La politique (et son absence) dans le film social

Michael Hoare

Récemment ARTE a diffusé deux films ayant trait aux SDF, à la misère des sans-abris. L’un, Un ticket de bains douches par Didier Cros (2000, production Novi, La Sept-ARTE, Fo Vidéo) s’est taillé un beau succès dans les festivals de l’année 2000, entre autres au Cinéma du Réel. L’autre, Fragments sur la misère de Christophe Otzenberger (1998, The Factory Productions, Vidéothèque de Paris, La Sept-ARTE) a été rediffusé dans la case Grand Format.

Le film de Didier Cros se contraint à un cadre, quelques établissements de bains-douches encore en fonctionnement à Paris, et nous montre quelques-unes des rencontres que le cinéaste a filmées dans les sous-sols et les cabines de ces lieux. Le cadrage est impeccable, l’usage de l’éclairage ambiant remarquable, le son de grande qualité. Les personnages sont dignes, sobres, chacun est porteur d’une histoire, chacun s’individualise fortement et s’offre à notre empathie et à notre désir d’identification comme un être humain à part entière. Nous sommes embourbés (j’allais dire, mais comment utiliser un tel mot face à un film tellement propre, presque hygiénique), englués dans les petites histoires du quotidien, dans le vécu et l’humanité de gens qui, ayant perdu leur logement, leur famille, leur couple, leur boulot, se sont glissés de l’autre côté de la barrière invisible qui nous séparent des « exclus ». C’est un exemple humainement très correct de ce que certains aiment dans le cinéma social d’aujourd’hui : des personnages comme dans la fiction, l’absence absolue de colère revendicatrice, un regard empathique porté par l’oeil de la caméra, dont l’objectif en verre semble se dresser comme un mur transparent pour nous protéger d’une trop grande proximité physique, dans une situation dont aucune explication n’est donnée ou suggérée. Un témoignage du fait que les SDF sont aussi des êtres humains qui, à défaut d’être des sujets révoltés, sont au moins de bons objets d’émissions de télé esthétisantes.

Fragments sur la misère de Christophe Otzenberger se déploie comme une provocation consciente et continue. Le cadrage se caractérise surtout par sa mobilité. Otzenberger se lance comme un missile à courte portée contre les barrières de toutes les indifférences, toutes les résignations qui font que l’existence des SDF est tolérée, acceptée, considérée comme inéluctable ou comme un phénomène sur lequel nous n’avons aucune prise. Il secoue avec persistance le blindage des passants, il s’accroche, il ne lâche pas prise. Il nous rapproche de manière physique des SDF de la rue. Chacun vivant sa dérive de manière différente, particulière et souvent faisant peu de cas des soucis hygiénistes des bains-douches. En passant, rôdant entre les banlieusards qui descendent de leurs trains à la Gare Saint-Lazare, il met en scène une autre misère, non pas celle de l’errance sans domicile et sans ancrage psychologique dans les rues, mais celle de l’employé(e) ordinaire, modèle même, celle de l’être humain déçu, produit de « masse » de la ville moderne, qui doit se soumettre à l’esclavage salarial de manière quotidienne pour faire face aux contraintes de la survie mais qui le fait de manière résignée, non révoltée, car toute alternative semble bouchée, irréalisable.

Et le film, progressivement, nous amène dans trois directions différentes pour nous donner les clefs de la situation, une explication à réfléchir. D’abord dans les camions du SAMU social où les brigadiers eux-mêmes, de braves âmes, nous expliquent les limites et les frustrations de leur action, et esquissent avec beaucoup de lucidité les raisons de leur échec sans fin : le fait qu’il faudrait beaucoup plus de moyens, et donc une redistribution des richesses par les impôts beaucoup plus forte, afin qu’un véritable système d’aide et d’appui puisse utilement fonctionner. Deuxième virage, chez les politiques, tous murés dans leur indifférence polie habillée de leurs mesures de bon sens et surtout bon marché qui ne changent rien aux dynamiques en œuvre ou à la situation dans la rue. Et enfin, chez les militants, les DAL, les CDSL, qui squattent, manifestent, prennent les charges des CRS en pleine figure, et nous font voir que chez certains le sentiment de révolte n’est pas mort.

Avec la trajectoire particulière et volontariste dessinée dans ce film, Christophe Otzenberger nous montre qu’une approche politique du cinéma social est encore possible, non pas à coups de discours idéologiques illustrés bien sûr, mais à coup de risques pris, en payant de sa personne et de son corps, en montrant très clairement comment on est engagé dans la révolte contre une situation insoutenable ; puis en provoquant des réactions filmables, en les montant pour nous en faire une quintessence et une explication révélatrice de l’hypocrisie sociale qui nous entoure. Il nous montre un exemple de ce qu’est le cinéma politique aujourd’hui.

Samir Abdallah, autre « grande gueule » du cinéma social, ouvre une voie pas très éloignée avec le film qu’il a ramené de Palestine, compte rendu du voyage de témoins français (Bové, Amara, Eyraud, etc.) en terre conquise, et document remarquable sur la violence dont nos militants français ont été témoins et acteurs. Samir veut en faire un film abouti et réfléchi, mais veut aussi que ses images servent dans le court terme, dans le mouvement, à l’instar de la démarche qu’il avait déjà explorée autour du squat de la rue du Dragon et la bataille des sans-papiers. Son film nous prouve aussi qu’une approche et une éthique politique informent encore les stratégies cinématographiques chez une minorité agissante de personnes.


  • Fragments sur la misère
    1998 | France | 1h29 | Vidéo
    Réalisation : Christophe Otzenberger
    Production : The Factory Productions, Vidéothèque de Paris, La Sept-ARTE
  • Un ticket de bains-douches
    2000 | France | 50’ | Vidéo
    Réalisation : Didier Cros
    Production : Novi, La Sept-ARTE, Fo Vidéo
  • Voyage en Palestine(s)
    2001 | France | 52’ | Vidéo
    Réalisation : Samir Abdallah

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 155, Mars 2002)