Photographie et cinéma

Michelle Gales

Cette année au Cinéma du Réel, plusieurs films représentent des recherches intéressantes sur le rapport entre photo et cinéma : Intimate Stranger et Writing in the Sand ont en commun un travail d’écriture cinématographique à partir d’images fixes. Pictures from a Revolution et Photos Wallas traitent du métier, des méthodes et des préoccupations du photographe. Photos Wallas avec Intimate Stranger parle du rapport entre le sujet photographié et sa propre mise en scène. Enfin, Writing in the Sand et Pictures from a Revolution sont l’œuvre d’un travail d’équipe. Au travers de leur collaboration les auteurs ont réalisé deux films riches et cohérents. Est-ce le fait de partir d’images photographiées qui a rendu possible ce travail collectif ?

Intimate Stranger, est encore un film sur la génération de nos grands-parents, la génération oubliée par note société, mais devenue un des thèmes préférés des documentaristes de notre époque. Ici le sujet est traité avec beaucoup d’originalité. Il s’agit d’une enquête; le film commence en respectant ce genre: des reflets de lumières la nuit sur le macadam mouillé, un gyrophare et le bruit des sirènes. À partir d’une mort violente et accidentelle (seize ans auparavant), l’auteur s’interroge: qui était cet homme ?

En tant qu’auteur Alan Berliner réussit plusieurs paris : à part quelques extraits de film de famille ou d’actualités, Intimate Stranger est presque entièrement construit de photos. Le changement de photos se fait sur le rythme sonore d’une machine à écrire, tandis qu’en voix off, les parents et amis commentent ces images : « On voit bien que c’était quelqu’un qui voulait toujours être au centre. Tu vois bien comment il s’arrange pour être au milieu du groupe. Ou même s’il est sur le côté, il regarde droit la caméra. C’est lui qu’on voit ».

Autre grand pari: toutes ces voix sont de courts extraits d’interviews avec des gens qui ne sont identifiés qu’au fur et à mesure, au cours du film, comme étant ses enfants, sa belle famille, ses voisins, ses collègues. Certains seront dévoilés au cours de l’histoire et on finit par reconnaître certaines de ces voix. L’auteur réussit ce patchwork de bribes d’interventions, en partie parce qu’on repère ces gens, qui réagissent et qui se contredisent, par leur ton accusateur, admiratif, perplexe, ou incrédule, et par le charme de leur vérité et leur spontanéité, par exemple, dans leurs réactions au projet même de faire ce film-enquête. « Why on carth would anyone want to make a film about him ? I wouldn’t go see a film about him, even if you let me in free, if you paid me. (Pourquoi voudriez-vous faire un film sur lui ? Je n’irais pas voir un film sur lui, même si c’était gratuit, même si vous me payiez pour le voir). He was a nobody ».

A nobody (un inconnu), a somebody (une personne d’importance), ou anybody (n’importe qui). Il y a du Zelig dans ce film, comme il y a de l’humour juif, comme il y a du Citizen Kane, bien entendu. Plutôt que l’homme « qui avait tout et qui n’avait rien » c’est l’homme qui n’avait rien, mais qui avait autre chose. En effet il avait échoué dans les affaires, (« n’importe qui d’autre dans sa situation aurait fait des millions ; il était trop timide »), mais il avait l’estime des étrangers, au prix de la souffrance de sa propre famille, semble-t-il. À travers l’histoire, le cinéaste retrace le parcours d’une famille juive dont les ancêtres avaient émigré de l’Espagne, en Italie, et ensuite en Égypte. Dans le moyen orient, « carrefour des civilisations », son grand-père avait établi les relations d’affaires avec les japonais, devenant ainsi suspect pour les Américains pendant la Deuxième Guerre. Après la guerre, rejoignant sa femme et ses enfants à New York, il ne pouvait pas s’adapter et on entrevoit un homme qui cherchait dans la civilisation étrangère (« alien ») qu’était celle du Japon, ancien ennemi de l’Amérique, une source à ses propres valeurs.

La vie de cet homme reflète tant de vraies questions: comment l’individu, en désaccord avec les valeurs de sa société, peut-il rester intègre; l’identité culturelle vécue comme problématique et/ ou enrichissante, le conflit entre le devoir familial et le devoir social, (au niveau de l’individu a-t-on réellement la responsabilité et/ ou la possibilité de créer le monde qu’on voudrait pour ses propres enfants ?), que veut dire loyauté envers les autres et envers soi-même ? Dans une forme d’écriture originale, Alan Berliner nous pose des questions de fond.

Writing in the Sand (Écriture dans le sable) est aussi un film exercice (prouesse) d’écriture dans la ligne de La Jetée, mais sur un sujet moins grave, qui célèbre des plaisirs sensuels et spirituels. Parmi les premiers: le bonheur d’un jour à la mer, les cris de protestation au premier contact de l’eau froide, ou la délectation d’être enterré dans le sable chaud, activité préférée des plus jeunes et des plus vieux.

Le film rend ces sensations et cette ambiance à partir de belles photos de Sirkka-Liisa Konttinen, photos en noir et blanc arrêtant ces moments dans le temps: le saut dans l’eau, les éclaboussures, le chien qui bondit. La caméra en banc-titre se déplace dévoilant des personnes ou une autre partie de la situation qui était hors champ. L’intrigue se construit par ce procédé de découverte progressive d’éléments de la photo.

La beauté du film réside aussi dans la richesse de sa bande son: les babillages des plus jeunes et des plus vieux, tellement naturels, pleins de joie et de gentillesse. Qu’est-ce qui crée cette ambiance de convivialité ? Est-ce l’intimité obligée d’être tous en maillots de bain ? Ou la sociabilité des enfants et des vieux qui semblent avoir moins d’inhibitions que la génération intermédiaire ? Ou la solidarité créée par une courte averse et le plaisir du soleil revenu ? Ou le plaisir de partager ce spectacle grandiose de la mer et des cieux réfléchis dans les eaux à l’infini ?

C’est une surprise agréable, en tout cas, de découvrir à la fin que ceci est un film « militant » du collectif, Amber Films, pour la protection du littoral et des réserves naturelles des côtes de Grande Bretagne. C’est un très beau plaidoyer contre la destruction de la Nature, qui, au lieu de nous montrer des animaux et des plantes que nous devons protéger, nous fait partager le plaisir que procure cette Nature aux êtres humains.

Photos Wallas, vu au Bilan du Film Ethnographique au Musée de l’Homme, a été fait par le couple australien, David et Judith MacDougall, dont un film fut primé au premier Cinéma du Réel en 1979. Cette fois-ci leur film, désordonné mais fascinant et amusant, parle de photographes qui tiennent un studio dans une station de montagne située dans l’Himalaya. Pour les Indiens, la photographie est une longue tradition. Ces photographes regrettent que les procédés modernes ne leur permettent plus autant d’effets et de soins qu’autrefois et considèrent que le métier se perd.

Mais l’aspect le plus extraordinaire du film est le fait que dans ces lieux de pèlerinage, les pèlerins ont coutume de se faire faire des portraits pour commémorer leur voyage, en s’habillant en personnage romanesque. Le photographe offre un choix de costumes allant du Maharajah au brigand, sceptre ou sabre compris, et turban approprié à la tenue. Un photographe raconte comment la véritable personnalité se découvre à travers le déguisement porté, citant comme exemple celui d’un politicien qui s’est révélé en bandit !

Toutes ces transformations à travers ces mises en scène, dans une autre culture avec une autre tradition de la photographie, appelle à une réflexion sur le rapport entre le photographe, le sujet, et leurs désirs respectifs exprimés dans la photo.

Pictures from a Revolution raconte le retour au Nicaragua de la photographe, Susan Meiselas. Envoyée par l’Agence Magnum en 1978 pour couvrir les événements, elle y est retournée avec deux amis cinéastes, Alfred Guzzetti et Richard Rodgers, au cours de deux voyages, pour retrouver ceux et celles qu’elle avait photographiés dix ans auparavant. Leur film est en partie une enquête sur ce que ces personnes sont devenues; c’est aussi une réflexion sur ce qui peut et ne peut pas être capté par une photo, et sur le rôle de la photographie en tant que témoignage d’événements historiques.

À travers ses souvenirs de l’époque et de ses expériences on sent la photographe qui mesure encore aujourd’hui sa responsabilité lorsqu’elle rend compte de ce qu’elle a vu au Nicaragua. Et dans sa quête pour retrouver cette mémoire nous découvrons une diversité de personnes, de réactions et d’histoires. Ici un mur est repeint sur lequel il y avait autrefois un mural révolutionnaire. Dans un autre village le souvenir de la Révolution est rituellement entretenu par une reconstitution annuelle des combats pour commémorer la libération du village. Un homme se souvient avec sourire d’un court moment héroïque dans sa vie. Pour un autre l’échec de sa longue lutte est plus amère. Quelques contras refusent de se reconnaître dans une photo. Et un autre contra, émigré à Miami, déclare avec écœurement s’être battu pour rien puisque la victoire militaire fut trahie.

Bien que Susan Meiselas ait fait la démarche de retrouver ce témoin de « l’autre camp », comme se doit de le faire tout journaliste « objectif » aux États-Unis, elle nous a fait remarquer qu’elle a trahi son parti-pris puisque ce témoin est le seul à côté duquel elle n’apparaît pas devant la caméra pendant l’interview.

Le film est manifestement un long travail de dévouement avec deux tournages au Nicaragua, et un autre à Miami. qui offre un contraste saisissant avec le Nicaragua d’aujourd’hui. Une mère de famille raconte la peine qu’elle a pour maintenir une subsistance minimale et conclut que le plus dur n’est pas de vivre dans la misère, mais d’avoir perdu l’espoir que sa vie puisse s’améliorer un jour.

C’est regrettable que ce très beau film ait été refusé par la télévision publique aux États Unis, ce réseau étant jusqu’à maintenant un des derniers refuges des progressistes dans les médias américains. Leur argument est que le Nicaragua n’est plus d’actualité, que personne ne s’y intéresse plus. Pourtant ceci n’est pas seulement un film sur le Nicaragua que le public américain doit pouvoir connaître (à cause du rôle de leur gouvernement dans l’histoire de ce pays). Ce n’est pas non plus un film sur un de nos « modèles » socialistes perdus. Ce film propose une réflexion plus générale comme celle de John Berger dans son essai, Usages de la photographie :

« La tâche d’une photographie “alternative” est d’incorporer la photographie dans la mémoire sociale et politique, au lieu de l’employer comme un remplacement qui encourage l’atrophie d’une telle mémoire…

Pour le photographe ceci implique qu’il ou elle se considère moins comme un reporter envers le monde extérieur que comme un archiviste au service de ceux qui sont impliqués dans les événements photographiés…

L’utilité “alternative” des photos qui existent déjà nous ramène une fois de plus au phénomène et à la faculté de la mémoire. Le but doit être de construire un contexte pour la photo, de le construire avec la parole, avec d’autres photos et en retrouvant sa place dans une suite de photos et d’images… »

Celle-ci semble être précisément la démarche des réalisateurs de Pictures from a Revolution. Ce film nous fait réfléchir sur la façon dont nous regardons les photos, sur la façon dont leur contexte est construit par les informations que nous recevons par les médias et il tente de construire un autre contexte nécessaire aujourd’hui pour que la mémoire de cette expérience ne soit pas perdue. Ne serait-ce pas là aussi une vocation du cinéma documentaire ?


  • Intimate Stranger
    1991 | États-Unis | 1h | 16 mm
    Réalisation : Alan Berliner
  • L’Écriture dans le sable (The Writing in the Sand)
    1991 | France | 43’ | 16 mm
    Réalisation : Collectif Amber Production Team
  • Photo Wallas
    1992
    Réalisation : David MacDougall, Judith MacDougall
  • Pictures from a Revolution
    1991 | États-Unis | 1h33
    Réalisation : Alfred Guzzetti, Susan Meiselas, Richard P. Rogers

Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 102, 1992)