Un désir de communauté

Michelle Gales

Si le documentaire a été évincé par le journalisme télévisuel, par quel moyen va-t-il revivre ?
Y a-t-il une place à la télévision, à des heures conviviales, pour le documentaire de création, comme pour d’autres programmes réellement intéressants, imaginatifs, stimulants ?
La diffusion hors télévision peut-elle peser à longue terme en faveur d’une amélioration de la qualité générale de la télévision ?
Un autre type de diffusion peut-il constituer un véritable appui économique, ou a-t-il une autre intention ?
Ces diffusions vont-elles survivre dans le nouveau contexte où tout doit être « rentable » ?
Quels sont les enjeux de ces choix culturels ?

Depuis plusieurs années ces questions se posent. Depuis moins de temps plusieurs initiatives se dessinent pour y répondre. Une communauté se forme autour du désir de voir des films documentaires et d’en parler. De même que le regard documentaire confronte le monde, nous avons aussi un besoin de confronter nos regards sur le documentaire, en tant que professionnels et en tant que spectateurs.

Si nous ne sommes pas tous en accord sur le choix des films qui doivent être classés documentaires de création ou documentaires tout simplement, par contre nous le sommes sur des critères théoriques: une recherche sur le sujet de départ, une écriture personnelle, une attention dans l’exécution, impliquant aussi du temps. J’aimerais proposer un critère supplémentaire qui me paraît essentiel: qu’un film nous donne envie de le revoir et qui il nous fasse penser que nous aurions besoin et envie de le revoir encore dans quelques années.

Voir et faire voir non pas des produits jetables mais des films qui nous font penser: heureusement, ce film a été fait, heureusement, je l’ai vu et heureusement, il existe des endroits où d’autres puissent le voir aussi. Ceci semble être la motivation sincère et désintéressée de la plupart des initiatives dont on témoigne ici. Et nous voyons dans l’accueil enthousiaste de projections avec débat ou d’autres formes de rencontres qu’il existe un désir de la part du public de sortir de la situation passive de consommateurs de produits audio-visuels.

Le regard du spectateur est le thème d’une première série de contributions à ce numéro.

Claude Baiblé pose la question du spectateur face à la télévision en France : si l’audimat disqualifie la télévision, comment peut-elle remplir sa mission culturelle ?

Gérard Leblanc révèle la dominance de l’image publicitaire, non seulement en tant qu’irruption ponctuelle ou enjeu d’audimat, mais en tant que modèle esthétique omniprésent et valorisé par la sémiologie.

Sylvie Thouard, à partir du film, The Store démontre comment les films de Frederick Wiseman exigent un travail du spectateur en proposant des niveaux de lecture avec de nombreux renvois entre l’expérience du spectateur, d’autres films et à l’intérieur du film même.

Pierre Baudry rappelle que les personnes filmées et les destinataires du film sont parfois les mêmes et qu’en conséquence ils perçoivent les films différemment.

Marie-Christine Peyrière demande comment l’expérience du spectateur cinéphile du documentaire forme notre relation aux images.

La diffusion du documentaire en salle a été relancé par Documentaire sur Grand Écran. D’autres formules ont été imaginées, souvent en coordination avec des associations et en employant souvent des projections en vidéo, dans les salles de cinéma et d’autres lieux, à Paris et en province. Certains organisent des débats, d’autres ont trouvé des situations qui facilitent la discussion spontanée.

Si tous les documentaristes ne reconnaissent pas la parenté entre le documentaire et le cinéma expérimental, ni l’héritage de celui-ci dans l’art-vidéo, plusieurs démarches de programmation font le rapprochement.

Aux États-Unis on avait espéré que les média alternatives, – celles qui soulèvent des questions difficiles, celles qui proposent de nouvelles écritures – pourraient se développer grâce à la diffusion par voie hertzienne en accès libre, par satellite ou câble, ou en vidéo cassette. Il faut reconnaître que les résultats, pour l’instant, ne sont pas vraiment encourageants. Le développement de ces autres formes de diffusion a rendu plus coûteux en temps, en énergie et en argent, l’effort nécessaire pour qu’un film non soutenu par les médias de masse trouve son public. En fait, la situation est devenue grave malgré les efforts de plusieurs organismes qui ont essayé d’enrayer ce phénomène de concentration, en subventionnant des études, des publications, des banques de données, des centres de ressources.

Ici en Europe, si l’on s’inquiète du phénomène, on est divisé sur les mesures à prendre. Il est intéressant de soutenir une pluralité d’initiatives associatives, mais est-il possible d’exiger qu’elles assurent, avec des structures plus réduites et plus fragiles, les fonctions autrefois assurées par des services publics. Allons-nous suivre l’exemple du système britannique, dans lequel les activités des services publics sont privatisées, réparties en plusieurs structures et mises en concurrence entre elles pour recevoir des fonds publics, selon leur capacité à démontrer leur rentabilité ?

En même temps qu’on parle du développement des techniques d’archivage, de reproduction et de transmission des images, la dure réalité est que beaucoup de fonds précieux en documents audio, photos, films et vidéos sont actuellement en péril, faute de moyens consacrés à leur reproduction et conservation.

Si nous ne voulons pas nous retrouver devant la disparition de la création indépendante et devant l’impossibilité d’accéder aux films non repris par des éditeurs de VHS, CDI et CD-ROM, nous avons besoin de développer des réseaux de diffusion non-commerciale. Le poids de ces fonds permanents, bibliothèques publiques et autres centres de documentation, sera décisif dans les années à venir. Comme pour le cas des livres, revues, et disques, il est important que le public ait un choix d’œuvres et pas seulement les titres qu’il trouve déjà dans les grandes surfaces ou bénéficiant d’une publicité par les médias. Il s’agit en partie des moyens, en temps et en argent, mis à la disposition des bibliothécaires, et des enseignants. Ce sont des acteurs qui œuvrent pour que la culture ne soit pas une marchandise réservée à ceux qui « ont les moyens ». Trois articles nous font connaître les questions qui se posent les bibliothécaires et les enseignants, ainsi que les modalités possibles pour leur proposer des films.

En Ardèche le vieux projet d’un centre de ressources, va peut-être enfin voir le jour avec comme première animation un forum pour les bibliothécaires. Le Cinéma du Réel aussi a été créé comme moyen de présenter le fonds audiovisuel de la nouvelle Bibliothèque Publique d’Information à Paris. Les festivals ont toujours joué un rôle critique en faisant connaître les œuvres. Une discussion entre anciens membres de jury nous révèle de la difficulté de trouver des critères pour expliciter un choix. Dans ce contexte, il faut voir un rayon de soleil à Marseille dans le fait qu’un film fort, original, personnel, un vrai documentaire de création, que beaucoup diraient « difficile », de Ralf Zöller, Les Images d’ailleurs, a reçu le prix décerné par le public. Que les programmateurs de télévision prennent note !

Nous publions un entretien d’Eckart Stein accordé en 1992 qui semble particulièrement prémonitoire. La télévision occupe toujours une place dominante dans la production et la diffusion du documentaire ; la transcription du débat à Marseille nous démontre que la présence de cette forme fondatrice du cinéma vivant dans les grilles de programmes est l’enjeu d’une bataille en cours. Introduit par Jean-Louis Comolli, le manifeste d’ADDOC représente un appel à nous regrouper dans ce sens.

En conclusion, nous avons voulu terminer ce numéro avec quelques réflexions historiques.

Michael Chanan retrace l’évolution de la technologie en vidéo. Si chaque progrès accroît le potentiel pour un échange plus démocratique d’idées, ce potentiel est aussitôt bloqué par le système en place et chaque fois une volonté accrue est nécessaire pour que cette démocratisation puisse se réaliser.

Jeffrey Ruoff rappelle l’importance de la fin des monopoles aux États-Unis dans le développement du cinéma documentaire, expérimental et fiction indépendante, ainsi que dans la découverte du documentaire dans les deux sens à travers ses frontières.

Ici en Europe, plusieurs initiatives vont être nécessaires et pourront se compléter :

  1. Pour qu’un public puisse connaître des créations cinématographiques et audiovisuelles sortant du moule habituel, aussi bien des recherches d’écriture, que des prises de parole nécessaires au fonctionnement de la démocratie. Que le public puisse développer un regard critique envers les média de masse et de cette masse de média.
  2. Pour que les animateurs des festivals, des fonds permanents, de l’enseignement et des associations culturelles et sociaux aient les moyens d’organiser ces rencontres des œuvres, des auteurs et du public, ces confrontations de regards.
  3. Pour que les diffuseurs du secteur public et privé sachent que le public apprécie ces œuvres et qu’ils doivent aussi participer à leur création et diffusion.
  4. Pour qu’il existe de multiples fonds décentralisés et de réseaux permettant le prêt entre différents fonds, qui pourront recevoir, conserver et tenir à la disposition des professionnels, des animateurs culturels et du public un grand choix d’œuvres. Ce patrimoine audio-visuel et le droit d’y avoir accès, est un droit fondamental pour la société.

Des communautés se forment actuellement autour de ces désirs. Il faut inventer d’autres moyens de soutenir la production des films que nous aimons – parce qu’ils nous apportent quelque chose de beau, d’important, qui nous émerveille, qui nous inspire.


  • Les images d’ailleurs (Bilder von anderswo)
    1994 | 1h31
    Réalisation : Ralf Zöller
  • The Store
    1983 | États-Unis | 1h58 | 16 mm
    Réalisation : Frederick Wiseman
    Production : Frederick Wiseman

Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 5, 3e trimestre 1994)