Michelle Gales
« L’auteur d’un film, c’est le plus fort. », attribuée à Renoir.
Le cinéma et la télévision sont des industries dans lesquelles l’expression artistique est nécessairement confrontée à des enjeux économiques. À différentes périodes dans l’histoire du cinéma, les réalisateurs ont perdu, et plus rarement regagné, du pouvoir sur leur œuvre — parfois en devenant eux-mêmes leurs propres producteurs.
En effet, face à l’exigence imposée aux documentaires qui doivent à la fois être rentables et ne pas froisser les pouvoirs politiques et économiques, une partie de la profession a vu dans la méthode critique qui analyse l’œuvre de l’auteur — en identifiant ses signes distinctifs, ses traits significatifs — le moyen de défendre l’auteur et sa liberté d’expression.
Voir dans la plaquette d’une rétrospective de la production d’ARTE, organisée au Musée du cinéma et de la télévision à New York l’année dernière, que les noms des réalisateurs ne figurent pas à côté des titres de films, mais que cette information est noyée dans les résumés, est effectivement inquiétant. A la manière des mécènes qui lèguent leurs collections à ce même musée à condition que ces œuvres soient exposées comme un ensemble démontrant le goût du collectionneur et non pas dispersées pour permettre la confrontation des œuvres d’un même peintre ou d’une même période, ARTE s’est mis en avant comme responsable de la vision artistique. Il est nécessaire de continuer à se battre pour le maintien des droits de l’auteur et pour le respect de l’intégralité d’une œuvre.
Cependant il me semble qu’il peut être aussi productif d’appliquer d’autres méthodes dans la critique des films. Une méthode comparative confrontant des films traitant un sujet similaire peut mettre en valeur ce qui est spécifique dans la démarche de l’auteur. De même, l’identification des Phénomènes de mode et d’autres éléments du contexte peut aussi révéler l’originalité d’une œuvre.
Roulant et œuvrant
Parmi les films au Cinéma du Réel cette année, deux en particulier permettraient ce type de confrontation. Dans les deux cas il s’agit d’un portrait d’une personne « marginale » inscrit dans la tradition du « cinéma direct », aujourd’hui intégrée par la télévision. Les deux films bénéficient d’un engagement du réalisateur dans un dialogue avec les participants et sur une longue période de temps.
D’un autre côté, les conditions de production sont à l’opposé ; Rolling, un film suisse a été une production à risque engagée par le producteur-réalisateur, Peter Entell, tandis que Working for the Enemy, un film britannique fait partie d’une série pour la BBC dont le producteur (au sens anglais de producteur-réalisateur) a sous-traité les tournages à d’autres réalisateurs, dont Sean McAllister pour ce film. Cependant, dans ces deux contextes de production si différents, il me semble que le sens donné à ces deux portraits vient du point de vue personnel de ces auteurs, aussi indépendants ou encadrés qu’ils puissent être.
Rolling retrace la grandeur et décadence d’un champion de patins à roulettes. C’est un film qui part à grande vitesse en travellings-avant des patineurs se faufilant entre les camions de la voie express de Lausanne, ou, en équilibristes, descendant les garde-fous des passages de chemin de fer — où un faux pas les jetterait sur la voie du train. Après un certain temps, les séquences à frissons deviennent moins fréquentes, mais l’angoisse est instaurée, prémonitoire d’une autre type d’effondrement. En effet nous connaissons la fin depuis la première scène présentant le héros déchu ; l’histoire est racontée en flashback, dramaturgie classique de film de fiction.
Ivano Gagliardo était un personnage en vue des media, sujet de nombreux reportages de télévision sur le phénomène de mode que sont les rollers. Après avoir participé à cette période de gloire fugitive, le réalisateur/producteur, Peter Entell, est invité à filmer son mariage. Entell poursuit le tournage en enchaînant sur les débuts de carrière d’Ivano dans les affaires : une boutique spécialisée et la négociation de sa signature auprès des fabricants d’articles de sport. Sa femme, Emmanuelle, perd son travail comme hôtesse de l’air et se lance également dans les affaires-sport avec la construction d’un terrain couvert pour les rollers. Le jour de l’inauguration, Ivano participe à un concours troublant où il semble être complice de son humiliation en face du champion plus jeune, autre figure familière des films de boxe par exemple.
Une partie de Rolling tourne autour de la question de l’intégrité, ainsi que celles du goût du risque, de l’insouciance et de la persévérance, telles que le héros se pose ces questions. Ivano refuse de parrainer ou de vendre du matériel qu’il juge de mauvaise qualité — un matériel défectueux pouvant causer des accidents. Mais des questions du même ordre sont posées au niveau du film lui-même. Interrogé sur la possibilité que le fait de filmer pourrait encourager les jeunes rollers à prendre encore plus de risques, Peter Entell se déclare convaincu que ces jeunes en faisaient autant sans la présence de la caméra. Cependant, il rajoute qu’il est conscient qu’un regard vers la caméra pourrait faire en sorte que le patineur soit déconcentré. C’est un risque qu’il prend, dit-il. A la question de savoir si le tournage du film ne rendait pas plus difficile la réconciliation du couple et le fait de finir le film avec sa déchéance n’aggravait pas la situation d’Ivano, le réalisateur répond qu’ivano a toujours été très conscient du rôle des media dans sa carrière. Puis Entell précise que c’est Emmanuelle qui lui aurait suggéré de filmer la réunion avec les comptables — « dans l’espoir qu’Ivano se rende compte de la gravité de la situation ». Serions-nous en présence des circonstances manipulées par un des protagonistes du film dans un règlement de comptes à l’insu du réalisateur ? Si la production était indépendante, l’intrigue est, au contraire, sur les rails, et le titre suggère ce double sens.
Working for the Enemy raconte la situation d’un chômeur face aux nouvelles mesures destinées à obliger les chômeurs de longue durée à suivre des stages de réinsertion. Kevin à l’âge de trente-cinq ans revendique son statut et dénonce cette politique draconienne pour obliger les chômeurs à reprendre n’importe quel boulot dans n’importe quelles conditions.
La vie de couple de Kevin est aussi troublée par les tensions de la marginalité. Sa compagne, Robbie, vit mal leur précarité. Tous deux anciens toxicomanes, ils ont déjà réussi cette première réinsertion et sont encore fragiles. Cependant, cet aspect de leur vie est traité avec discrétion. Et quand la discussion s’échauffe, la caméra se retire. Une des séquences à la fois visuelles et émotives du film est quand la caméra, exclue pendant une scène de ménage, attend dehors sur le palier. Comme au théâtre classique, l’action se passe hors scène et c’est un personnage qui en revient qui nous raconte ce que nous n’avons pas pu voir. Mais ici, il s’agit aussi du cinéma documentaire ; Robbie sort, elle nous annonce qu’elle va chercher des cigarettes, mais son visage exprime beaucoup de non-dits. La caméra reste en attente, sans couper ni changer de lieu, pendant que nous imaginons la possibilité qu’elle ne revienne pas, jusqu’à son retour.
Un autre ressort théâtral employé est celui où le spectateur sait ce qu’un des personnages va, peut-être, apprendre. Tel est le cas du stage de réinsertion animé par d’anciens chômeurs persuadés qu’ils vont remonter la morale de ces échoués — à la manière des rencontres évangéliques aux témoignages de pécheurs reformés. Ils sont surpris de découvrir leur public non seulement sceptique mais éloquent dans leurs arguments de refus.
Ce film suscite des frissons d’un autre genre — au débat après la projection — en révélant la genèse du projet et les conditions de production. Souhaitant faire un film sur les nouvelles mesures contre les chômeurs, Sean McAllister a fait ses recherches dans les stages de réinsertion et rencontré Kevin. Colin Luke, producteur chevronné, a agréé ce projet, Travaillant pour l’ennemi, dans le cadre de sa série de portraits, appelée Royaume uni (faut-il connaître l’humour britannique pour y sous-entendre Royaume désuni ?).
Aux spectateurs étonnés, dont les réalisateurs particulièrement consternés, ce producteur, vétéran de maintes séries, a expliqué que les réalisateurs de toute la série n’étaient présents au montage qu’en tant qu’invités à des projections périodiques. Il précisait que Sean McAllister jouissait d’un privilège exceptionnel en ayant participé plus souvent au montage ! En tant que réalisateur-producteur, Luke accordait cette faveur par déférence au contrat moral entre McAllister et les personnes filmées, mais semblait ne pas se préoccuper du contrat moral qui peut exister entre réalisateur et producteur dans cette configuration de production.
Ce dispositif représente une évolution inquiétante dans la distribution des rôles. Déjà, dans le système anglo-américain de production documentaire, le producteur-réalisateur pouvait sous-traiter les recherches et repérages, voire la rédaction du dossier de présentation. Aujourd’hui, il y a même tendance à déléguer le tournage à un réalisateur qui ne suit plus le montage, ou qui est remplacé éventuellement par une tierce personne pour la suite. Pour nous spectateurs, il semble pourtant clair — par le temps investi, la complicité avec les protagonistes, la mise en scène des situations, la position subjective des cadrages et du son, qui est souvent un dialogue entre ceux qui sont devant et celui qui est derrière la caméra — que Sean McAllister est bien l’auteur-réalisateur de Working for the Enemy.
Ces deux films ont aussi été présentés à la manifestation international INPUT, (Rencontre internationale des télévisions de service public qui change de pays d’accueil chaque année et qui avait lieu à Stuttgart en mai 1998). Dans la fiche technique d’INPUT, Colin Luke est indiqué comme le réalisateur de ce programme dont Sean McAllister est seulement cité pour l’image, tandis que dans le catalogue du Réel, Colin Luke et Sean McAllister figurent tous deux en tant que réalisateurs, le premier étant aussi directeur de la série. Dans ce dernier cas la notice sur les carrières des deux réalisateurs explique la situation : Colin Luke est producteur-réalisateur reconnu des séries pour la BBC, Channel Four et autres, tandis que Sean McAllister na pas encore d’autres réalisations à son nom. Il a simplement participé aux ateliers de production régionaux et fait ses études à la National Film and Television School. Dans le système britannique, il n’aurait pas le statut d’auteur.
En effet, ces deux films portent les traces du statut professionnel de leurs auteurs. Peter Entell, le réalisateur-entrepreneur, est séduit par le choix de son protagoniste de vivre et gagner sa vie par sa passion, mais regrette la mauvaise gestion de sa vie professionnelle et privée. Sean McAllister, le réalisateur par sous-traitance, voit dans son sujet la preuve qu’à l’intérieur d’une situation économique que l’on ne maîtrise pas, il est possible de défendre une vision du monde, de maintenir une indépendance d’esprit, de poursuivre ses propres recherches personnelles et artistiques, de ne pas perdre son âme. Cependant, dire que ces films sont marqués par la situation de leurs auteurs n’est pas nier leur responsabilité en tant qu’auteurs de leurs films, de leurs propos.
Finalement, dire « ceci est un auteur » implique que d’autres ne le sont pas. Il me semble que le fait de suggérer que certains soient des imposteurs ou des mercenaires n’aide pas les auteurs (au sens non-exclusif) à faire valoir leur œuvre et leurs droits. Certains auraient même tendance à estimer qu’il faut jouir du statut pour avoir le droit de s’exprimer. Si on n’est pas membre de cette heureuse « famille », « on peut toujours courir », et même si on en fait partie, on aura intérêt à soigner sa signature, à perpétuer une formule qui « marche » plutôt que de s’aventurer sur des terrains inconnus. Plutôt que d’encourager la liberté d’expression et l’innovation souhaitée, la politique « d’auteur » menée à l’outrance ne peut-elle avoir l’effet inverse, d’encourager la reproduction des modèles en série et d’étouffer la recherche ?
-
Rolling
1997 | Suisse | 1h33 | 35 mm
Réalisation : Peter Entell -
Working for the Enemy
1997 | Royaume-Uni | 58’
Réalisation : Sean McAllister, Colin Luke
Production : Mosaic Films, BBC 2
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 69, 1er trimestre 1999)