Ce film a été primé au festival Vue sur les docs à Marseille en juin 1994 et ensuite a été l’objet de ce débat lors des États Généraux du documentaire à Lussas, en août 1994.
François Manceaux : Bienvenue à cette « étude de cas » consacrée à Tales from a Hard City de Kim Flitcroft et qui réunit, à part le réalisateur, Jacques Bidou, producteur délégué, Alex Usborne, co-producteur anglais et Thierry Garrel. Kim, peux-tu nous parler de la genèse de ce film, pourquoi Sheffield, comment Sheffield, comment l’histoire a-t-elle commencé ?
Kim Flitcroft : Alex et moi avions fait deux courts métrages à Sheffield auparavant. Alex est originaire de Sheffield et c’est une ville qu’il aime beaucoup. Et moi, j’ai appris à me sentir bien dans cette ville lors du tournage de ces deux films. Pendant un moment Alex a cherché de l’argent pour faire un film sur la ville où nous suivrions six habitants de la ville, et nous ferions un montage sur la gamme sociale représentée par ces personnages : d’un SDF à un politicien ou un homme d’affaires important à Sheffield.
Or, quand nous avons commencé à travailler, cette idée-là n’a pas marché. Nous n’avons pas trouvé les personnages que nous voulions. Mais nous avons fait la connaissance d’autres personnes à Sheffield qui nous donnaient envie de les filmer. Et nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un autre sujet intéressant qui apparaissait : les chômeurs qui créent des stratégies inhabituelles pour survivre. Donc on a suivi le cours de cette idée-là, et heureusement, à cause du type de production qui soutenait le film, nous avons pu changer de direction, changer de film. J’aime beaucoup, en tant que cinéaste, pouvoir faire cela. C’est beaucoup plus intéressant pour moi de suivre le développement d’un sujet pendant son tournage que d’avoir une thèse ou un programme fixé dès le départ et qu’il faudra prouver.
François Manceaux : Est-ce qu’on peut revenir sur la préparation d’un film qui a la particularité d’être franco-anglais ? Comment un tel projet est-il présenté aux diffuseurs sur le papier, comment obtient-il de l’argent sur ces premières pages d’écriture pour repérer, et comment se marie la coproduction et le partenariat avec les producteurs anglais et français ?
Kim Flitcroft : Comme j’ai dit, le premier projet était pour un film différent, six personnages à Sheffield, qui nous montrent comment ça se passe dans une ville lorsque le cœur industriel y est arraché.
Alex Usborne : Nous avons commencé à développer cette idée-là après notre deuxième court métrage à propos des boxeurs en 1991. À l’est de Sheffield il y a une large vallée plate où, quand j’étais enfant, j’adorais traîner. C’était là que se trouvaient toutes les aciéries. Enfant, on allait là-bas, et on ouvrait les portes des hangars énormes, on voyait des flammes jaillir, les silhouettes des hommes. Les aciéries fonctionnaient 24 heures sur 24 et cela m’impressionnait fortement. J’adorais ce lieu. Je savais qui j’étais et d’où je venais — cette vallée. Et quand on travaillait avec les boxeurs, c’était dans un gymnase de boxe à la limite de la vallée. Les aciéries ont disparu très tardivement et très vite à Sheffield, d’une manière très visible, très tangible ; ça m’a touché au cœur, ça a touché au cœur de la ville et nous a poussé à faire un film. Ce fut la première impulsion, à la fin des années quatre-vingts.
François Manceaux : Est-ce que Jacques Bidou peut commenter la préparation du projet, comment le projet a été monté ?
Jacques Bidou : Ce type de film ne se fait pas rapidement, c’est une longue histoire. J’ai connu Alex en 1991 dans une session de EAVE où on était ensemble. J’encadrais un stage de producteurs au niveau européen auquel Alex participait. Il avait une pêche incroyable, terrible. Il disait toujours : « Je veux être un producteur américain », avec une conviction totale. Il est arrivé avec Johnny Fantastic, le portrait d’un boxeur fait par Kim, vraiment un film fantastique, et avec ce projet qui était dans la même lignée, mais qui l’approfondissait. L’idée de départ, c’était de voir cet endroit où la culture de la forge avait créé une espèce de ville mythique de l’acier, et comment, après que tout se soit effondré, les gens essayaient de survivre, les jeunes générations essayaient de s’en sortir. Il y avait plus de personnages, les relations étaient plus complexes, mais tout était écrit. Ainsi, quand Kim dit qu’il a changé de sujet en cours de tournage, ce n’est pas vrai. Il a pu ne pas respecter ce qui était écrit, mais d’une certaine façon je trouve que c’est essentiel dans le documentaire. Autant un projet de documentaire doit être travaillé, écrit, formulé le plus possible, si on doit transgresser à un moment donné le texte parce que la réalité bouscule ce qu’on a écrit, il n’y a pas de problème. C’est un premier point.
Un autre point concerne la relation entre nous : Alex est le producteur de ce film, je ne suis que le co-producteur, c’est lui l’animateur. Je dirais même qu’il a été presque trop producteur. À un moment donné, il a basculé dans le film. Il était tellement dans ce sujet, c’était tellement sa ville, tellement son histoire, qu’il a un rapport parfois trop proche pour pouvoir garder une distance critique, et c’est là où c’est intéressant de coproduire. À l’époque de l’EAVE, je n’avais pas du tout l’intention de coproduire. J’avais l’intention au contraire de le pousser à produire ce film parce qu’il avait d’autres projets — il voulait faire un film d’horreur — pour qu’il puisse affirmer son identité de producteur à partir d’un projet qui le touchait très fort. Quand aujourd’hui, Alex voyage avec Tales from a Hard City, c’est quelque chose qui l’identifie fortement comme producteur, et c’est très important pour l’avenir.
Ensuite, je ne voulais pas le coproduire parce que j’ai toujours défendu la thèse qu’un producteur de documentaire européen est quelqu’un qui va chercher l’argent ailleurs, mais qui n’a pas à partager sa passion avec d’autres co-producteurs en Europe. C’est lui qui va à la Sept, qui va en Allemagne, qui se déplace. Je lui ai dit : je t’organiserai des contacts, je t’aiderai à monter cette coproduction, et c’est ce que j’ai fait. Vous savez qu’un tel dossier a besoin d’être travaillé, adapté, on avait travaillé les images. Il n’y avait pas de financement du tout. J’ai présenté Alex et Kim à Thierry Garrel à Cannes pendant le MIP. Je crois que c’est là que le film a commencé à fonctionner parce que je crois que Garrel a été convaincu. C’était le premier diffuseur sérieusement intéressé — avant Yorkshire Television. Donc c’est intéressant de dire que pour un programme fortement enraciné à Sheffield, le premier diffuseur convaincu était franco-allemand ; c’est Garrel pour la Sept / Arte. C’était ça le démarrage de la production. L’engagement de la Sept a été important, financièrement, et aussi parce qu’immédiatement il couvrait la diffusion en France et en Allemagne.
Donc, pour en finir avec la production, j’ai continué à essayer de soutenir Alex dans sa démarche. Il a convaincu Yorkshire Television, c’est la télévision régionale de Sheffield. J’avais des liens très proches avec Channel Four, donc on a convaincu Channel Four de rentrer. Et jusqu’à cette période-là, l’idée de co-produire n’était pas concrétisée. Je disais à Alex : « Non, ce n’est pas nécessaire, tu n’as pas besoin de moi. Tu peux produire sans moi, tu as des partenaires en Europe. »
Puis à ce moment-là est arrivé le problème plus technique des co-productions, la question d’Eurimage et du CNC. C’est que si on se mettait à 50/50, il était possible d’avoir l’aide du Compte de Soutien et de demander Eurimage. C’est à ce moment-là qu’on s’est dit — on avait très envie quand même, on s’entendait très bien : je co-produis. Je voulais insister sur le fait que la démarche était essentiellement une démarche « Picture Palace » et essentiellement un film qui était animé par Alex dès le départ. Je suis venu à un moment donné parce que c’était nécessaire sur le plan technique.
François Manceaux : Est-ce que Thierry Garrel a demandé une convention de développement ou pas ?
Jacques Bidou : Non. Le dossier était assez convaincant, solide. Il y avait tous ces personnages, il y avait le pays, des images. Il y avait les films précédents, costauds, dont Johnny Fantastic ou Brenda’s Boy, des films forts à montrer. Donc on n’était pas à la phase dite de développement. Le terrain était très repéré. Il fallait passer à la phase de production.
Public : Pour moi, ce qui est très intéressant c’est qu’on a l’impression de voir une fiction. Cependant, j’avais le sentiment de rencontrer des personnages réels, et j’aurais voulu savoir s’il y a eu une canalisation de l’histoire de ces gens ou un total respect des personnes lors du tournage, s’il y a eu une réelle reconstruction du réel, ou si c’est simplement la forme au montage qui a donné cette impression de fiction ?
Kim Flitcroft : Laissez-moi dire quelques mots sur la façon dont le film a été fait. Alex et moi avons décidé que le film se ferait sur une période assez longue, sur huit mois, parce que nous voulions suivre des histoires sur toute une période. Donc on a passé une ou deux semaines à rencontrer des gens, et puis une semaine à les filmer. Et ce qui m’intéresse, c’est de suivre des histoires au moment où elles se passent. Traquer une histoire qui est terminée, interviewer des gens pour savoir « comment c’était » ne m’intéresse pas. Donc, j’ai cherché des modes de tournage qui me permettent de capter des choses au moment où elles se déroulent. C’est une des choses qui donne une sorte de couleur fictionnelle.
La deuxième chose, c’est qu’on a décidé de tourner sur bande et non sur film parce que je voulais pouvoir tourner beaucoup de matière. Il y a un rapport matière tournée/montée très élevé sur ce projet. Et la raison en est que souvent, j’essaie de mettre ma caméra dans un lieu où quelque chose pourrait se passer. Donc on a passé beaucoup de jours, de nombreuses soirées avec une équipe en ne tournant rien. Mais ça s’équilibre d’une certaine manière car de temps en temps nous sommes dans le bon lieu au bon moment quand quelque chose se passe réellement, comme par exemple la rencontre entre Glenn et Wayne.
Troisièmement, quand je filme j’aime essayer d’entrer dans la tête des personnages. C’est particulièrement le cas pour Glenn qui fume, qui prend pas mal de drogues, donc partois 1l y a une séquence où il n’y a que de la musique et des images, c’est peut-être aussi un aspect fictionnel de mon approche.
Et quatrièmement, il y a le montage. Nous avons ici trois à quatre histoires que nous avons montées en parallèle. Donc la structure du film qui se déplace d’une histoire vers une autre est proche d’un modèle fictionnel. C’est proche de la structure d’un feuilleton où on a un personnage, puis un autre, puis on revient. Cela donne aussi au film une sorte de couleur fictionnelle.
Mais comme j’ai dit tout à l’heure, j’aime faire des films qui changent quand je les fais. J’aime les inventer au fur et mesure qu’on les tourne. Il n’y a rien d’écrit, ni d’organisé, nous essayons de faire des hypothèses sur ce qui pourrait se passer, puis on tente de les filmer.
Public : Parfois on a l’impression que c’est tourné à deux caméras.
Kim Flitcroft : C’est toujours à une seule caméra, mais quand ils sont dans le bar karaoké et il y a des images qui viennent d’une télé, ce n’était pas possible de les avoir toutes au même moment. Certaines ont été prises plus tard. Sinon, tout a été tourné à une caméra.
Public : J’ai trouvé ce film épatant, ça m’a donné beaucoup de plaisir. Je ne pensais pas possible d’obtenir autant de naturel, d’abandon de la part des personnages en présence d’une équipe complète. J’aimerais savoir comment vous avez réussi, avec une équipe complète et des éclairages, à obtenir autant de naturel.
Kim Flitcroft : Je crois qu’il y a deux points. D’abord avec ce genre de film, je choisis les gens qui, je pense, vont pouvoir accepter la présence d’une équipe. Donc, je dois choisir des gens qui sont, jusqu’à un certain point, assez solides.
On ne peut pas faire ce genre de film avec tout le monde. Ce n’est pas possible.
L’autre chose c’est que si on tourne sur huit mois, ils s’habituent, Ils s’accoutument à votre présence. Ce n’est pas qu’ils oublient que vous êtes là, c’est qu’ils savent que, certains jours, l’équipe va être là.
Une autre raison pour laquelle j’ai besoin de filmer des gens assez solides, c’est que parfois, je veux les filmer dans des situations assez intimes, en présence d’une ou peut-être de deux personnes. D’autres fois, ils sont dans une grande foule. Mais je veux avoir la possibilité de filmer des choses petites, domestiques, parce qu’elles m’intéressent tout autant.
François Manceaux : J’aimerais profiter de l’arrivée de Thierry Garrel pour lui demander ce qu’il a pensé des propos de Kim sur le fait qu’il aimait bien inventer le propos au fur et mesure du film, comment vous réagissez quand quelqu’un vous amène un film en disant qu’il va inventer le film en le tournant, ou on ne le dit pas ?
Thierry Garrel : Non, on ne le dit pas du tout. Ça serait accréditer l’idée qu’on ferait le cinéma documentaire ou la télévision documentaire comme on peint devant la toile blanche. L’histoire du projet lui-même et des rapports entre Kim, la production et la diffusion dit tout le contraire. Ce qui n’empêche pas que ce qu’il dit sur ce qui se passe pendant le tournage soit vrai.
Pour résumer rapidement l’histoire de la production de notre point de vue, c’est Jacques qui avait rencontré Alex dans le cadre d’EAVE, jeune producteur dynamique avec un jeune réalisateur, à l’époque ils devaient faire ça à deux et très vite, Kim a été seul à tenir le volant, autour d’un projet général. Il y avait quelques notes d’intention, une série de photos de reportage sur Sheffield, pour dire : on va travailler à Sheffield pour chercher les personnages. Et il y avait autant que je me souviens deux projets : Tales from the Night, Tales from the Day. Un film sur les contes du jour, et des contes de la nuit. Nous avons rencontré Alex et Kim, il y a deux ans et demi maintenant, et le travail avec eux, était de dire : il faut faire un seul film, il ne faut pas en faire deux.
Après, il y a eu une nouvelle écriture très nette avec des repérages très précis. Puis, un travail sur le terrain pour repréciser qui seraient les personnages, quels étaient les paris que faisaient Kim quant à l’évolution des personnages. Et d’ailleurs on avait l’arrivée d’un certain nombre des personnages qui n’avaient pas été prévus et d’autres qui se sont perdus en chemin. Il y a différents aspects des réalités à Sheffield, notamment les mutations de cette économie industrielle ravagée, et la remise sur pied d’une industrie de loisirs, tout un aspect « bizness » disons qui, au départ, devait être traité et qui, finalement n’a pas pu être honoré au niveau du tournage. Puis, il y a eu une avancée dans la précision du point de vue que Kim adoptait par rapport à ses personnages : est-ce qu’on est dans ce cinéma où on accompagne des personnages, est-ce qu’on parle avec eux ou pas. Entre temps Bidou est devenu coproducteur avec Alex. Donc au moment où ils commençaient à tourner, il y avait un terrain, des personnages, un certain nombre d’hypothèses de travail par rapport à ces personnages, une structure jour/nuit mais dans un seul objet. Donc il y avait un certain nombre de paramètres qui constituaient les paris de Kim. Ceci pour répondre au mythe de la génération spontanée de l’objet documentaire.
Évidemment, le film documentaire se fait en se tournant. Il n’empêche que, puisqu’on est dans un art qui coûte de l’argent, puisque c’est un travail qui prend du temps, qui implique beaucoup de gens, il est toujours très important, et c’est à cela que nous veillons dans le dialogue à trois entre les auteurs, les producteurs et les diffuseurs, de donner les meilleures conditions à la fois d’économie financière mais aussi d’économie artistique, pour qu’on sache le plus précisément possible quelle est la visée, et qu’on ait une chance ou deux d’y arriver. Évidemment dans la réalité du tournage du film, ça dérive. Heureusement, je dirais. Sinon, si on avait des scénarios qui racontent des films, pourquoi les ferait-on ?
François Manceaux : C’est le genre de pari à risques que vous n’avez pas la réputation de prendre, quand même ? C’est exceptionnel, non ?
Thierry Garrel : Non, non, j’ai le sentiment qu’on en prend très, très souvent. Ce qu’on ne pratique pas c’est les cartes blanches. Si ce qu’on appelle risque c’est le système de cartes blanches, moi je n’ai jamais pratiqué comme ça au niveau de la chaîne. C’est une question de politique éditoriale, de manière de prendre en charge ce travail de gérer un budget et de fixer des objectifs de programme. C’est vrai qu’on a connu des systèmes de télévision, de production à la maison, où soit chaque plan était déjà complètement écrit, soit — banco, il est sympathique, on y va… Nous essayons, et c’est comme ça qu’on rend les documentaires meilleurs aussi, ce qui ne veut pas dire que parfois les erreurs ne se produisent pas, mais en tout cas, nous essayons à l’intérieur d’un dialogue dit triangulaire — producteur, équipe de création, diffuseur — de préciser les paramètres de l’exercice. Ce n’est pas réduire le risque dans le sens où on aurait peur, on voudrait gagner à tous les coups.
C’est au contraire, parce qu’on veut aller dans des terres vierges. Et le projet de Kim même s’il s’inscrit dans toute une filiation du direct, l’enjeu de Kim, flirtant presque avec la fiction, sans qu’il y ait aucune manipulation, était une exploration dans une voie nouvelle. Le risque est là. Ça me surprenait d’ailleurs qu’on s’étonne de cette proximité avec les personnages réels en compagnie d’une équipe de cinéma alors qu’on sait faire cela depuis Leacock quand même, ça fait une trentaine d’années qu’on l’a pratiqué.
Et on essaie toujours de vérifier l’ensemble des éléments, les hypothèses de travail qui s’avèrent justes ou fausses, avant de se mettre à tourner. Ensuite dans les phases de tournage, le producteur veille de très près, tandis que nous veillons d’un peu plus loin, en deuxième ligne. Nous faisons des visionnages à mi-course pour voir comment les hypothèses se vérifient ou non, comment une chose à laquelle avait rêvé Kim par rapport à un personnage fonctionne ou pas. I y a ce dialogue-là et cela me semble non seulement normal et légitime, mais le seul gage d’avoir une chance supplémentaire de faire vraiment du nouveau, et vraiment des films qui dérangent.
François Manceaux : Qu’est-ce qui vous a le plus séduit, Sheffield, le sujet ou la démarche cinématographique ?
Thierry Garrel : C’est les trois. Sheffield comme sujet de société intéressant, l’attitude qu’avait Kim, et Alex comme jeune producteur qui y croyait. C’était le rapport entre les trois. Et le fait de se dire : tiens il y a là une configuration qui a une chance d’aboutir à quelque chose de fort. Alors après, on a ajouté des forces. Quand vous dites prise de risques, d’emblée on a inscrit le projet dans le cadre du « Grand Format ». Il fera une heure et demie s’il le faut, une heure quinze, ou quarante, ce sera un grand film. « Grand Format », c’est vrai au niveau de la production documentaire de la Sept, la Sept/Arte et Arte, c’est le cadre dans lequel on fait les paris les plus grands, là où on est dans des œuvres singulières. Donc, à cet égard, oui, on a plutôt pris plus de risques que dans des films d’une durée plus standardisée, c’est cela même l’objet d’un « Grand format ».
François Manceaux : Vous l’inscrivez dans un cadre d’une chronique, d’un récit, d’un portrait d’une ville ?
Thierry Garrel : Au niveau de l’identité ? On utilise ces terminologies entre nous pour bien comprendre ce que veut l’autre, parce qu’en l’occurrence l’auteur a une certaine appréhension des choses, et on les utilise pour être sûr qu’on parle de la même chose dans l’idée qu’on se fait. Mais la catégorie en soi à mon avis n’a pas le moindre intérêt. C’est un film, c’est tout. Et c’est peut-être la philosophie générale de « Grand Format ». On mise sur le caractère unique du film par rapport au caractère répétitif d’une émission, du débat sur la connaissance par exemple, où, au contraire, on parle de dispositifs qu’on élabore qui sont répétables. Là on est du côté de l’objet unique. Comment est-ce qu’on le ressent ? Certains le ressentent comme une fiction, pour d’autres c’est du cinéma direct, un troisième dirait que c’est des portraits. Ça ne me semble pas vraiment pertinent.
Question : Je voudrais revenir à ce que disait Kim tout à l’heure par rapport à la méthode de tournage et notamment la façon dont vous avez choisi et suivi les histoires. Prenons un exemple très simple, Paul veut se faire sponsoriser une voiture et, ensuite, nous révèle qu’il doit passer son permis. Est-ce que ça provient d’un tournage intensif et du fait que vous suivez Paul quotidiennement et que, après ça, en voyant les rushes, vous vous dîtes : « Tiens, j’ai la matière pour raconter cette histoire ? » Ou est-ce que c’était très déterminé, préparé ? Vous aviez décidé de raconter cette histoire et par exemple Paul vous prévenait en disant : « Demain j’ai un rendez-vous avec un autre concessionnaire automobile, puis je vais voir quelqu’un pour passer mon permis ».
Kim Flitcroft : Nous parlions avec Paul pratiquement tous les jours, découvrant ce qu’il allait faire. On filmait des parties de cette histoire-là Avec lui, nous avons tourné je ne sais pas combien d’autres scènes qui ne sont pas dans le film, mais nous en avons tourné beaucoup. J’ai hésité assez longtemps à son propos en tant que personnage. Il résiste à toute discussion sur sa famille, ou sur sa vie privée. Donc cela a pris du temps avant que je sois sûr qu’il était un personnage intéressant à filmer. Et il y a eu d’autres personnages que nous avions filmés et avec qui, à la fin, nous avons décidé de ne pas continuer. On ne peut jamais être sûr que le travail avec un personnage va marcher.
Thierry Garrel : Juste une remarque pour continuer, derrière cette dernière réflexion, il y a une question qui actuellement est soulevée dans un certain nombre de films documentaires : est-ce que le temps suffit à faire de la fiction ? C’est-à-dire, en partant de l’idée que les gens réels que l’on suit ont une vie, est-ce qu’il suffit de filmer longtemps, de suivre l’ensemble du processus, et ensuite en ayant tout couvert, de découvrir qu’au sixième mois il rencontre la femme de sa vie, au douzième mois il se casse une jambe, et ensuite on reconstituerait en les serrant une espèce de parcours comme dans la fiction ? Il y aurait une espèce de fantasme de re-maîtriser la réalité en la couvrant dans la longueur en quelque sorte. Effectivement c’est un problème qu’on retrouve dans beaucoup de projets ces dernières années. Et cela a été thématisé même à Lussas, le temps, le facteur temps. Quel rapport y a-t-il entre le facteur temps et le réel, d’un côté, et la capacité de construire des personnages comme la fiction de l’autre ?
Kim Flitcroft : Bien sûr il ne suffit pas de simplement suivre quelqu’un. Et à la fin, je choisis un personnage parce que je pense qu’il y a des choses très intéressantes à dire en le filmant. À la fin, j’ai décidé que ce n’était pas nécessaire de connaître sa famille. Il y a d’autres personnages dont on connaît la vie familiale. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose de spécial dans la vie de Paul. Il présentait une sorte d’image de réussite à Sheffield, en même temps qu’il n’avait absolument pas d’argent. Et sur la simple force de sa personnalité, il pouvait susciter beaucoup de respect. C’était la raison de tourner avec lui.
Juste un point sur le fait de filmer longtemps, c’est étrange parce qu’en fait, on ne s’arrête que quand il n’y a plus d’argent. J’aurais pu continuer à filmer avec tous ces personnages parce que, depuis lors, des choses très intéressantes sont arrivées à tout le monde. Paul a décroché des rôles dans des drames télévisuels. Il n’a pas fait une vraie percée en tant que comédien, mais il va dans ce sens. Glenn a été en prison — je suis sûr que ce ne sera pas une surprise. Sarah a décidé de retourner à sa vie avec son fils Léon, elle n’a plus rien à voir avec Wayne. Et Wayne ouvre de nouvelles entreprises et boîtes de nuit à travers le nord de l’Angleterre. L’histoire continue. Une fois que vous avez le personnage, vous pouvez continuer avec lui pendant longtemps. Mais en grande partie, il s’agit de choisir des personnages qui ont, vous le pensez, quelque chose à dire. Même si mon intérêt premier c’est de suivre des histoires, et de faire une sorte de divertissement, évidemment je choisis des personnages et des histoires qui ont un intérêt plus général et une pertinence politique.
Public : À propos de la connivence avec les personnages, et du caractère aléatoire du tournage, est-ce qu’on peut savoir plus de détails sur la façon dont le tournage a été organisé ?
Kim Flitcroft : Nous n’avions pas une équipe tout le temps, donc je ne pouvais pas filmer quand je voulais. Il y a eu une période où j’avais une Betacam à côté de mon lit, l’idée étant que je pouvais partir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Ça a échoué parce que je ne suis pas un bon opérateur, et je préfère travailler avec une équipe plutôt que de faire les choses moi-même. Donc nous avons décidé d’avoir une équipe sur place pour des périodes, si cela était possible, d’une semaine, c’est plus économique, ou parfois pour deux ou trois jours. Nous trouvions des choses que, nous le savions, devaient arriver, et nous les filmions. Sinon, pendant qu’on filmait, on discutait avec les autres personnages, découvrant ce qu’ils allaient faire plus tard pendant la journée ou le jour prochain. Parfois on avait l’équipe et rien ne se passait, nécessairement le tournage n’était pas structuré, et donc pas très économique.
Je ne sais pas ce qui se passe en France, mais en Grande-Bretagne, quand vous faites un documentaire, vous avez très peu de ressources en termes d’argent et de temps. Traditionnellement, pour un film de 80 minutes, on peut avoir 20 jours de tournage, donc il faut avoir une assez grande certitude que chaque jour va vous donner 4 ou 5 minutes de matière montée. Et ce que cela veut dire, c’est qu’on ne peut faire qu’un certain type de film, qui est le film où tu sais exactement ce que tu vas avoir à l’avance, et puis tu sors pour le chercher. Alex et moi avions voulu créer un environnement différent pour ce film, où nous pouvions travailler différemment. Donc, nous avons organisé notre budget de manière différente. Nous avons économisé sur certains secteurs, il n’y avait pas de chercheur ou documentaliste, c’est Alex et moi qui avons fait la recherche. Nous savions que l’élément le plus important pour nous était le temps pour faire le film, et le temps pour pouvoir changer de direction. Parfois on avait l’équipe et on ne tournait rien de la journée, parce qu’il n’y avait rien à tourner.
François Manceaux : Je voulais demander à Kim comment on peut faire un film de société, si on ne veut pas mettre en avant un point de vue politique.
Kim Flitcroft : Je pense qu’il s’agit de déterminer le point de départ. J’ai commencé en voulant faire un film qui serait d’abord un divertissement. Et c’est un film dont le sujet consiste en un certain nombre d’histoires à raconter. Et j’espère que lorsque je raconte ces histoires, je dis des choses qui ont une pertinence politique. Ce n’est ni mon goût, ni mon style de démarrer en voulant apporter la preuve à des idées politiques.
Public : J’ai compris qu’au début, la part accordée à la ville de Sheffield était très importante dans le projet, notamment pour le producteur britannique, et je voudrais savoir comment cette part s’est réduite tout de même beaucoup, et comment les différents interlocuteurs qui se sont mis d’accord au départ ont ressenti cette perte.
Alex Usborne : Je pense que Sheffield est très présent dans le film ; j’aurais bien aimé en voir un peu plus, mais il y a beaucoup de Sheffield. Cela a été une lutte à long terme.
Kim Flitcroft : Ça dépend comment on définit le caractère d’une ville, d’un peuple, d’une culture. Pour moi, il s’agit de la manière dont les gens pensent, dont ils parlent, bougent, se comportent. C’est dans ce sens-là que le film est spécifiquement à propos de Sheffield.
Vers le début, nous avons filmé pas mal de matière avec une organisation dans Sheffield qui était en train de redévelopper la ville. La Corporation pour le Développement de Sheffield qui essaie d’attirer des investissements économiques dans la région. J’ai parlé avec beaucoup d’hommes d’affaires, et j’ai filmé avec eux. Je leur ai dit que pour faire ce tournage, j’ai besoin de voir le moment où une décision se prend, de voir comment leur société fonctionne. Sinon, le résultat serait un film de promotion. Ils ont dit : oui, oui, vous pouvez faire cela, donc nous sommes allés filmer quelques réunions, et l’on a vu clairement pendant le tournage que les décisions avaient été prises auparavant. Je n’avais pas accès à cet aspect de Sheffield et que j’aurais voulu filmer. C’est une question de personnalité. J’ai fait des films avec des hommes d’affaires auparavant. J’aime faire des films avec des hommes d’affaires, parfois ils peuvent être ouverts et aimer le processus du tournage. Ici, il s’agissait de gens à Sheffield qui n’aimaient pas ça, donc on ne pouvait pas couvrir cette partie-là du projet initial.
Public : Par rapport au producteur, comment êtes-vous intervenu dans un film où, comme vous l’avez dit, vous avez investi beaucoup au départ ?
Alex Usborne : Pour moi, c’était un film formidable à faire parce qu’il y avait une vraie collaboration. Certainement entre moi-même et Kim, il y a eu un mariage pendant les huit mois de travail sur le terrain. Il y avait des moments quand on avait rendez-vous dans un bar, et on se disait en se voyant : « Mon Dieu, encore toi ! » Mais nous sommes arrivés au bout. Deux ou trois fois par jour, on s’asseyait, on regardait toute la matière. Nous avons quand même fait maintenant 12 films ensemble, donc un bout du chemin. Et cette collaboration a continué avec Jacques et Thierry et tous ceux qui étaient impliqués, nous voulions tous aller dans la même direction. Puis quand on est venu travailler avec Yann Dédet c’était la cerise sur le gâteau.
Jacques Bidou : Il y a deux, trois choses à dire sur la production d’un film comme celui-ci à l’étranger. La première, une évidence, c’est que tout est loin : le tournage est loin, et le montage qui a commencé en Angleterre est loin. Et ceci a des enjeux pour la notion de risque — une notion très importante si on veut être un producteur créatif. Je crois qu’on prend obligatoirement des risques pour faire ce type de film, mais je crois aussi que, dans la période qui précède, on pousse très loin tout ce qui peut nous permettre d’aller dans la maîtrise de ce risque : une discussion approfondie et répétée sur le dossier, la vision des films précédents, l’alliance de deux producteurs un Anglais et un Français, la participation de deux autres diffuseurs. Le fait d’avoir rassemblé trois chaînes, c’est déjà un retour sur l’investissement. Ce sont des gens qui ont décidé ensemble de prendre le risque de faire le film, donc d’analyser un texte, des images, regarder le travail du réalisateur, il y a une sorte d’assemblage des éléments qui fait qu’à un moment donné le film peut prendre le risque d’avancer, et à ce moment-là des risques intéressants, cernés, compris. Ça c’est une chose.
Une autre chose, c’est que, malgré la distance, on reste très près du film. C’est très rare que je sois en situation cinquante-cinquante en termes financiers. En termes de responsabilité de production, Alex était plus responsable sur le terrain. Mais même dans une situation où on est minoritaire et un peu éloigné, on est très près du film. Il y a une chose qui est difficile à suivre, c’est le tournage. Parce que je crois qu’un producteur n’a pas grand-chose à faire dans le quotidien d’un tournage. Je ne parle pas d’Alex, parce qu’il était tellement près que c’était inévitable qu’il soit là. De mon point de vue de producteur, quand on a pris des décisions, quand on a décidé de parier sur un projet, un réalisateur, un dossier, on n’a rien à faire sur le tournage. Ou si on doit y être, c’est qu’on s’est trompé quelque part.
Bien sûr, on s’est informé tout le temps, avec énormément d’angoisse pendant le tournage parce que le tournage s’est cherché tout le temps. C’est un tournage long, où on a changé de format en cours de route, on a commencé en film, on a continué en vidéo, on a transféré la vidéo en film pour monter en 16, on avait une espèce de système tout à fait particulier de tournage et de support. Ces modifications-là ont fait que le temps passé, les modifications de personnages, les échecs, je les ai suivis d’un peu loin, mais je les ai suivis en permanence. Et Alex les a vécus comme il dit, comme un mariage, pendant plusieurs mois, au quotidien.
Ensuite, au niveau du montage, qui était à l’étranger, on avait décidé avec Thierry d’aller ensemble à toutes les phases de montage importantes : un visionnage de rushes nettoyés, donc voir des extraits d’heures, parler de structure, parler de ce qui fonctionnait, de ce qui ne fonctionnait pas avec les autres co-producteurs anglais. Ensuite on est revenu à plusieurs reprises. Et c’est là où c’est très important de parler de la collaboration entre plusieurs producteurs. Parce qu’à un moment donné, après une série de visionnages, on s’est retrouvé dans la situation où il y a eu épuisement de l’équipe, du noyau dur de l’équipe. C’est-à-dire quand on est face à des matières complexes et longues, difficiles à construire comme celles-là, quand il faut trouver le rythme d’ensemble, il y a épuisement successif des principaux membres de l’équipe. Ça commence en général par le monteur, qui a un moment donné sature, réellement. Il y a des effets de saturation sur des matériaux comme ceux-là, et ça continue par la perte de distance critique de la part du réalisateur et du producteur qui ont le nez dedans. Et c’est là, avec Thierry, où on a joué un rôle, celui d’avoir encore de la distance critique, d’être capables de donner une aide au film, d’être de véritables partenaires. Mais ceci n’était possible qu’à la condition d’aller dans le sens du film, d’aller dans le sens de la matière.
Et il y a eu de petits conflits très intéressants au cours du film entre Kim, Alex et nous, parce qu’Alex, parfois par la contrainte de ses relations avec les diffuseurs anglais, avaient envie de pousser le film dans un sens plus clip, plus sophistiqué, plus vendeur. Il avait une angoisse face à la télévision de Sheffield, face à Channel Four, d’être le plus « vendeur » possible. Et c’est là que l’avantage de la distance joue, c’est-à-dire la capacité de dire : non, si ce film ne respecte pas le travail de Kim, ne respecte pas cette matière, on va le briser. Le film était à des moments donnés véritablement en danger. Il faut savoir qu’il y a des phases de montage — en plus le montage a duré très longtemps — où le film a été en danger, où il a été dans une phase difficile. Et c’est là où on est intervenu pour changer de monteur. On a demandé à un monteur français de fiction, Yann Dédet, de reprendre le montage, totalement en accord avec le monteur anglais, et en accord aussi avec le désir de Kim de quelqu’un de neuf qui pourrait concrétiser techniquement les arguments qu’on était en train de formuler. Cela a duré deux semaines. Yann a repris le film, il a reformulé la structure, pas beaucoup, mais suffisamment pour donner au film ce qu’il est maintenant : sa structure avec ce point très délicat de fiction que vous avez remarqué. Il y a un point de fiction dont il faut sortir, le moment où on arrive à ce point est très délicat dans le film ; avant il venait trop tôt, on n’en sortait pas. Tout ça pour répondre à votre question : on était très, très proche de ce film tout du long. Mais avec la distance suffisante pour pouvoir jouer ce rôle de relais au moment du point de saturation de certains membres de l’équipe qui arrive sur des tournages longs et complexes.
Kim Flitcroft : Je voudrais dire quelque chose sur la coproduction franco-anglaise de mon point de vue. Il a été très intéressant de travailler avec Thierry et Jacques parce qu’ils viennent d’une différente tradition de documentaire que la tradition britannique. Et comme nous le savons, en France vous avez un cinéma beaucoup plus développé que nous en Grande-Bretagne. Pendant le montage, il y avait quelques pressions qui nous venaient des diffuseurs anglais qui voulaient que le film soit très rapide, qu’il bouge rapidement d’un personnage à un autre. Je n’étais jamais très heureux à cette idée, je croyais qu’il fallait du temps pour développer les choses. Et quand on est arrivé à ce point d’épuisement dont parle Jacques, après plusieurs mois de montage, quand vous en avez marre de ce foutu film et vous n’en voulez plus jamais voir une seule image, il y avait cette suggestion de travailler avec Yann Dédet. D’un côté je pensais : est-ce que je veux faire tripoter mon film par un inconnu, mais en même temps je pensais : quiconque y faisant n’importe quoi ne pourra que l’améliorer. Et ce qui était très intéressant quand on a commencé à monter avec Yann, c’est qu’il l’a ralenti, il nous a tenu avec un personnage pendant peut-être cinq minutes, plutôt que deux minutes. Ce qui veut dire que les personnages se rapprochent du public. Il y avait une sorte de structure en développement.
Thierry Garrel : Juste une remarque par rapport à cette histoire franco-anglaise qui rejoint la question dont on parlait tout à l’heure. Dans le projet même de Kim et dans ce que j’ai vu des quelques films qu’il avait faits avant, il y avait en germe un style tout à fait singulier. Confronté aux diffuseurs anglais, la demande a été plutôt d’une normalisation par l’accélération des rythmes, par le montage rapide, alors que dès le départ c’était cette singularité-là même qui nous intéressait à Arte, parce qu’on cherche la diversité des sensibilités européennes. Or la consécration par rapport au film, et par rapport au fait qu’il a trouvé sa propre écriture à lui, singulière, c’était à Marseille quand l’acheteuse de la chaîne ABC d’Australie a dit : « It doesn’t look like an English documentary ». Elle était très intéressée parce que justement ça n’avait pas l’air d’un documentaire anglais. Et donc, on lui a raconté le processus de production.
En fait il s’agit du risque d’une standardisation par le professionnalisme. Les documentaires anglais sont implacables de professionnalisme, mais très souvent ils sont construits sur le même moule. Les Forty Minutes sont exceptionnels de professionnalisme, mais ils se ressemblent tous, et ils se ressemblent dans une efficacité du montage, dans cette ré-écriture par le montage de la matière particulière d’un tournage, qui prend des recettes connues et fait tout passer dans le même moule. C’est la raison pour laquelle dans la dernière phase, lors du énième visionnage, on s’est dit : non, ce n’est pas possible. Il y avait à la fois un problème de durée du film — étrangement il était beaucoup plus long que ça. On l’a ralenti mais on l’a raccourci : il faisait une heure trente-cinq. On s’est dit : il faut chercher un autre monteur. On a pensé à Yann Dédet.
Le mouvement a été à la fois de réduire le film, parce que maintenant il ne fait qu’une heure un quart, et à la fois de le ralentir, puisqu’on a des séquences plus longues, donc de retrouver la vérité du tournage de Kim, la singularité de cette relation cinématographique avec des personnages vrais. Et puis, ça c’est le professionnalisme par ailleurs de Yann Dédet, il a trouvé des solutions évidentes. Par exemple pendant le montage, à chaque visionnage, on avait un problème pour comprendre les rapports entre Glenn et sa mère. Avec son regard frais, il est venu en disant : pourquoi est-ce que vous vous embêtez à faire comme ça, alors que si on fait à l’envers, non seulement ça va être clair, mais en plus cette autre séquence, on n’en a plus besoin et le film reprend un rythme qui correspond au style, donc à l’idée première de Kim. Finalement on a retrouvé une plus grande vérité là où dans la tentative de l’accélérer, le film se perdait.
Public : Deux questions pour Kim. D’abord, effectivement, même si Tales From a Hard City décrit un monde assez dur, il arrive plutôt des choses bien à ces personnages, et je voulais savoir si ça correspondait à une intention au départ, ou si ça faisait partie des choses qui se donnaient en cours de route. Ensuite, on a un peu parlé des difficultés dues à l’énormité de la matière dans la construction, mais je voudrais savoir comment vous avez fait pour entamer ce montage, si vous aviez une méthode précise ou si vous vous êtes assis pour tout regarder, sortir ce qui vous convenait ? Comment avez-vous fait pour maîtriser une telle masse ?
Kim Flitcroft : Concernant la première question, je ne faisais pas un film à propos du chômage. Ce qui veut dire que je n’avais pas des choses précises à dire à propos de la politique et du chômage. Je faisais un film à propos de gens qui étaient en chômage et qui menaient leurs vies, et je suivais leurs histoires. Dans ce processus-là, j’espère que des choses se disent à propos du chômage. J’étais intéressé par l’écriture d’une équation avec Glenn. Voici quelqu’un qui dispose de £31 par semaine (300 francs), s’il vole encore £70, il aura £100 par semaine, il a assez d’herbe à fumer, assez d’argent pour s’amuser et aider d’autres personnes aussi. Je pensais que c’était intéressant de montrer cela. Il n’était pas quelqu’un qui sortait pour voler des milliers de livres, il volait peu de choses pour continuer à vivre. Il y a des dizaines de milliers de jeunes gens comme Glenn, donc j’étais intéressé à le filmer, parce que normalement quand on filme quelqu’un comme lui, on le voit soit comme victime du chômage, soit comme un criminel. Cela ne m’intéressait pas, parce que mon point de départ n’était pas une thèse politique.
Concernant la deuxième partie de votre question, je crois qu’on avait cinquante heures de rushes, beaucoup de matière. Je dois admettre qu’il y avait des images que j’ai regardées en accéléré. Nous avons filmé plus de personnages que nous n’avons gardé dans le film, donc on a pris la décision assez tôt d’en laisser tomber quelques-uns. Donc ça a limité un peu. Évidemment quand je filme, je sais ce qui me semble fonctionner, je vais d’abord à cette séquence-là, je commence à travailler avec ça, puis je regarde autour d’autres éléments. Comme on tournait en vidéo pour monter sur pellicule, nous devions sélectionner la matière à transférer, parce que le transfert coûtait de l’argent. Nous avons choisi cette méthode parce qu’on savait qu’on voulait monter pendant longtemps, que ce ne serait pas possible de monter directement en vidéo, et des montages longs sur Avid sont hors de prix. Toutes ces choses ont contribué au fait que c’était un montage long et ardu.
Public : J’ai une question par rapport au contrat qui peut vous lier aux personnages que vous avez choisis, et à propos de leur intérêt à se laisser filmer dans ce projet. Je pense surtout au personnage du producteur qui, lui, se laisse filmer organisant des choses un peu glauques, un peu limite. Quel est son intérêt ? Est-ce qu’il l’a dit ? Il y a aussi celui qui vole dans la bande. Est-ce que ça le valorise et comment ? Celui qui veut être acteur, c’est plus simple à comprendre. J’imagine que le fait d’être accompagné d’une caméra lui a donné de l’importance. Pourquoi les autres ont-ils accepté ?
Kim Flitcroft : C’est difficile de savoir parfois pourquoi les gens veulent être dans un documentaire. Je ne voudrais pas être le sujet d’un film documentaire. Ce que j’essaie de faire c’est d’être aussi clair que possible avec les gens que je filme en expliquant ce qui m’intéresse dans leur situation. Donc avec Glenn, je lui parlais de cette équation dont j’ai parlé. Avec Paul, je lui ai dit que j’étais intéressé par sa manière très inhabituelle de vivre sa vie. Avec Wayne, on a parlé de filmer quelqu’un qui n’était pas entrepreneur, mais qui apparemment contrôlait la vie des autres. I| savait qu’il pourrait donner une image de quelqu’un un peu filou, mais il aime ça, c’est comme ça qu’il veut que les gens le voient. Avec Sarah, ce qui nous intéressait c’était son rapport avec Léon, son fils, et aussi, non pas son ambition, mais sa volonté pendant un moment de devenir danseuse. Donc c’est plus facile si je dis ce qui m’intéresse à propos des vies de ces gens, ils voient ce que je fais, et ils peuvent décider si ça les intéresse ou pas.
Filmer les gens, est-ce que ça peut avoir un effet sur eux ? Bien sûr, c’est possible. Je ne crois pas que ça a eu beaucoup d’impact sur Wayne, cela a certainement eu un effet sur Glenn. Et quelque chose que j’ai trouvé intéressant pendant le tournage c’est que les gens s’intéressent au processus du tournage. Glenn, par exemple, habite un quartier — Wyburn — où le chômage doit être entre 50 et 70% : personne ne travaille. Tout le monde mène une vie difficile sans argent ou ils trouvent d’autres moyens pour en avoir. Et lui, il a vu ces gens arriver faire le tournage, qui ont des boulots, qui aiment ce qu’ils font, ça l’a fait réfléchir un peu différemment à propos de sa propre vie. Je ne pense pas qu’à la fin, ça lui ait donné plus de prestige parmi ses amis, parce que beaucoup d’entre eux étaient impliqués d’une manière ou d’une autre dans le tournage. Tous les gens qui ont vu le film sont contents de la manière dont ils apparaissent.
François Manceaux : Est-ce que le film n’a pas pour les personnages l’effet d’illusion d’un rêve, parce qu’il y a un peu une « happy end » comme dans les films américains ? La danseuse va finir peut-être par réussir, Glenn va peut-être devenir une star, Paul va avoir sa voiture, les choses vont plutôt bien. Est-ce que les acteurs ont vécu le film comme quelque chose qui leur donnait la possibilité de vivre une autre vie ? Est-ce que Paul aurait eu sa voiture s’il n’y avait pas eu la caméra ? Est-ce que tout ça serait arrivé s’il n’y avait pas eu le film pour le construire ?
Kim Flitcroft : Tous ces gens vivent avec des rêves comme la plupart d’entre nous. Je crois que Paul était bien embarqué pour son voyage vers la réussite avant de nous rencontrer, et je ne crois pas que nous avons eu un grand effet sur sa carrière. Et ce que vous dites à propos des rêves est peut-être tout à fait vrai, mais il n’y a pas de solutions faciles à la fin de ce film. Nous ne voyons aucun d’entre eux arriver réellement à percer, nous les voyons sur le chemin. Le film soulève continuellement des questions à propos de ce qui pourrait arriver, mais elles ne trouvent pas nécessairement une résolution parce que nous ne pouvons pas les résoudre. Par exemple lorsque Glenn et Sarah se rencontrent pour la première fois chez Joséphine, et ils semblent s’entendre, elle le touche, je pense : qu’est-ce qui se passe ici ? Est-ce que je vais rentrer chez eux avec l’équipe plus tard dans la soirée ? Mais ça ne s’est pas passé. Et les choses sont comme ça, c’est le hasard, la nature aléatoire et évolutive des choses.
François Manceaux : Et pourquoi le point de vue critique dans le film est-il exprimé par les enfants ?
Kim Flitcroft : Je crois qu’à la fois Léon qui commente le comportement de sa mère, et les enfants de Wayne, sont les seuls personnages du film qui disent la vérité à propos de ce que font leurs parents. C’est ce qui m’a intéressé : les enfants voyaient beaucoup plus clairement la valeur de ce que faisaient leurs parents que les parents eux-mêmes.
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Tales From a Hard City
1994 | Royaume-Uni, France | 1h20 | 16 mm Réalisation : Kim Flitcroft
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 203, 1995)
