Michael Hoare
Le remue-ménage de ces dernières semaines autour du « service public » de la télévision française nous importe pour au moins deux raisons. D’une part, sur le plan matériel, ceux d’entre nous qui arrivons à travailler dans les conditions correctes du métier le font le plus souvent grâce à des co-productions télévisuelles qui sont largement le fait du secteur public, en général la SEPT et FR3.
D’autre part, et de manière plus fondamentale, si nous faisons de la défense du documentaire un enjeu important, c’est aussi parce que nous croyons que l’œuvre qu’un artiste peut forger dans la durée de sa confrontation avec le réel est, mieux que le reportage ou le news, capable de nous faire entrer dans l’intériorité de l’autre, capable de nous toucher dans notre sensibilité, dans notre culture et perception du monde, de jouer un rôle positif dans l’éducation et la sensibilisation de l’opinion.
Or ces missions sont celles assignées largement au secteur public. Ce n’est pas dans le paysage français que nous trouverons la place pour un équivalent local du CHANNEL FOUR britannique; la bonne santé d’un service public télévisuel ouvert, contradictoire, vigoureux est pour nous une question vitale.
Face à l’affaiblissement progressif du secteur dont nous avons été le témoin depuis la privatisation de TF1, face à la débâcle de la présidence Guilhaume, et nous méfiant du discours entrepreneurial du nouveau chef, il nous semble nécessaire de commencer un processus de réflexion et de débat. Car, comme Pénélope, l’État français n’a pas fini de faire et de défaire sa télévision. Avant un prochain et éventuel chambardement structurel, autant se donner les moyens de formuler le bilan de ce que nous avons tous vécu, pour esquisser les contours d’un rapport à la télévision que nous voudrions avoir. D’où les quelques développements suivants, qui sont surtout quelques pistes pour lancer la réflexion.
Sur l’instance de régulation
Le CSA n’a pas encore pu ou su imposer sa crédibilité comme lieu de régulation indépendante et compétente. Il faut dire que ce n’est pas entièrement de sa faute. Les ministres responsables ont tellement usé et abusé des déclarations publiques pour exprimer leurs vœux que les membres du Conseil ont pensé juste, pour affirmer leur volonté d’indépendance, d’adopter une politique de « vents contraires ». Ainsi le Conseil a nommé un Président unique que le gouvernement ne voulait pas, et donné son aval à un montage financier de la CINQ, lui aussi critiqué par les ministres.
Malheureusement, ce n’est pas parce qu’elles sont prises à l’encontre de la volonté gouvernementale que des décisions se révèlent judicieuses. Et face à l’échec majeur, qui est celui du service public, au lieu d’ouvrir un débat et une enquête, au lieu de prendre le temps d’établir une politique, il a agi dans la précipitation pour faire siens des vœux apparemment présidentiels.
Ce gouvernement et ces ministres ne vont probablement pas toucher à une structure qui n’a pas été mise en place sans peine. Mais c’est déjà le signe d’un échec relatif que d’admettre qu’un autre gouvernement n’aurait aucune difficulté à la remplacer, en supposant le cap maintenu. Son manque de consistance est lié en partie aux hommes qui la composent, mais elle est aussi victime des mauvaises traditions de la vie politique française. Est-ce qu’il ne serait pas souhaitable que l’existence de la structure (celle-là ou une autre, peu importe), l’indépendance de son fonctionnement soient inscrites dans la constitution, que des représentants des professions audiovisuelles comme des associations de téléspectateurs puissent être représentées en son sein ? Il serait surtout intéressant de changer de comportement ; c’est-à-dire que, dans la gestion d’une interface aussi sensible que le rapport entre télévision et société, la pratique soit développée d’ouvrir des enquêtes publiques avant la prise de décisions majeures. Il serait souhaitable que le C.S.A. assume pleinement sa fonction d’instance d’audition et de régulation administrative et politique, comme cela se passe ailleurs (F.C.C. aux États-Unis, C.R.T.C. Canadien). Même si les décisions ne peuvent pas toujours être les « bonnes » de tel ou tel point de vue, au moins elles peuvent être justifiées et argumentées dans une plus grande transparence.
Service public, où es-tu ?
En ce qui concerne le service public, les solutions bâtardes ont prouvé leur inefficacité. La seule solution permettant une réelle innovation semble être d’en chasser la pub. Un service public diversifié, de qualité, chargé de satisfaire les différentes demandes du public suppose la possibilité d’expérimenter des stratégies a moyen terme et de ne pas être contraint de jouer, à court terme, la chasse à l’audimat pour équilibrer ses comptes. Cela implique soit une augmentation de la redevance, soit le soutien de l’État par des subventions directes. De toute manière, M. Bourges fait comprendre que pour refaire une télé « pantouflarde » qui peut gagner des parts d’audience à la compétition, il a besoin des sous des contribuables. Alors pourquoi ne pas faire autre chose ?
On pourrait imaginer la structure actuelle clarifiée : une chaîne généraliste de qualité, une chaine consacrée aux régions et aux minorités, une chaîne « culturelle et européenne » plus orientée vers l’expérimentation.
On peut aussi penser que, comme en Grande Bretagne, le critère de la part d’audience resterait un facteur politique important à moyen terme pour pouvoir justifier devant les élus et la société les dépenses de l’argent public. Mais jusqu’à présent, la cohabitation de la chèvre et du chou, du désir de faire du spectacle massifié sans les moyens de le soutenir, a fait disparaître des ondes françaises jusqu’au concept même de service public.
Quotas ? Oui, quotas !
L’instauration de quotas et de politiques planifiées de production, de coproduction ou d’achat selon les genres, avec un renforcement notable du rôle du documentaire sur la chaîne grand public serait souhaitable.
Il serait bien sûr également souhaitable d’inciter les chaines privées à investir dans le documentaire. Mais cela suppose un organisme de régulation doté non seulement d’indépendance et de volonté, mais aussi de dents !
Ces idées sont formulées ici pour provoquer le débat. Il y a bien d’autres propositions ou revendications à formuler, tester, discuter y compris avec d’autres instances de la profession.
Et donc, à bientôt…
Publiée dans Documentaires n°1 (page 4, Janvier 1991)