Iskra

Viviane Achilli et Inger Servolin

Michelle Gales

Cette année, Iskra (Slon jusqu’en 1973) fête ses vingt-cinq ans de production et de diffusion de films documentaires. Elle fut créée au cours de l’automne 1968, à la suite de la production de deux films Loin du Vietnam et À Bientôt j’espère qui exprimaient une nouvelle volonté de nombreux cinéastes du moment de participer plus directement aux enjeux politiques de l’époque. Son catalogue regroupe aujourd’hui 161 films en diffusion comprenant 45 productions maison dont une dizaine de films de Chris Marker. Ces dernières années nous avons tendance à privilégier les œuvres de jeunes auteurs tels que Dominique Cabrera, Emmanuel Audrain, Gisèle Kirjner, Daniel Verba et Jean-Jacques Mrejen.

Y-a-t-il une crise dans le documentaire ?

I.S. Crise du documentaire ? Plutôt crise de civilisation ? Une décadence comme avant la chute de Rome ? « Que l’on donne au peuple du pain et du cirque ! » Aujourd’hui le RMI et la télévision… Trop de projets ? Jamais ! C’est comme si l’on disait : « Il y a trop d’idées, trop de désirs, trop de… ». Il nous manque une vraie politique en matière de films documentaires, indépendante des critères commerciaux des chaînes de télévision, loin des courses à l’audimat. Et il nous manque surtout une volonté réelle de stimuler les jeunes talents. Quelques producteurs indépendants prennent heureusement le risque, seuls d’accompagner les projets de débutants, travail d’ailleurs tout à fait intéressant.

Pourtant les services audiovisuels des différentes institutions semblent de plus en plus exiger un diffuseur puisqu’ils disent qu’ils ne veulent plus investir dans des films qui ne seront pas vus.

V. A. : C’est vrai. Et nous ne manquons pas d’aborder ce sujet avec nos interlocuteurs institutionnels. On comprend d’une part leur préoccupation légitime de ne pas gaspiller l’argent public. En effet trop de projets dans le passé furent soutenus qui ne trouvèrent jamais de diffusion ou ne furent pas même achevés. Mais d’autre part cette pratique qui s’est généralisée de conditionner la participation des institutions à l’engagement d’une chaîne de télévision donne à ces dernières un pouvoir excessif qui fait de la télévision la grande décisionnaire quant à la réalisation d’un projet. Sans télévision, il est donc devenu impossible de produire dans des conditions normales puisqu’on ne peut compter sur aucun financement. Mais le plus aberrant dans ce système c’est que la télévision, lorsqu’elle n’est pas co-productrice, investit peu dans les documentaires, en tout cas pas à la hauteur du pouvoir que ce système lui confère ! Un préachat tourne autour de 150 000 francs, pour un 52′. Ce qui représente moins de 10 % d’un devis moyen. De là à la notion de censure par l’impérialisme de l’audimat, ou autre… La présence d’une télévision dans le plan de financement représente finalement pour le secteur institutionnel une sorte de « garantie de bonne fin ». Mais vous conviendrez qu’on est là dans un système tout à fait pervers.

I.S. : Nous avions à Iskra dans les années 70 une personne qui s’occupait à plein temps uniquement de la diffusion non-commerciale. Je ne prétends pas que cela rapportait beaucoup d’argent mais les films tournaient, ils étaient vus, provoquaient des réactions, débouchaient sur d’autres films, et en fin de comptes incitaient les gens à agir, rompaient leur isolement ou leur sensation d’isolement. Mais il faut qu’il y ait une volonté politique. On revient toujours à la même question : à quoi et à qui sert la culture ? Il y a une rentabilité autre que financière. Il y a un enrichissement de l’individu et de la société à long terme et cela n’a pas de prix. Il y a donc nécessité à investir sur des projets qui ont une durée, et qui permettent aux enfants ou aux adolescents de réfléchir, d’apprendre. Nos responsables – élus et institutionnels – sont dépassés par le phénomène de l’audiovisuel. À quoi sert-il ? Quel est son but ? Nous sommes envahis d’images tous azimuts mais aucune vraie réflexion ne se fait sur leur sens, leur contenu. Nous nous acheminons vers l’abrutissement général, L’abêtissement sans aucun sens critique, sans recul. Il est important d’accélérer l’enseignement de la lecture, l’analyse de l’image dans les écoles.

Le fleuve d’images

Certes la télévision représente une diffusion importante, mais c’est aussi un coup d’épée dans l’eau. Une fois programmé, on ne revoit plus le film ou rarement. Au début des années 80, nous avions espéré voir le câble se développer pour remplacer la diffusion non-commerciale mourante. Il y a plus de dix ans, avec les Films du Village et les Films du Grain de Sable nous avons d’ailleurs fondé une régie, la Régie 3I, qui propose le plus important catalogue de films documentaires. Mais comme l’on sait, le développement du réseau câblé n’a pas vraiment suivi. Quelle illusion !

Il y a bien sûr la prolifération des festivals et des marchés mais dont le public est souvent absent, en tout cas un certain public. Je verrais très bien le film documentaire vivre à travers les vidéothèques, médiathèques, etc. et diffusé à la carte par les banques de données. Mais par ailleurs il est souhaitable que s’organisent des tournées en salles de films qui créeraient l’événement, le spectacle, selon des principes adaptés à ce genre.

Les institutions devraient donc investir dans les projets audiovisuels pour ne pas dire « produits » (je préfère parler de films quel que soit le support). Ils devraient soutenir les films qui abordent des sujets proches de leurs missions, créer des lieux de projections, faire circuler les films, avec ou sans chaîne de télévision.

On entend beaucoup parler de la nécessité de s’assurer un « impact » qui est un facteur dans le sponsoring aux États-Unis. Cette priorité à la visibilité ne risque-t-il de devenir le critère principal ?

I.S. : C’est ce que je veux dire par le court terme. Un résultat immédiat est exigé.

V. A. : Avec les changements politiques qui s’annoncent et une redéfinition inévitable de nouvelles orientations, il va nous falloir être imaginatifs et tenter de diversifier nos sources de financements.

Service public et démocratie

I.S. : Nous ne sommes pas un service public mais on en est un auxiliaire, dans le sens où l’on essaie de participer à notre niveau à une meilleure connaissance d’un certain nombre de faits sociaux, culturels et autres que ce soit en France ou ailleurs à travers la sensibilité, l’écriture, l’approche personnelle d’un réalisateur qui en documentaire est le plus souvent également l’auteur du film. Et il est normal que ce type d’activité trouve son financement..

Y a-t-il des propositions spécifiques à faire ?

I.S. : Il n’y a pas assez de relations directes entre ceux qui – professionnels de l’image et responsables institutionnels – s’intéressent et veulent faire avancer la réflexion sur l’audiovisuel. Et quand ces contacts existent, ils ne s’établissent pas dans un climat de confiance suffisant. Je critiquerais un peu l’individualisme ici et aussi cette tendance à se méfier du service public et à oublier qu’il existe pour servir les intérêts de la population.

On constate très fréquemment que nos partenaires institutionnels ignorent tout ou presque de la pratique de notre métier de producteur, de nos conditions de travail. Ce sont deux mondes en quelque sorte.

Question sur la démocratie ? Et comment la faire fonctionner dans notre profession ? Elle est illusoire quand on observe qu’elle n’est pas même respectée dans la vie politique… Tout se tient .

En plus le cinéma n’est pas une science exacte. La subjectivité doit s’exprimer. Et elle est difficile à isoler dans le processus de décisions. Si l’on admet les impératifs commerciaux des chaînes privées, quels critères donc dans les choix de films à produire pour les chaînes publiques ? L’audimat ? Pourquoi pas plutôt le fameux « mieux-être culturel » ?

Regardant en arrière, Iskra a eu une ligne constante qui est de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ou si rarement. Aller à la découverte de ceux que l’on appelle les « gens modestes ». Quel plaisir dans ces rencontres ! Mais aussi quelle douleur de constater à travers eux les manquements de notre société, l’injustice, le gâchis, l’inefficacité renforçant l’opportunisme, l’individualisme.

L’Europe

Et par rapport à la création d’Europe, est-ce une source de crainte ou d’espoir ?

I.S. : Ce sera positif si nous pouvons vraiment y prendre part, si effectivement le type de travail que font les petites maisons de production, les réalisateurs et les réalisatrices de talent, les jeunes, est mis en évidence, s’il y a un véritable souci de maintenir la production d’avant-garde. Ce sont en effet les petites sociétés et les plus jeunes qui participent au progrès de l’art, dans le cinéma comme ailleurs.

Mais si l’Europe est faite pour créer des « Majors » pour distribuer l’argent uniquement aux grosses boites qui travaillent avec des réalisateurs confirmés, alors les programmes seront sans objet. Ce serait uniquement une vaste opération commerciale dans le pur style capitaliste qui n’aurait rien à voir avec la culture et les peuples. Mais si les programmes européens favorisent la découverte et la connaissance de l’autre, d’autres mentalités, d’autres cultures pour une société plus égalitaire, ce sera positif.

V. A.: Ce que l’on constate pour l’instant c’est que l’aide européenne telle qu’elle est conçue aujourd’hui offre des soutiens à un certain type de sujets dits à dimension européenne (sujet, tournage, financement recouvrant l’intérêt de plusieurs pays européens). Et les sujets plus spécifiquement nationaux ont de plus en plus de mal à se monter, même si l’on reconnait l’intérêt évident pour une meilleure connaissance des peuples de diffuser dans un pays donné, un film tourné, réalisé, produit dans un autre pays. Arte en est l’illustration.

Un producteur sait donc lorsqu’il décide de produire un documentaire « franco-français » que tout financement européen lui restera interdit. Il sera donc de plus en plus tentant de laisser de côté de tels projets et de ne monter que des sujets dont le financement sera quasiment acquis a priori.

J’en ai fait l’expérience avec Chronique d’une Banlieue Ordinaire de Dominique Cabrera. Voilà un film terminé mi-décembre 92, diffusé sur Canal+ en janvier et immédiatement acheté par la Belgique et la Suisse (d’autres négociations étant en cours) pour lequel il fut impossible d’obtenir le moindre soutien européen.

Aurons-nous encore la possibilité de jouer notre rôle de producteur, c’est-à-dire prendre des risques pour un projet auquel on croit ou deviendrons-nous peu à peu par nécessité économique de simples gestionnaires, en quelque sorte des courtiers en subventions ?

Il est étonnant d’entendre les conseils et les exigences de la part des diffuseurs quand on parle des exigences pour co-produire ou distribuer un film à l’étranger. Et ces conseils semblent faux si on regarde le succès des documentaires australiens par exemple en France.

I.S. : Il y a je crois de plus en plus de distance entre la population et ceux qui dirigent, que ce soit à la télévision ou ailleurs Autre raison, me semble-t-il, pour participer, à travers l’image, à une meilleure connaissance de nos voisins et du monde – autrement que par les informations télévisées. Ce n’est pas un hasard s’il y a autant de discussions à propos de la disparition de l’idéologie et de la déontologie. Pourquoi parle-t-on brusquement autant de la démocratie ? C’est intéressant.

La vocation du producteur

Pourquoi est-ce que vous poursuivez ce travail qui est la production du documentaire ?

V. A. : C’est avant tout un désir de confrontation à la réalité et à sa représentation. Je viens du théâtre où j’ai eu assez vite le sentiment de m’enfermer dans une bulle, même si la relation au public est une sorte de récompense, d’aboutissement plus directs qu’avec le cinéma.

Entre la lecture d’un projet de documentaire et le visionnement de la copie 0 ou sa découverte sur un écran de télévision, il y a ce long travail passionnant de confrontation à la réalité d’un sujet donné, fait de questionnements, d’échanges avec le réalisateur, de rencontres avec les personnes à filmer, d’incertitudes, de découvertes d’un univers, d’un milieu, d’une histoire. Il faut une confiance sans faille dans le projet, dans son instigateur, une force de conviction, une obstination à toute épreuve. La production, telle que nous aimons la pratiquer à Iskra, c’est en fait un métier d’artisan, une suite de solutions à trouver, humaines, techniques, matérielles. Et ce travail, dans le documentaire est tout simplement une confrontation quotidienne à soi-même bien sûr, mais surtout à la vie. Sortir de la bulle.

Quant à analyser clairement pourquoi l’on a produit tel ou tel documentaire, c’est très difficile. Le choix final se fait le plus souvent je crois au niveau de l’envie tout simplement.

I.S. : Le monde autour du documentaire m’intéresse. Et puis l’inconnu absolu. On peut se trouver dans n’importe quelle situation. C’est l’aventure quelque part. Grâce à mon métier, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’emmènent vers des gens, des milieux très différents que je n’aurais jamais connus et qui sont devenus mes amis. Et puis penser comment les représenter pour ne pas les trahir, par rapport à une sensibilité particulière. Être le vecteur entre eux et les autres. D’accord c’est une grande responsabilité.

Cette démarche du réalisateur m’intéresse. En fiction, même si le sujet est social ou politique et si l’auteur cherche son inspiration autour de lui, c’est un façonnement beaucoup plus égocentrique. La méthode dans le documentaire est quasiment inversée. Même si le documentariste intervient il choisit telle démarche, il choisit telle image au montage. Ce questionnement me fascine et la responsabilité des choix.

L’attitude de l’auteur du documentaire est empreinte de cette curiosité qui l’amène vers l’extérieur. Je crois que c’est cela qui m’apporte beaucoup, et tout le temps.

Propos recueillis par Michelle Gales


  • À bientôt, j’espère
    1967 | France | 40’ | 16 mm
    Réalisation : Chris Marker, Mario Marret
  • Chronique d’une banlieue ordinaire
    1992 | France | 58’ | 16 mm
    Réalisation : Dominique Cabrera
  • Loin du Vietnam
    1967 | France | 1h50 | 35 mm
    Réalisation : Jean-Luc Godard, Joris Ivens, William Klein, Claude Lelouch, Alain Resnais, Agnès Varda

Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 41, 1993)