Frères des frères

Entretien avec Richard Copans

Michelle Gales, Michael Hoare

Silences et cinéma

L’axe de la revue sera les trous de mémoire de la société française. Ton projet, on fait l’hypothèse, s’inscrit dans cette démarche. Veux-tu en parler ?

Évidemment j’ai été sensible aux grands silences français sur la Guerre d’Algérie. Il y a eu quelques films de fiction, quelques films militants qui en ont un peu parlé après la guerre. Il y a eu un film de Vautier, un film de Boisset, J’ai huit ans de Yann Le Masson, Octobre à Paris. Mais le documentaire ne s’en était jamais approché. La seule série passée à la télé il y a 3 ou 4 ans était anglaise et jusqu’en automne dernier, la télévision française n’avait pratiquement pas produit de documentaire sur la Guerre d’Algérie. Donc, il restait un certain nombre de films mais après il y a eu ce grand silence.

Mon projet n’était pas seulement de combler ce silence. Ce n’était pas la seule piste qui m’intéressait. Une autre chose était la filiation tout à fait directe que je ressentais avec les films que j’ai pu voir pendant la Guerre d’Algérie, les films que j’ai cités ci-dessus et qui ont compté beaucoup pour moi. Je me sens tout à fait dans la tradition de ces films-là. Il n’y avait pas simplement le silence; il y avait ce cinéma-là qui continue à exister, ce qui n’est pas exactement la même chose. Le troisième terme, c’est la question de l’engagement, l’histoire de quatre personnes engagées. C’est peut-être le dernier moment de l’histoire politique où les gens se sont véritablement engagés dans l’action, où il ne s’agissait pas de quelque chose de verbal et d’idéologique, mais où l’engagement politique était synonyme d’une philosophie de l’action. Ca me semblait très important de rappeler effectivement que ça a existé, que ce n’était pas seulement des traces qu’il fallait préserver mais que ça valait le coup de se poser cette question-là à partir d’aujourd’hui.

En conséquence, mon film n’est pas simplement un travail d’archéologue, ce n’est pas un travail d’enregistrement d’une parole car je trouve cela relativement passif. On préserve des paroles pour les mettre dans un musée de la mémoire. Je crois que ces paroles résonnent encore aujourd’hui. Je crois que cette filiation du cinéma continue de courir dans des formes tout à fait diverses. Ca n’a rien à voir avec le cinéma documentaire de la fin de la guerre d’Algérie, mais ce cinéma politique continue aujourd’hui. Voilà toutes les marques que je voulais inscrire.

Tu parles d’engagement. Peux-tu pousser un peu plus loin ce que tu veux dire ?

D’abord il faut resituer le contexte politique. À partir de 1956 a lieu la première rupture de courants importants qui se veulent d’extrême gauche, qui veulent changer la société, et qui ne sont pas au Parti Communiste Français. C’est le moment de la fin de Budapest, et de l’essor de l’anticolonialisme. L’insurrection de Budapest fait que de fractions de gens liés au PCF s’en détachent et en même temps l’anticolonialisme actif se bat contre un anticolonialisme de masse beaucoup plus timide, celui du PCF sur la fin de la Guerre d’Algérie. À ce moment-là, il se crée un courant qui va devenir tout ce que sera le gauchisme après 68, un courant révolutionnaire inspiré beaucoup de Marx, de Lénine, de Mao-Tsé-toung, à la gauche du Parti Communiste. Ce courant va faire un peu de bruit pendant quelques années et va s’éteindre et aujourd’hui il n’en reste quasiment rien. Il reste des gens qui en général sont allés au P.S. ou qui ont arrêté leur activité politique. Il reste la Ligue Communiste et LO qui continuent, et à part ça, le gauchisme c’est fini, et tant mieux, ce n’est pas pour le regretter. Mais en enterrant ces espèces de surcharges idéologiques, ces grands discours triomphateurs, ces vérités toutes faites, on a aussi enterré une envie de changer le monde tout simplement.

Cette envie a été plus fortement mise en crise par l’écroulement de tous les pays auxquels depuis un moment on prêtait attention. Je ne parle pas tellement des pays de l’Est, mais de Cuba, de la Chine ou du Vietnam. Il n’y a pas un pays modèle aujourd’hui. Donc face à ça, qu’est-ce qui nous reste ? C’est de nous dire : « on s’est trompé, et tout ce qu’on a à faire c’est de s’aligner dans le système tel qu’il existe et finalement on peut être en bonne santé, bien manger dans un pays riche et ça suffit ». Ou est-ce qu’on peut se poser quand même la question de penser que ce monde est mal foutu et que le minimum c’est d’être en colère. Ces questions que je me posais adolescent, je me les pose aujourd’hui. Je peux dire que je ne crois plus au Parti Communiste Chinois comme j’ai pu y croire. Je ne lis plus Mao. Je trouve toujours l’histoire de Che Guevara très émouvante mais le Cuba aujourd’hui m’a l’air vraiment d’être un pays en mauvais état. Au-delà de ça, qu’est-ce qui reste de cette envie de changer le monde qui était très forte au moment des révolutions anticoloniales ?

Dans cette notion de pays modèles, il y avait l’idée que l’activité humaine pouvait s’organiser sur autre chose que le marché.

Il y avait surtout l’idée qu’il y a des pays où se réalisent les utopies imaginées à la fin du XIXe siècle. L’URSS fonctionne de cette manière pour beaucoup de gens à partir de 1917. Il y aura d’autres pays. Mais on s’installe dans une posture où on regarde d’autres pays considérés comme des modèles ce qui entraîne des effets en chaîne très négatifs. Aujourd’hui tout ça, c’est fini et c’est bien. Il n’y a plus de pays modèle, d’organisation modèle. Il faut regarder notre société telle qu’elle est, et peut-être on peut quand même se demander comment elle peut changer, changer sérieusement.

On se dit que tu as eu ce projet depuis très longtemps, et on sent que le projet est possible aujourd’hui. Est-il possible que toi et un certain nombre de gens disant qu’il n’y a plus de pays modèles, qu’il y aurait des gens modèles, des gens que lu as admirés, et dont tu as besoin de filmer pour essayer d’examiner quelles étaient les idées derrière notre besoin de modèle ?

Je pense qu’il y a de ça. Les quatre personnages principaux qui sont les héros de mon film représentent des chemins très divers. Et pourtant à un moment donné, ils se retrouvent dans ce dont je parlais tout à l’heure, une activité concrète très précise et qui a une importance politique considérable. Si aucun français n’avait aidé les algériens, quoi qu’il se soit passé depuis entre la France et l’Algérie, les relations auraient été différentes. Il y a quand même cette idée d’une différence entre l’État français et le peuple français. À mon avis le fait que cette idée était incarnée par des gens dans une activité concrète pendant des années, était très important.

Pour revenir à ces quatre personnes: Jean Louis Hurst est un militant communiste convaincu avec une certaine connaissance de l’Algérie. Il radicalise un anticolonialisme que le PCF à l’époque ne voulait pas pousser jusqu’au bout considérant que la révolution algérienne n’était pas menée par un parti communiste, donc pas par le prolétariat, et le PCF ne voulait pas entendre parler. Jean Louis Hurst voit le formidable mouvement de libération d’un peuple contre son oppresseur colonial et s’y aligne complètement. Mais avec un raisonnement communiste conséquent comme aurait pu tenir le PC dans les années vingt au moment de la Guerre du Rif.

Je pense qu’Hélène Cuenat est en partie poussée par la même chose. Elle nous disait dans une interview qu’on n’a pas gardée que lorsqu’on lui a demandé d’être prise dans des activités immédiates, avant de se décider, elle a mis six mois à relire Lénine. C’est une de ses motivations, très dans la tradition du mouvement communiste. Mais son autre motivation, c’est l’impossibilité de manifester l’après-midi et aller au cinéma le soir. Si on est solidaire de gens qui sont là et qui nous demandent leur aide, c’est un choix total. La morale ne se divise pas. On ne peut pas être solidaire de cinq à sept, et après, mener sa vie, aller au cinéma, voir ses copains, s’occuper de sa fille, etc. À mon avis, c’est sa motivation principale. C’est un personnage qui cherche une ligne morale. Elle est au Parti Communiste à l’époque comme Jean Louis Hurst, mais c’est vrai que quand tous les deux parlent, ils n’ont pas le même rapport à ce que c’est qu’une exigence morale.

Robert Davezies est quelqu’un qui commence à basculer sur la question de la torture en Algérie. Il commence à être impliqué dans des activités de soutien, avec une idée « Dreyfusarde » du peuple français, comme il dit. C’est-à-dire : « je suis français, je suis en charge de mon peuple français. Ce peuple est en train d’être corrompu par la guerre coloniale, en train d’être gangrené, ce sont des mots qui reviennent dans les textes de l’époque, et donc pour sauver mon peuple dont je suis solidaire, je dois lutter contre cette guerre ». Ça, c’est le discours officiel de Davezies. Il y a un discours qu’il affirme moins. C’est quelqu’un qui à l’époque est dans le mouvement des prêtres ouvriers, qui sont des compagnons de route très proches du Parti Communiste. Donc il est aussi très fortement influencé par une éducation, une connaissance des textes de Marx. Il n’est pas communiste, mais il doit fréquenter principalement des militants soit de la CGT, soit du PC. Il faut bien dire qu’à l’époque, pour quelqu’un qui s’oppose à la société avec une volonté de changer le monde, il n’y a pas d’autre endroit. On ne peut pas aller à la vieille SFIO, c’est hors de question. Aucun des autres petits partis n’existent à l’époque. Ou on est proche du PC ou on est proche de gens qui sont tout de suite assimilés à ceux qui gouvernent la France, qui ne sont pas capables d’avoir une vision du monde un peu radicale.

Et puis Francis Jeanson représente un autre type d’équilibre. Au contraire des trois autres, il a été deux fois en Algérie; sa femme Colette à l’époque, y est allée très longtemps en 1953-54. Et il est sans doute comme les gens de la revue Les Temps Modernes et Sartre, très proche du Parti Communiste. Pas intégré, mais il ne faut pas oublier la période. La guerre froide bat son plein. Je ne sais plus quand Sartre va à Moscou, ça doit être en 1952 ou 1953. Il revient en disant « c’est le pays le plus libre du monde ». C’est quand même formidable parce que c’est un moment où le Stalinisme est le plus dur. Donc Jeanson est dans un courant d’intellectuels polarisé par le Parti Communiste. Mais par ailleurs, il a une analyse de la situation coloniale qui lui fait dire : « c’est invivable, il va y avoir une guerre de libération ». Parce qu’il y va, il le voit. Il sait que la guerre de libération est inéluctable.

Par ailleurs, un de ces grands thèmes de réflexion est l’éthique. Le sens d’une éthique de la situation à ce moment-là, pour lui, implique d’être solidaire d’un peuple qui lutte pour sa libération. On ne peut pas être français si on est un français qui opprime un algérien. Dans des termes plus philosophiques, il rejoigne ce que peut dire Hélène ou ce que peut dire Davezies. Ce sont des gens qui n’ont pas la même vision concrète de l’Algérie, qui sont tous peu ou prou influencés par le marxisme et le Parti Communiste. mais pour certains d’entre eux, ils ont des exigences morales très fortes.

Mais ce qui ressort qu-delà des différences de détail, c’est quand même que dans le communisme, il y avait un courant avec une exigence morale et éthique très forte.

Cette exigence éthique à mon avis était beaucoup plus large. Elle prend des formes très fortes dans les églises chrétiennes, chez les protestants. C’est clair qu’en général, que quand on va au P.C., on y va par idéal. Il y a des gens qui y vont par arrivisme, c’est possible. Mais il ne faut pas oublier qu’à cette époque c’est un parti extrêmement puissant, pour lequel vote près du quart de la population française.

Quand je dis qu’il y a un courant qui s’en détache à propos de la Guerre d’Algérie, c’est quand même un courant extrêmement minoritaire.

C’est ce que je voulais poser par la suite. Ce que tu as dit comme étant la question de départ : au regard du monde d’aujourd’hui, quel est un engagement possible ?

Sauf que, j’ignore tout.

Tous, on ignore tout. Mais être dans cette recherche-là est passionnant. Le film me posait un certain nombre de questions sur ce point, parce qu’on sentait que la question y était quelque part, mais elle n’était jamais réellement explicitée. Surtout ce qui me posait problème c’était la concentration sur ces personnages qui ont l’air d’être très isolés. Il y a aussi l’attention portée aux détails de la clandestinité parce que tu passes du temps à nous dire comment il faut stationner la voiture, d’où il faut téléphoner. Je me demandais pourquoi tu te concentrais sur cela plutôt que sur d’autres questions concernant le réseau, les liens qu’il aurait pu avoir, ou non, avec la société française, ou la fraction de la société française qui s’était quand même manifestée contre la Guerre.

Ils étaient totalement isolés, je crois que c’est clair. Quand j’aborde le film par la traîtrise, ce n’est pas pour rien. Même aujourd’hui, j’ai reçu 20 lettres qui sont des hurlements contre ces personnes-là.

Je n’ai pas l’impression d’avoir insisté sur la clandestinité. Il y a une intervention d’Hélène Cuenat. Quand on est à la frontière allemande avec Robert Davezies, il nous lit un poème, ou il nous dit qu’ils étaient très collectifs, que ça faisait une force, et que c’était beau. Ce sont des notions qui sont toujours bonnes à entendre. Sur l’argent, ça me fait plutôt rire d’entendre une vieille dame me dire : « mais enfin, c’est pour acheter des armes; une lutte armée ça se mène avec des armes ». Ce sont des moments de plaisir pour faire vivre des personnages de manière forte dans ce qu’ils ont vécu, plutôt que de s’attarder sur la technique de la clandestinité.

Peut-être c’est aussi ma lecture. C’est la première fois que j’entends ces choses-là à la télévision française, et cela m’a frappé. Mais on sent aussi, et ce n’est pas non plus réellement explicité, que ce qui l’intéresse, c’est la relation entre ça et ce qui va venir par la suite, tout ce qui est post 68.

Il y a plusieurs choses que je n’ai pas creusées dans le film. J’aurais pu avoir des regrets, ceci dit j’ai l’impression d’avoir fait le film dans l’ensemble que je voulais faire. Mais il y a un élément sur lequel je n’ai pas pu travailler, parce que je ne savais pas comment le faire. C’est cette idée que c’est un moment où l’engagement se traduit en action, en action réelle tout à fait quotidienne, dérisoire, porter des billets par exemple. Je trouve très important le moment où Hélène Cuenat, quand je lui dis : « mais compter des billets, ça doit être chiant », me répond : « il faut bien laver la vaisselle ». Je trouve ça formidable. C’est peut-être le dernier moment où l’engagement politique s’incarne vraiment en action. Parce que je ne pense pas que ce qu’a pu être le gauchisme soit véritablement du même niveau.

Être établi dans une usine, c’était aussi une forme totale d’engagement…

Être établi. Tout à fait d’accord. Mais ça concerne relativement peu de gens par rapport à ce qu’a pu être l’ampleur du gauchisme entre 68 et 72. C’est quelques centaines, quelques milliers peut-être, de gens. Alors qu’est-ce qui reste ? D’activité réellement concrète, il n’y en a pas. Et ce n’est pas parce qu’on est mauvais, ou parce qu’on n’a pas d’idées. C’est parce que l’histoire ne le permet plus. C’est à cause des conditions concrètes de l’exercice d’une action. Et cette idée-là, c’est un regret. Parce que je ne la dis pas comme ça. Je montre des gens qui ont été jusqu’au bout, ils agissent dans un moment où nous, de toute façon, on ne peut pas agir de même. Si on essaie de faire des parallèles, par exemple sur la Guerre du Golfe, ça n’a pas de sens. Jean Louis Hurst penserait peut-être différemment. Mais je ne pense pas qu’il y ait un engagement comparable possible. Et, dans le film je n’aborde pas cette question-là. Ça, pour moi, c’est un manque.

Tu avais l’idée de faire ce film il y a très longtemps ?

Il y a plus de dix ans, absolument.

Peux-tu parler de l’évolution du projet depuis sa première formulation il y a dix ans ? Et puis autre chose, ta méthode de travail. Depuis quelques années on parle du scénario comme étape incontournable de la réalisation d’un documentaire, alors qu’il y a quelque temps, tu parlais de manière qui me semblait intéressante d’un dispositif, d’une méthode de documentariste.

Il y a dix ans je voulais faire le film avec un copain qui s’appelait Olivier Altman. Au bout de quelques années, on s’est séparé. Donc j’ai fait le film tout seul. On a failli le faire en 82, c’était tout à fait sérieux. L’I.N.A. et TF1 avaient dit oui. Puis Bourges a été nommé et, terminé, le projet a été renvoyé aux oubliettes. Quand je relis ce texte, je me dis que ça aurait fait un mauvais film. En ce sens que c’était strictement chronologique, beaucoup plus près de l’histoire, et très idéologique, sur les bonnes intentions des gens. Le point de vue sur le travail cinématographique était quasiment nul. Donc, je vois ce texte comme une étape très personnelle dans le sens que c’était le dernier projet hérité du groupe de cinéma militant auquel j’appartenais et qui s’appelait Cinélutte.

Dans nos films, il y avait toujours un aspect exemplaire, que ça soit Un simple exemple, ou Darboy, même s’il y avait eu un vrai plaisir de tournage avec les ouvriers, à la fin c’était quand même le côté: il faut s’organiser, il faut lutter contre le révisionnisme, il faut y aller ! Ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux moments de cinéma et qu’il y ait des moments vivants même aujourd’hui. Mais c’était quand même le cinéma militant, parce qu’on était un collectif de cinéma militant. L’objet était de faire sortir les idées justes, de les mettre sur un écran et de faire en sorte que les gens les voient. Après tu peux détailler pour chacun des groupes ou des personnes, mais le cinéma militant c’était quand même ça. Avec au passage le fait que l’idée de cinéma passe à la trappe. Je crois que Jean Paul Fargier a dit ce qu’il fallait dire sur ça.

Le premier projet était très lié à cet esprit-là. C’est une écriture extrêmement datée où on voit bien le film qui va en sortir. Il s’appuyait sur l’aspect: on fait parler les gens qui n’ont pas eu la parole. C’était aussi un des aspects du cinéma militant. Les ouvriers n’ont pas la parole, ils ne sont jamais sur l’écran. On les filme, et on les met sur les écrans, et voilà, on rétablit la balance. C’est un procédé un peu simpliste. Quand on réfléchit, quand on a eu un peu plus de pratique, on voit que ce n’est pas suffisant, le moins qu’on puisse dire.

Le projet a évolué au fur et mesure. Quand j’ai repris l’idée il y a un an et demi, j’ai écrit un texte pour obtenir un soutien au développement de la SEPT. Dans le projet préliminaire du film qu’on peut voir il y avait très fortement la question de l’engagement au-delà même des questions historiques, chronologiques. D’une part, je me posais très fortement cette question. Et d’autre part, je me mettais beaucoup plus en avant. Moi, personnellement, Richard Copans, avec mon passé, mon histoire, je faisais partie du film. Et d’une certaine façon, le film avait pour fonction de me mettre en face de ces gens-là, de les filmer, de les regarder selon le principe: je regarde quelqu’un dans les yeux, je lui parle et je le filme, et le film est cette relation-là. Certains ont parlé d’influences de gens comme Kramer, Denis Gheerbrandt, plus que du côté de Dindo, des gens dont le travail dit : « être à la caméra, c’est être quelqu’un qui existe ». Pour moi, cinéaste, c’est une étape très nouvelle. Parce que c’est une chose par laquelle je n’étais pas passé, dont je me méfiais, mais pour ce film-là, ça semblait être une exigence incontournable. Voilà la différence entre l’ancien projet et le nouveau.

Dispositif scénario

La deuxième partie de ta question concernait le dispositif scénario. J’ai fait une enquête pendant trois mois. Je connaissais déjà quelques personnes, j’ai trouvé les autres de fil en aiguille. Les gens avaient immédiatement confiance, c’était vraiment facile. J’ai écrit un texte qui n’était pas un scénario mais effectivement une proposition de dispositif. J’ai expliqué que, d’une part, c’était moi qui filmais, qui parlais. D’autre part, qu’il s’agissait de quatre personnages principaux, quelques personnages secondaires. J’ai parlé du fait d’utiliser des documents photos, journaux etc. comme des documents vus d’aujourd’hui, pas montés de façon naturaliste au banc titre.

Et puis j’avais échafaudé une quatrième piste, que je n’ai pas suivie, qui était de dire : « il n’existe aucune image de cette époque. Je vais fabriquer de fausses archives militantes ». J’aurais eu un grand plaisir à le faire, je trouvais cette idée très agréable. Mais avant de tourner, je me suis rendu compte que c’était une connerie. S’il n’y avait pas d’images de cette époque, ce n’était pas pour rien. Et ça ne servait à rien que je fasse un faux film militant. Ça me faisait peut-être plaisir, mais l’idée n’avait pas de sens par rapport au film parce que si cette histoire-là n’avait pas produit d’images, ce n’était pas la peine. Il y a des cas où la fabrication de fausses archives peut être marrante, mais là ça n’avait pas de sens. Donc, j’ai complètement arrêté ça. Et j’ai plutôt fait un travail qui consistait à me demander comment faire aujourd’hui des images qui ne sont pas des illustrations plates de ce qui est dit, mais qui sont des moments de résonances par rapport à ce que peuvent dire les personnages. Donc c’est plutôt dans cette direction-là que j’ai travaillé. C’est plus l’idée de métaphore, de moment un peu ambigu.

On voit une accumulation de valises. On ne sait pas ce que c’est. En fait, je suis allé chez Régifilm qui loue des accessoires pour des films. Je savais qu’ils avaient deux cents valises. J’ai fait des plans de valises. Et quand Davezies parle des fameuses valises où il y avait de l’argent, il y a ça. On ne sait pas ce que c’est. On ne sait pas si c’est les vraies valises du F.L.N. restées dans un grenier. Peu importe. Je pense que ça fonctionne avec le récit. Ca ouvre l’imaginaire du spectateur, ça ne le réduit pas. Une illustration au contraire, c’est quelque chose qui réduit ce qui est dit. L’idée de mes images, c’est qu’elles essaient d’élargir. Je ne dis pas que ça marche tout le temps mais c’est cette idée-là. Alors mon texte décrivait une espèce de dispositif. et au bout du compte, je le retrouve pas mal.

Mais tu n’avais pas écrit de continuité.

Non, pas du tout. Et si j’avais dû en écrire une, ça n’aurait pas été celle choisie dans le montage. Il y avait un très long travail de montage. Ou plutôt il y avait un processus très agréable, un peu particulier d’aller-retour entre tournage et montage. J’ai d’abord filmé les personnages principaux, puis j’ai commencé à monter, puis j’ai filmé les personnages secondaires, puis j’ai continué à monter. Il y a eu un dialogue permanent jusqu’au fait que je filmais encore des plans la veille du mixage. Donc il y avait l’idée d’ajuster au fur et à mesure, de trouver exactement le plan qu’il fallait. Ceci est possible parce que je suis opérateur et ici, il y a une caméra. Donc, j’avais cette souplesse de production qui permet d’ajuster les plans nécessaires, de resserrer de plus en plus les éléments utilisés. Il ne faut pas prétendre en faire une règle parce qu’il y a des gens qui savent d’avance ce qu’ils veulent.

Combien d’heures de tournage, et le temps du montage ?

J’ai dû filmé 13 heures d’entretiens, 23 heures en tout pour une heure quarante de film. Le temps de montage a été assez long parce qu’on a commencé pendant deux mois en vidéo pour jouer plus rapidement avec la structure. Après on est revenu au Super 16 avec une équipe plus étoffée. Disons un peu plus de cinq mois, cinq mois et demi.

Grimaces et grincements

Juste par rapport à ce dispositif dont tu parles, est-ce qu’on perçoit que tes rapports avec Hurst sont moins chaleureux qu’avec les autres ?

Ils sont plus compliqués. Avec Hurst, on a eu des rapports très chaleureux, des moments de tension, de colère, d’engueulade. Ce n’est pas une relation qui s’établit sur un mode amical comme j’ai eu avec les trois autres. Mais c’est vrai aussi que lui, c’est le seul que j’ai refilmé plusieurs fois. Les autres, je les ai filmés une fois au début du film. Et puis avec Robert Davezies, je suis allé à la frontière allemande. Jean Louis, je l’ai filmé au mois de mai, en septembre, puis je l’ai refilmé en novembre parce qu’il y avait des choses qui n’allaient pas.

A travers ça, on sent beaucoup plus qu’avec les autres, des tensions, une complexité des rapports.

C’est vrai, beaucoup plus qu’avec les autres. Mais c’est lui qui incarne dans le film celui qui fait grincer un peu. Ce n’est pas un personnage qui dit : « Ah, c’était bien ». Il dit : « c’était bien, mais… » et puis il commence à aller dans l’autre sens pour dire qu’on n’allait pas être des larbins très longtemps. Mais c’est bien d’avoir un personnage qui grince. En plus, c’est bien ce qu’il dit, ça fait douter de ce petit monde idéal. C’est vrai aussi que les dernières fois c’était très dur. Parce qu’il n’en pouvait plus. Il en avait marre. Il disait : « pourquoi tu me tortures, je t’ai déjà tout dit ». Et en fait c’est pendant le dernier tournage qu’il m’explique que « Jeune Résistance » était un peu une régression par rapport à son appartenance aux réseaux, où il était vraiment passé de l’autre côté. Il vivait ça comme un retour à la France, et il exprime à ce moment-là une très belle dialectique entre l’anticolonialisme et le fait de s’occuper de sa propre communauté, ces autres types qui désertaient. C’était quelque chose qu’il ne m’aurait absolument pas dit au début, parce qu’il avait tendance à dire que Jeune Résistance était formidable, que c’était à partir de là qu’était né tout le gauchisme, qu’ils avaient fait sécession parce que les réseaux ne voulaient pas s’occuper des déserteurs. Or la dernière fois, il me dit qu’en fait « Jeune Résistance » était une régression, un retour à la France parce qu’en fait le vrai anticolonialisme, c’était la lutte anticolonialiste des réseaux. Et il te dit les deux avec la même force. C’est un travail qui arrive à faire ça, un travail de confiance, avec quelqu’un que j’aime.

Une question sur la mode des films historiques aujourd’hui. Cette idée de refuser une représentation naturaliste des archives…

Ce n’était pas un bon mot. C’était l’idée que les archives se montrent naturellement avec les images d’ajourd’hui.

Les images de la station de métro de l’Assemblée Nationale derrière Jeanson, les trains qui bougent derrière Hurst, les appelés qui s’en vont, le plan que Michelle aime avec la femme et sa fille,

Il se trouve que ce n’est absolument pas sa fille, c’est absolument les hasards du tournage. C’est une image qu’on a faite au bout d’une interview dont finalement on n’a rien gardé. et il y a quelqu’un qui regardait à la fenêtre. Je n’ai jamais pensé que c’était sa fille. Mais tant mieux si tu y vois sa fille, ça doit être vrai.

Ça m’a suggéré la jeune génération qui essaie de comprendre ce que l’ancienne génération a fait.

Très bien. Mais c’est comme les deux enfants à la fin, je les ai filmés après une interview dans une cité. Il y avait deux mômes qui étaient là : « ha, ha, la caméra, c’est pour quelle chaîne ? » J’ai dit : « mais venez, toi, tu t’appelles comment ? » Quand ça a été tourné, je me suis dit : « ce sera sans doute la fin du film », mais je n’avais pas le projet de tourner cette scène. Ce sont les cadeaux du cinéma direct quand même.

C’était un peu la question de l’originalité d’écriture que je voulais te poser.

Est-ce que tu ne trouves pas que le cinéma d’archives classique est aujourd’hui remplacé par une nouvelle mode, cette mode d’écriture qui insiste sur la situation actuelle des gens qui parlent du passé, qui se limite strictement à cela et qui refuse d’utiliser les ressources fournies par les images anciennes.

Qui fait ça ?

Le pionnier, si je me souviens bien c’est Dindo à travers ses films sur la Guerre d’Espagne et sur Ernst S. Ca fait longtemps qu’il traîne son histoire de suisse, mais depuis, je me demande si ce n’est pas en train de devenir une sorte de conformisme nouveau.

Je n’en ai pas le sentiment. Il se trouve qu’aux Films d’Ici, on a produit un certain nombre de films historiques. J’ai produit Mémoires d’Ex de Mosco, ce n’est absolument pas le même principe. Justement je trouve que le rapport aux archives est très classique. Je vois Les Moissons de Fer, deux heures sur la guerre de 1914-18, c’est principalement un film d’archives.

Pour répondre quant à moi, je n’ai pas le sentiment d’être dans une mode. S’il y en a une, je ne m’en suis pas rendu compte. J’avais l’impression de tenter un exercice d’équilibriste très délicat parce que je fais à la fois quelque chose qui est de l’ordre de l’histoire, et en même temps j’essaie d’être extrêmement personnel. Ce sont deux modes de cinéma d’habitude assez différents. D’un côté, Denis Gheerbrandt filme tout seul, il va parler avec des gens. Robert Kramer est dans une relation avec la caméra, il parle aux gens. Tu as une voix bien établie où la caméra est une personne. Et puis de l’autre, tu as des films d’histoire qui, pour la plupart de ceux que je connais, travaillent tout à fait différemment le rapport à ce qui est filmé. Des gens peuvent bien être filmés, mais ils parlent rarement au caméraman, même s’ils parlent à la caméra. Alors dans mon film on entend ma voix assez vite. Je n’ai pas fait un travail spécifique pour le dire, je ne l’ai ni caché, ni souligné – on le comprend. Mais j’ai eu le sentiment au montage d’essayer de combiner des choses qui sont de nature très diverse.

Avec, pour aller au bout de ça, l’idée qu’il y a d’un côté des films historiques qui, comme des films à la télé, ont des « sujets » – dans mon film, les gens qui ont soutenu le F.L.N. pendant la Guerre d’Algérie, et puis de l’autre, il y a le sujet, moi, je suis un sujet du film. J’ai essayé de combiner les deux d’une façon peut-être maladroite et sans avoir pensé à un programme formel. Mais finalement je me suis trouvé confronté au montage à cette combinaison de choses que je sentais de nature distinctes, avec des dynamiques très différentes. Et au bout du film, 3 ou 4 mois après, j’ai l’idée que j’aurais pu sans doute parler plus. Sauf que ce n’est pas évident de parler plus. C’est autre chose.

« L’emballage » de sujets difficiles

Si on parle des sujets qui étaient refusés il y a une dizaine d’années, tu dis que ça aurait été un mauvais film. Aujourd’hui on attaque des « sujets difficiles » mais on dit, attention, on le fait à condition que tu en fasses une œuvre d’auteur. La question que je me pose, tout en étant d’accord que l’ancien film militant est dépassé et qu’il faut à chaque fois trouver une manière créative, expressive de raconter une histoire, il y a tout de même ce sentiment qu’on est soumis à une obligation d’enrober ou d’emballer un sujet « difficile » pour qu’on ne se rende pas compte que l’on veut soulever certaines questions.

Écoutez, quand j’ai dit qu’il aurait fait un mauvais film, je veux dire qu’il aurait été un documentaire de témoignages d’une forme beaucoup plus traditionnelle. mais j’ai quand même l’idée que, si ce film avait existé il y a dix ans, on en aurait fait d’autres qui aurait pu traiter d’autres questions, ou d’une autre manière. Je pense importante l’idée d’une continuité dans le cinéma. Quand tu as fait un film, tu n’as pas épuisé le sujet. Justement. Sinon, on aurait pu dire: on a fait trois films sur la Guerre d’Algérie, c’est terminé. Marquer les jalons, c’est aussi permettre à d’autres d’aller plus loin. Je ne voulais pas dire : « heureusement je n’ai pas fait un mauvais film ». J’aurais bien aimé le faire à l’époque. Le film aurait été moins intéressant formellement, mais du coup ça aurait pu ouvrir la porte à d’autres films pour creuser les questions différemment.

Deuxième chose: le fait « d’emballer » un film, « d’emballer » un sujet pour que ça passe sur une chaîne. De toute façon ça a toujours existé. Il faut que tu vendes ton film. Tu peux dire que tu le vends la tête haute en disant: je veux de toute manière faire ce qui est écrit. Le texte que j’avais écrit pour la SEPT était à la limite bien plus violent que le film, plus provocant, plus radical. Je centrais le sujet sur la question de l’engagement en disant qu’on n’en parlait plus, et si justement on retournait y regarder de plus près. Il n’y avait pas l’ombre d’une ambiguïté dans la manière de présenter le projet.

Mais cette clarté dans ce qui m’interpellait donnait une conviction au fait que je voulais vraiment me coltiner cette réalité-là, ce moment d’histoire, et donc donnait une force au projet. On sentait qu’il y avait quelqu’un qui avait vraiment envie d’y aller. Ce n’était pas simplement une idée parmi une centaine d’autres. Je reçois dix projets par semaine, et quand tu vois un projet, tu lis le titre et tu te dis : « ah tiens, c’est peut-être pas mal ce projet-là ». Et tu l’ouvres et tu vois que les gens ont copié le sommaire d’un livre, tu te dis : « ils n’y croient pas beaucoup, ils se sont pas beaucoup foulés ». Tu le lis et tu le dis, ce n’est pas terrible. Peut-être le titre, le sujet au sens télé, est bien mais les gens ont piqué quelques idées, envoient le scénario partout et en fait ça n’a aucun intérêt. Tu n’y crois pas deux minutes. Il y a quand même l’idéé que si quelqu’un est passionné par quelque chose, on peut se dire qu’a priori, ça peut faire un film meilleur que si quelqu’un est juste en train de faire un boulot.

La troisième chose sous-entendue dans ce que tu dis est le rapport à la SEPT. Pendant un moment on était seulement confronté, très fortement avec l’I.N.A. et un peu aux chaînes de télé. Depuis quelques années, c’est presqu’exclusivement avec la SEPT où on sent qu’un travail formel, un travail de réflexion sur le documentaire existe. Je pense que c’est une bonne chose. Avec la SEPT on peut être irrité par moments, on peut être découragé, on peut avoir des projets refusés. Globalement il y a une énorme expérience d’écriture documentaire qui se produit que je trouve quand même formidable. Avec une très grande richesse qui était sans doute plus difficile avant, sans revenir à l’âge d’or de la télé où il y a eu effectivement beaucoup de choses formidables mais à une époque où le documentaire était encore roi de la télé.

Tout ce travail auquel nous incitent les gens de la SEPT, l’unité documentaire et Thierry Garrel en premier, je pense quand même que c’est bénéfique. Et ce n’est pas « bien envelopper un projet pour qu’il passe ». Je n’ai jamais eu ce sentiment-là. Je peux penser qu’ils ont refusé des choses qui pouvaient être bien, mais sur ce qu’on a fait, quand ils poussaient de façon un peu brutale en disant : « ça, ce n’est pas bien, il faut réfléchir à ça et ça… » ce n’est pas pour rien. Et ça produit des effets. Quand tu prends les quinze documentaires qu’ils ont produit avec nous depuis trois ou quatre ans, tu trouves que c’est d’une richesse formidable, richesse de contenu, d’écriture, d’engagement de l’auteur qui est quand même formidable. Et je n’ai pas le sentiment d’avoir biaisé avec le système.

Dernier point par rapport au cinéma militant, ce cinéma militant au sens stricte, fait par des collectifs en total guérilla de production, principalement projeté de façon non commerciale par des réseaux militants, des MJC, dans les usines etc., si ce cinéma est mort, la principale raison est que le mouvement qui le portait est mort. Ensuite, si ce cinéma n’a pas duré dans le temps, si on ne continue pas à le voir, comme on continue à voir certains autres films, c’est d’une part parce qu’on voit beaucoup moins de documentaires à la télé et au cinéma de manière générale, et ensuite parce que la plupart de ces films sont franchement insupportables à voir. Parce qu’ils affichent tellement la vérité contre tout le monde que tu t’ennuies. Il y a quand même cette idée qu’il y a un plaisir du cinéma qui doit exister. Et prendre en compte ces choses-là, je trouve que c’est indispensable. Je n’ai pas l’impression de ruser pour faire passer des idées politiques, si c’est un peu ce que tu suggérais.

Nécessité et conjoncture

Je crois une chose que Kramer dit dans le petit film Sous le vent. À la fin du film, il rappelle une phrase de Genet qui parle du sens de la nécessité. Je pense qu’il y a des films qui ont une nécessité intérieure, quasi mystique, une force qui fait qu’on peut croire au projet. Ça peut être une page comme ça peut être cinquante, mais tu lis la page et tu as été convaincu. Tu ne te poses pas la question de savoir si c’est une jolie écriture, s’il faut faire un dossier plus détaillé pour le présenter aux chaînes. Il y a des projets qui s’imposent. Pas tous. Il y en a peu qui s’imposent à la lecture, mais quand ils s’imposent c’est qu’ils ont une vraie nécessité pour l’auteur, une nécessité que tu vois aussi pour toi-même dans l’histoire où on vit. Et ça, en général, ce sont les bons films. Je ne dis pas que le mien est comme ça. J’aimerais bien qu’il soit comme ça. Ce n’est pas à moi de le dire.

Dernier point, la conjoncture dans laquelle ce film, mais aussi d’autres comme La Guerre sans nom ont pu se faire. Ne crois-lu pas qu’il y a un effet d’Algérie dû à ce qui se passe là-bas depuis un an et même depuis 1988 ? Ne sens-tu pas l’idée qu’il y a une affinité entre l’Algérie et la France par l’histoire, qu’on devient à nouveau curieux vis-à-vis de l’Algérie ?

Je ne crois pas que ça a joué. Le projet était monté avant les derniers événements.

Aujourd’hui c’est une résonance supplémentaire.

Une résonance supplémentaire et une frustration supplémentaire. Parce que j’ai des critiques qui disent: mais tu ne parles pas de ce qui s’est passé après. C’est la critique de Télérama. Elle dit que le film n’explique pas que le F.L.N. est devenu un parti accapareur. C’est un autre film. Je ne suis pas en train de traiter l’histoire des deux pays depuis trente, quarante ans ou un siècle. Je traite d’un moment précis sur des données qui sont les miennes par rapport à l’engagement et la traîtrise. Je ne suis pas en train d’analyser le F.L.N. Mais on me l’a reproché effectivement.

Je n’ai pas le sentiment que tous les films faits sur l’Algérie soient liés à la conjoncture là-bas. Que ce soit la série Alphonsi/Stora, le film de Tavernier, mon film, le film de Dominique Cabrera, le film qui s’est monté sans chaîne de télé sur octobre 61, tout à coup en six mois, la télé française a produit douze heures sur l’Algérie. Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelqu’un a ouvert un robinet quelque part ? Non. C’est dans la tête de tout le monde qu’on se dit qu’on peut parler d’Algérie. Pourquoi ? Alors là, c’est une question ouverte. C’est un vrai déclic dans l’inconscient collectif.

On peut parler et il faut parler de l’Algérie.

Qu’est-ce qui fait qu’on ne les a pas fait il y a quatre ans. Pourquoi est-ce que tous ces projets se sont mis à exister maintenant ? Il y a une conjoncture très particulière qui est de l’ordre de l’inconscient collectif d’un pays qui dit qu’il faut parler de quelque chose dont on n’a pas parlé. C’est bon pour la tête des auteurs, des réalisateurs, des historiens, ou la tête des décideurs des chaînes de télévision. Et tout d’un coup des projets que personne n’imaginait deviennent possible. Je suis convaincu qu’Alain Wieder qui a produit la série avec Alphonsi, Thierry Garrel ou les gens de Canal Plus ne se sont pas concertés pour parler de l’Algérie. Ils ne savaient pas ce que faisait l’autre. Tu te dis qu’il y a quelque part quelque chose qui est devenu possible. Il y a une parole qui est ressentie comme nécessaire.

Je crois plus que l’Algérie elle-même, c’est des effets comme la montée de Le Pen. Je crois que là il y a une vraie question sur les origines du racisme: est-ce qu’on a bien liquidé la Guerre d’Algérie ? La jeunesse immigrée et les beurs dans les cités, la montée de Le Pen, ce sont des choses qui sont dans la tête de tout le monde. Il y a l’idée qu’on n’a pas dû régler quelque chose dont les effets jouent aujourd’hui.

De toute façon la France est imprégnée d’une histoire commune avec l’Algérie et l’Algérie est totalement imprégnée d’une histoire commune avec la France. Donc on ne peut pas faire comme si ça n’avait pas existé. Même si on met le silence, à un moment donné ça ressort. C’est les fils des harkis qui décident de brûler les voitures, et tu te dis: sur le fond, ils ont raison.

Propos recueillis par Michelle Gales et Michael Hoare


  • Bonne chance la France | Collectif Ciné-Luttes | 1976 | France | 1h40
  • J’ai huit ans | Yann Le Masson, Olga Poliakoff | 1961 | France | J'ai huit ans | 16 mm
  • La Guerre sans nom | Bertrand Tavernier | 1991 | France | 3h55 | 35 mm
  • Les Moissons de fer – 1. Vert de gris 2. Le Théâtre des opérations | Gérard Rougeron, Jean-Claude Lubtchansky | 1991 | France | Les Moissons de fer - 1. Vert de gris 2. Le Théâtre des opérations | Vidéo
  • Mémoires d’ex – épisode 1. Debout les damnés (1920-1940) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 55’ | Vidéo
  • Mémoires d’ex – épisode 2. Suicide au Comité central (1945-1953) | Mosco Levi Boucault | 1990 | 1h05 | Vidéo
  • Mémoires d’ex – épisode 3. Du passé, faisons table rase (1956-1989) | Mosco Levi Boucault | 1990 | France | 1h10 | Vidéo
  • Octobre à Paris | Jacques Panijel | 1962 | France | 1h10 | 35 mm
  • Sous le vent | Robert Kramer | 1991 | France | 31’ | Vidéo
  • Un simple exemple | Collectif Cinélutte | 1975 | France | 45’ | 16 mm

Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 79, 1992)