air, mais pas encore les paroles.
J’étais ravie de cette idée tout en sachant par expérience qu’elle m’aiderait pour construire mon film mais qu’ensuite je la ferais disparaître… Ce genre d’idées, c’est comme lorsqu’on construit une maison : on construit un échafaudage qui nous permet de construire les murs. Ensuite, cet échafaudage n’est plus d’aucune utilité et on l’enlève. C’est une sorte de béquille qui aide à la construction. Quand on a fini, on la jette. Bizarre, bizarre.
Les images, le fil conducteur
À partir de là les choses se sont vraiment débloquées. Comme une pelote de laine qui se déroulait, enfin.
Les images, qui me serviraient à illustrer les parties scientifiques se sont mises à affluer de partout… En fait, elles étaient là depuis le début mais je n’en voulais pas avant d’avoir trouvé une structure ou un fil conducteur. Ces images étaient comme des papillons qui voletaient constamment dans mon esprit, et que j’allais maintenant piéger dans mon « filet à images » imaginaire.
Il y avait ces pages d’écrits manuscrits de Darwin : j’imaginais des pages et des pages sur lesquelles Darwin décrivait, d’une petite écriture minutieuse, son rapport sur le « comportement des œufs de ver Pontobdella muricata » par exemple ou encore celui sur la « locomotion ciliaire des larves de Flustra ». Tout cela exprimé dans une langue précise, simple, mystérieuse et poétique… Je voulais donc filmer ces pages manuscrites, ces journaux et ces carnets, les tableaux de classifications, les lettres échangées entre Darwin et ses amis et sa famille, des fragments d’articles, des caricatures parues dans les journaux de l’époque. Et les retravailler avec des trucages numériques, des mélanges d’images, des transparences.
Derrière ces pages, en transparence, c’est-à-dire derrière l’écriture, je découvrais des dessins de fleurs ou de moineaux ramenés des Galapagos, des images de mer, de bateau, d’atolls, d’arbres très ramifiés, les superbes dessins naturalistes très connus sur lesquels Darwin s’est constamment appuyé avant, pendant et après le voyage sur le Beagle. Il avait même dessiné lui-même, alors qu’il ne savait pas bien dessiner, des esquisses maladroites : de la Cordillère des Andes par exemple… Certains dessins représentent la nature : dessins d’animaux préhistoriques, d’oiseaux, d’autres des scènes de voyage, d’autres plus schématiques représentant des graphes et des schémas : les embranchements des espèces, des coupes généalogiques…
Les phrases manuscrites apparaissaient parfois seulement en transparence, sur certaines parties des dessins, sur des paysages de mer ou de montagne, comme une trame, une empreinte, un masque pour faire apparaître dans les lettres agrandies peut-être, d’un coup de plume ou de pinceau, des images, des souvenirs, des prises de vue réelles.
Comme si, derrière l’écrit, les annotations, les chiffres, se déroulait tout un monde de réalité, d’images, de souvenirs, mais aussi des concepts en élaboration, des débuts d’explication au mystère de la perpétuation de la vie et de l’évolution des espèces.
Et puis il y avait aussi tous ces objets de bureaux et de laboratoire, boîtes de naturalistes posées sur une table, plumes, instruments de mesure anciens, oiseaux exotiques empaillés, photos posées sur un coin de bureau. Sans oublier les paysages de la campagne anglaise.
Je dessinais la structure du film comme un réseau de mailles, comme un filet de pêche, dans lequel je pourrais venir ensuite installer et capter la matière (images et idées) que j’avais en tête. Et tisser le film.
Il fallait que ces trois éléments : les mailles formées par la structure, la matière filmique, c’est à dire les images et les informations (la chair du film) et l’idée générale, arrivent à se fondre et à se confondre parfaitement.
C’est cela qui est intéressant quand on travaille sur un projet de film : se mettre dans une telle liberté et disponibilité d’esprit que les images viennent toutes seules à votre rencontre. « Imaginer » c’est « attraper » les images, comme on attrape des papillons. Les « plaquer au sol », comme sur une feuille de papier ou sur un écran virtuel. En relâcher certaines. En garder d’autres. Ensuite, au cours de la réalisation, mais ça c’est une autre histoire, il faudra les maîtriser : faire en sorte qu’elles racontent l’histoire que l’on veut raconter. Et non une autre histoire. Les images, animées ou fixes, sont de nature indisciplinées, comme les papillons, difficiles à maîtriser.
Individualistes. Si l’on n’y prend pas garde, elles se mettent à dire des choses qui n’ont rien à voir avec le film.
Peindre les grandes lignes du tableau
Écrire un projet de film abstrait ou scientifique, pour moi, c’est comme peindre les grandes lignes d’un tableau. On a une idée en tête. On sait où l’on veut arriver mais on ne sait pas trop comment faire.
Et c’est ça le mystère pour moi, et la magie de cette démarche. Au début, tout est là : les données scientifiques, l’intention, le désir, les idées, sauf l’essentiel : le chemin qu’il faut prendre pour y aller, le fil conducteur. C’est ça que j’avais trouvé. Enfin plus ou moins.
Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 57, Mars 2002)